Le monde est devenu fou : capture d'écran de l'émission Piers Morgan Uncensored

© Crédits photo : Capture d'écran Talk TV/La Revue des médias.

Une soirée devant Talk TV : « Le monde est devenu fou ! »

Un an après le lancement raté de GB News, au tour de Talk TV d’essayer de se frayer une place dans le paysage audiovisuel britannique. Portée par Rupert Murdoch, la chaîne reprend les codes des tabloïds avec des talk shows visant le « wokisme » et le politiquement correct.

Temps de lecture : 10 min

Si Talk TV n’existait pas, un réalisateur hollywoodien l’aurait inventée. Les graphismes rappellent l’esthétique des super-héros, l’émission star emprunte aux codes des late shows, et le premier invité choc n’est autre que l’ancien président américain Donald Trump… Même l’impeccable brushing du présentateur Tom Newton Dunn « fait » américain. Pour la naissance de sa nouvelle chaîne britannique, lundi 25 avril, le magnat des médias et propriétaire de Fox News Rupert Murdoch a suivi la recette qui a fait le succès de la chaîne américaine. Un soupçon de populisme, un zeste de tabloïds, une pincée de clash et une bonne dose d’anti-« wokisme ». Mantra ? « Le monde est devenu fou ! »

La chaîne débarque alors que la BBC, groupe roi du paysage audiovisuel britannique, fait face à de nombreuses difficultés. Le vénérable groupe public n'a pas bonne presse du côté du Parti conservateur du fait de son coût. « On veut le mettre au pas en lui supprimant la redevance, évoque Jean-Luc Switalski historien spécialiste des médias britanniques. Cela introduirait une grande instabilité dans son modèle économique puisqu’il serait obligé de passer à un modèle d'abonnement. » De quoi réduire considérablement son rayonnement. Dans le même temps, tous les gouvernements conservateurs se plaignent que la chaîne est majoritairement à gauche, quand tous les gouvernements travaillistes répondent qu’elle est trop à droite.

Au-delà de la BBC, Talk TV entend écraser la concurrence, un an après le lancement difficile de l’ultra-conservatrice GB News sur les ondes britanniques. « Talk TV est un clone de GB News. Murdoch entend reprendre pied chez les Britanniques de manière très visible», explique Jean-Luc Switalski. Talk TV a joué son premier gros coup en recrutant Piers Morgan pour son émission phare diffusée à 20 heures. Connu pour ses propos souvent virulents, le présentateur signe ainsi son grand retour après son éjection d’ITV en 2021 pour avoir mis en doute les pensées suicidaires de Meghan Markle. Baptisé « Piers Morgan Uncensored », son show repose sur des discours de célébration de la liberté d’expression et interviews croustillantes de personnalités issues du monde politique, sportif et culturel. Un cocktail people et anti-« woke » qui devrait ravir les lecteurs britanniques de tabloïds. Le soir du lancement, ils étaient en moyenne 317 000 devant leur écran, loin devant les quelque 100 000 spectateurs du show rival de GB News. 

Storytelling au goût de scandale

La chaîne construit sa communication autour de sa vedette. Le 24 avril, la veille du lancement, les communiqués de presse sous forme de bande-annonce se sont accumulés dans les boîtes mails des journalistes du monde entier. Tous renvoyant à cet entretien « explosif » donné par Donald Trump à Piers Morgan. Lequel a fait monter l’attente en détaillant le 20 avril dans le tabloïd The Sun — détenu, lui aussi, par Murdoch — les coulisses de son extraordinaire interview. Le matin du tournage, Morgan attend l’ancien président entre les murs dorés de sa résidence de Palm Beach, en Floride. Un assistant accourt vers lui, le regard inquiet. « Piers, on a un problème. » Le jeune homme lui tend une page A4 sur laquelle s’accumulent des citations. « C’est une liste de tout ce que tu as dit publiquement à propos de Trump sur les deux dernières années. Quelqu’un vient de lui envoyer. Ce n’est pas bon. C’est même très mauvais. » 

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L'interview de Donald Trump dans l'émission « Piers Morgan Uncensored », le 25 avril 2022 sur Talk TV. Crédit photo : capture d'écran Talk TV.

Panique à bord, Donald Trump menace d’annuler l’entretien. Morgan rattrape le coup in extremis. « Ce dossier a été envoyé par une petite fouine perfide qui travaille pour une chaîne peu regardée pour saboter l’interview », dénonce le présentateur en plateau lundi 25 avril, quelques minutes avant la diffusion de l’entretien. Sur l’écran s’affiche une photo de Nigel Farage, son rival de GB News. Un bon storytelling liant clash et mauvaise foi assure toujours des cartons d’audience. « On retrouve souvent ce genre de sales coups dans ce milieu. Morgan est populaire parce qu’il sait comment mettre en scène sa qualité d’ancien rédacteur en chef de tabloïd, commente Jean-Luc Switalski, et comme Murdoch a investi énormément d’argent dans ce personnage, nul doute qu’il l’utilisera pour créer du buzz et du scandale. »

Simple précaution : son émission est écrite à l’avance et les interviews enregistrées et montées.. Pour éviter que son impulsivité ne lui joue des tours ? « L’affaire Meghan Markle l’a remué. Il sait qu’il a cette fâcheuse manie d’aller trop loin. Murdoch veut protéger son investissement », évoque Jean-Luc Switalski. Quitte à ce que Morgan fasse de l’ombre aux autres programmes de la chaîne. 

