Ophelia, tableau de John Everett Millais

© Crédits photo : "Ophelia", Sir John Everett Millais, 1851-2, huile sur toile. Tate Britain

« Cette mort, c’est tout lui » : comment les journaux parlent du suicide

Pourquoi, quand une personnalité se suicide, certains médias le précisent, et d’autres non ? Des rédacteurs de nécrologies nous expliquent leurs choix.

Temps de lecture : 6 min

La mort est son métier. Ann Wroe rédige les nécrologies publiées par le magazine britannique The Economist. Elle s’acquitte de cet exercice avec brio. Elle compose des portraits, retrace des itinéraires, fait apparaître des lignes de force. Elle maîtrise l’art de dire les disparitions sans leur laisser toute la place, sans effacer la vie. Mais elle déteste écrire sur les suicides. Alors, quand elle peut se le permettre, ce sont des morts dont Ann Wroe ne parle pas.

« Une nécro, normalement, ça clôt une vie »

Il ne s’agit pas de pudeur. Plutôt de la conscience d’une forme d’impasse journalistique. « En général, il est impossible de déterminer si un suicide est un acte impulsif ou le résultat d’un long processus, rappelle-t-elle, quelque chose de beaucoup plus profond que la nécrologie devrait refléter, alors que même les proches de la personne décédée pouvaient l’ignorer. » 

Au moment d’écrire pour L’Obs la nécrologie du philosophe Bernard Stiegler, le journaliste Xavier de La Porte a lui choisi de ne pas préciser les circonstances de sa mort. « Une nécro, normalement, ça clôt une vie. Mais pour tous les lecteurs qui découvrent la personne à cette occasion, ça l’ouvre. » Or, dit-il, le suicide écrase tout le reste, jusque dans les titres des journaux, qui écrivent alors : « Le philosophe Gilles Deleuze s’est donné la mort », « Le chanteur Allain Leprest s'est suicidé »… L’effet est fatal : « Tu relis l’existence de la personne à la lumière de cet événement. Sans le vouloir, tu donnes un sens particulier à sa vie. » 

Éthique personnelle

Dire ou ne pas dire ? La Charte de déontologie en vigueur à l’AFP préconise d’éviter de citer le suicide comme cause d’un décès, « à moins que cela soit officiellement confirmé ou que cela soit évident ». Aucune règle formelle n’existe dans les autres rédactions sollicitées pour cet article. Chaque journaliste s’en remet donc à sa conscience, siège d’un combat permanent entre l’éthique personnelle et le devoir d’informer. 

« Le fait qu’une personnalité se suicide peut constituer une information de premier plan, du fait de l’importance de cette personnalité mais aussi de sa décision de se donner la mort, comme ce fut le cas pour le suicide de Pierre Bérégovoy », souligne Sophie Huet-Trupheme, la rédactrice en chef centrale de l’AFP. On pense au suicide de Bernard Loiseau, rétrogradé par le Gault & Millau et menacé de perdre une étoile Michelin, ou à celui de l’ancien maire de Tours Jean Germain, au premier jour du procès de l'« affaire des mariages chinois » auquel il devait comparaître. 

Expressions codées

L’historien Dominique Kalifa s’est en quelque sorte chargé d’annoncer lui-même la nouvelle, tweetant un « Au revoir » le jour de son soixante-troisième anniversaire avant de se tuer. Mais il est rare que les morts soient aussi prévoyants. La plupart du temps, les journalistes s’en remettent à la volonté des  familles. Certaines veulent parler du suicide « pour sensibiliser à l'importance de la santé mentale », relève Lauren Provost, la directrice de la rédaction du HuffPost. D’autres brandissent cette information comme on lance une contre-attaque : c’est ce qu’a fait la famille du chef japonais Taku Sekine, qui avait été accusé d’agressions sexuelles — des dénonciations relayées par le site Atabula et qualifiées par ses proches de « ragots sur les réseaux sociaux »

En revanche, « si la famille ne veut surtout pas le dire parce que c’est honteux à ses yeux, on respecte », résume Laurance N’Kaoua, responsable de la rubrique Portraits aux Échos et, à ce titre, rédactrice de la majorité des nécrologies publiées dans son journal. Quitte, parfois, à dire sans dire. Témoins, ces articles qui parlent pudiquement de « mort tragique » ou de « mort brutale », sans plus de précision —  expression codée qui sert aussi, faute de mieux, pour les overdoses. Dans ces cas-là, les lecteurs curieux tapent en vain le nom du disparu suivi des mêmes mots-clés dans leur moteur de recherche : « cause mort », « accident », avant de se résoudre à taper « suicide ».

« Une manière de lui rendre hommage »

Il ne faut pas surinterpréter certains silences. Celui de Libération sur les circonstances de la mort de Bernard Stiegler a des causes très prosaïques : « Nous avons voulu faire paraître au plus vite la nécro, et quand nous l'avons fait, l'information sur son suicide n'avait pas été rendue publique, nous n'avons donc pas eu à nous poser la question », témoigne Sonya Faure, journaliste à la rubrique Idées. Pour avoir l’information, au lendemain de sa mort, il fallait lire Le Berry républicain — le journal diffusé à Épineuil-le-Fleuriel, le village où Bernard Stiegler s’était installé — ou Le Temps. Le quotidien suisse a publié un texte proposé par le philosophe Mark Hunyadi. « Je connaissais bien Stiegler personnellement, et j’ai jugé que l’expression “s’est suicidé en philosophe” était une manière de lui rendre hommage, explique-t-il. Je n’ai au demeurant pas de position de principe à ce sujet. Ici, il me semblait que son suicide le grandissait. » Il y a vu une forme de cohérence. 

« Une fin tragiquement cohérente avec sa vie. » C’est aussi ce que s’est dit Isabelle Regnier, alors critique de cinéma au Monde, lorsqu’elle a appris le suicide de Chantal Akerman. À l’époque, La Libre Belgique rapporte que « sa famille refuse d’évoquer les circonstances exactes de sa mort », et l’AFP, qui souligne dès le début de sa dépêche que la cinéaste « souffrait de troubles maniaco-dépressifs », ne peut aller plus loin : le producteur de Chantal Akerman s’est bien gardé de « préciser les causes exactes de son décès »

« Le suicide est un acte privé et public » 

Au Figaro, Nathalie Simon écrit que Chantal Akerman « s’est éteinte ». Pour la journaliste, c’est une question de respect de la vie privée. De nombreux confrères partagent cette opinion, même si, rappelle l’avocate Emilie Sudre, « le droit au respect de la vie privée prend fin avec la mort du défunt ». Tentative de conciliation de Xavier de La Porte : « Le suicide est un acte privé et public. » 

Pour Isabelle Regnier, « terrassée par la nouvelle » du suicide de Chantal Akerman, il était évident qu’il fallait l’écrire. Parce que depuis le tout premier film de la cinéaste, qui mettait en scène son propre suicide, la mort était omniprésente dans son travail. Parce que Chantal Akerman n’était pas du genre à cultiver les tabous. « Autant, une maladie, on ne la choisit pas ; mais le suicide est un acte de liberté ultime, ça fait partie du respect qu’on doit au mort de l’écrire. Dans son cas, ça aurait presque été contraire à l’éthique de le cacher. » 

Un peu comme si on avait fait des mystères lors du décès de l’artiste Édouard Levé, qui s’est « donné la mort », comme on dit, trois jours après avoir déposé chez son éditeur un manuscrit titré... Suicide. 

« Le ciel était rouge »

La mort, dans ces cas-là, confine à la mise en scène et on sent, à la lecture des nécrologies, que les journalistes qui les écrivent se font un devoir d’être, littérairement, à la hauteur du geste. Michel Guerrin commence ainsi l’article qu’il publie dans Le Monde à la mort du jardinier Pascal Cribier, qui était devenu son ami : « Il a aimé sa vie. Et organisé sa mort. Depuis plusieurs mois, le jardinier Pascal Cribier confiait à ses amis qu’il allait mettre fin à ses jours. Parce qu’il était diminué, ne pouvait plus vivre intensément. Mardi 3 novembre, l’architecte Patrick Bouchain est allé lui dire au revoir dans son appartement qui surplombe le jardin du Luxembourg, à Paris. Le ciel était rouge. Ils ont eu “ une discussion magnifique ”. Ils se sont quittés sans une larme. Un peu plus tard, Cribier a pris un fusil de chasse et il s’est tué. Il avait 62 ans. » 

Les nécrologies sont souvent discrètes sur le mode opératoire pour éviter toute tentation mimétique, notamment « dans le cas d’un suicide d’une personnalité admirée par des publics fragiles ou influençables comme les jeunes ou des fidèles religieux », précise le Manuel de l’agencier de l’AFP. Mais pour Pascal Cribier, Michel Guerrin n’a pas « douté une seconde » avant de mentionner le coup de fusil. « Autant j’ai pris soin de ne pas dévoiler le nom de sa maladie, parce qu’il ne voulait pas en parler, autant il était évident qu’il fallait décrire le mode opératoire. Il en a presque fait un geste artistique. C’était un personnage entier, intransigeant. Cette mort, c’est tout lui. »

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