Absence de décryptages

Car le soir du lancement, le téléspectateur découvre d’abord un journal télévisé. À la présentation, Tom Newton Dunn, une figure peu connue du paysage audiovisuel britannique. Éditorialiste politique sur Times Radio depuis 2020, il a également été rédacteur politique du Sun pendant plus de dix ans. Sur Twitter, lui-même semble s’étonner de son recrutement à la tête du JT. « Tout commence ce soir avec… euh, moi. » Devant un Londres embrumé, le journaliste, visage fermé, déroule le programme, sans un mot d’introduction. Parmi les titres, il évoque l’affaire du rédacteur en chef du Mail on Sunday convoqué par le président de la Chambre des communes pour un article jugé « misogyne et offensant » sur la chef adjointe du parti travailliste Angela Rayner et une plainte contre Facebook suite à la diffusion d’une vidéo d’un Britannique capturé en Ukraine par les forces russes.

Si les sujets semblent choisis pour nourrir la discussion, aucun commentaire n’est fait après leur diffusion. Entre deux actualités, le JT diffuse le témoignage sous forme d’interview de Nicola Palmer, venue dénoncer une remarque misogyne du prince Andrew reçue à l’époque où elle travaillait comme assistante auprès de la famille royale. La jeune femme est en larmes, l’information est exclusive mais là encore, le manque de contextualisation et de décryptage donne une impression d’étrangeté à la scène et rend le témoignage anecdotique.

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Duplex de Piers Morgan dans le JT de Tom Newton Dunn le 25 avril 2022. Crédit photo : capture d'écran Talk TV.

Arrive le débat de la soirée, centré sur la nouvelle fonctionnalité de Google conçue pour bannir les mots politiquement incorrects. La journaliste politique Kate McCann et le leader du parti travailliste Anas Sarwar sont présents en plateau pour commenter cette actualité. On croit le point cancel culture atteint mais les débatteurs font preuve d’un grand esprit d’ouverture. « Changer la culture, c’est changer les comportements problématiques », approuve Sarwar. La journaliste ne le contredit pas, liste des mots qui lui semblent sexistes dans le langage courant. En deux minutes trente, le débat est plié. Tom Newton rappelle les titres. Une breaking news sur le rachat de Twitter par Elon Musk ajoute du piment à son journal, qui se termine par un troisième duplex de Piers Morgan, en direct du studio voisin, pour annoncer « l’interview la plus explosive de l’année ».

Bidonnage 

Enfin, vient l’heure de l’interview de Trump. Morgan arrive en grande forme, accompagné d’un panneau « Trigger warning » (« mise en garde ») clignotant. « Pour toutes les petites fleurs ultrasensibles, offensées en permanence, culturellement éveillées qui se sont accidentellement branchées à la chaîne ce soir… Cette émission va vous TRAUMATISER. » Le ton est donné. Morgan enchaîne en racontant les coulisses de son interview avec Trump puis lance le magnéto. L’interview est une tribune libre pour l’ancien président. Lequel souligne son « très bon » bilan, raconte comment il a « menacé » Vladimir Poutine « comme il n’avait jamais été menacé auparavant », évoque sa possible candidature en 2024… Loin du bruit et de la fureur promis par les multiples bandes-annonces.

Morgan finit par arriver au bout de son émission. « Demain soir, je vous montrerai la fin de l’interview. Une chose est sûre : l’ambiance des dernières minutes était très mauvaise et Trump est reparti de très mauvaise humeur. » Quatre jours plus tôt, un enregistrement obtenu par NBC News décrivait pourtant une toute autre ambiance. Morgan et Trump se seraient remerciés chaleureusement à la fin de l’interview, quand ce dernier s’est levé pour demander aux équipes techniques de couper les caméras. « Un montage a épinglé ce son de Trump sur d’autres images pour donner l’impression qu’il […] se mettait en colère », précise NBC. 

La soirée se ferme sur un talk de débats autour de la cancel culture. À la présentation, Sharon Osbourne, suspendue de CBS en mars 2021, quelques semaines après avoir exprimé son soutien à Piers Morgan, alors débarqué d’ITV pour ses propos sur Meghan Markle. Parmi les sujets abordés sur le plateau ce soir : « La vie est-elle vraiment plus difficile pour les femmes que pour les hommes ? », « Comment réparer la famille royale ? », « Les contrôles policiers rendent-ils nos rues plus sûres ? » Les chroniqueurs rient et débattent dans le calme, sans s’interrompre. Tous les points de vue sont représentés équitablement sur les différents sujets.

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L'un des sujets abordés en plateau le 25 avril 2022 : « La vie est-elle vraiment plus difficile pour les femmes que pour les hommes ? » Crédit photo : capture d'écran Talk TV. 

Talk TV se place ici de façon plus neutre que GB News, malgré les piques lancées çà et là sur les millenials et quelques remarques déplacées d’Osbourne sur le sex-appeal du président Poutine.

« Rien n’est en soi bon ou mauvais, c’est la pensée qui le rend tel », écrivait William Shakespeare dans Hamlet au début du XVIIe siècle. Voici comment la ligne éditoriale de Talk TV pourrait être résumée. « La chaîne s’inscrit dans un contexte de post-vérité, explique Jean-Luc Switalski. Chacun dispose de sa propre vérité, aussi bien l’expert que le non-expert. On ne fait pas de l’info mais de l’opinion et celle-ci vaut le même pesant d’or qu’une info vérifiée. »

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