Nile TV International

L’espace télévisuel arabe favorise les chaînes transnationales aux dépens des chaînes marquées d'une identité nationale comme en témoigne Nile TV.
Temps de lecture : 8 min

L’Egypte médiatique doit entrer dans l’arène des chaînes arabes transnationales ou survivre

 
Nile TV est la première chaîne ouvertement panarabe que l’Egypte ait lancée en 1993, d’emblée elle visait une audience qui ne devait pas être exclusivement égyptienne. Alors que la chaîne commerciale à capitaux saoudiens Middle Est Corporation venait d’être créée en 1991 à Londres, diffusant des émissions dont les standards tranchaient étonnamment avec les chaînes publiques du royaume saoudien, il était temps pour l’organisme de télévision égyptien de lancer une chaîne qui, à l’image de MBC et d’autres chaînes financées par les pétrodollars, soit à la fois moderne, ouverte sur le monde et digne de représenter l’Egypte. Ce pays peut en effet se targuer d’avoir un héritage dans le domaine audiovisuel sans commune mesure avec celui des autres pays arabes.
 
L’Egypte, c’est pour beaucoup ûm al-dûnya, formule d’usage qui pourrait être traduite par « mère du monde »… Cette expression laisse à penser que les Egyptiens ne sont pas peu fiers de la terre qui les a vus naître. Ils ne sont pas peu fiers, et avec raison, de l’histoire de la télévision qui fête son cinquantenaire en 2010 (1). Dans ce domaine, l’Egypte devait rester au centre du monde arabe, la plaque tournante de l’audiovisuel régional. Vœux pieux sans doute depuis l’avènement de l’ère satellitaire où se sont multipliées des dizaines, des centaines de chaînes arabophones (2). Une autre chaîne satellitaire égyptienne avait déjà vu le jour au moment de la Guerre de Golfe (3), il s’agit de l’Egyptian Satellite Channel (ESC) mais cette dernière reprenait essentiellement les programmes de la première chaîne. Pour ses promoteurs, Nile TV devait se démarquer pour être une véritable chaîne transnationale. Mais est-il possible de faire émerger une chaîne d’un nouveau type dans un pays doté d’une  histoire si riche tant dans le domaine du cinéma, que dans celui de la chanson, de la radio ou de la télévision ? Peut-on apporter un nouveau souffle dans le paysage satellitaire arabe repu des productions égyptiennes ? Car en effet, faut-il le préciser, avant l’ère satellitaire, l’Egypte exportait ses feuilletons (ou mûsalsalât), films et autres émissions de variétés à l’ensemble du monde arabe depuis les années 1970. Les nouvelles chaînes saoudiennes, les chaînes commerciales du Liban et celles des émirats du Golfes attirent audiences et annonceurs; Nile TV ne rencontrera une telle popularité que si on lui en donne les moyens et l’orientation.
 
 La chaîne devait sortir de la gangue de l’Union de la Radio et de la Télévision Egyptienne (Urte) pour s’épanouir, pour se défaire totalement d’une routine bureaucratique (d’aucun parleront de « path dependency » (4)) pour suivre les normes adoptées par les chaînes rivales. C’est en tout cas dans cet esprit et dans cette volonté de rénovation que Hassan Hamid, premier président de la chaîne, avait mobilisé une jeune équipe de professionnels au service de ce projet ambitieux en 1993. Depuis, ce dernier a pris la direction d’un bouquet de chaînes thématiques de l’Urte avant de se retirer, laissant la direction de la chaîne à Mervat Al-Qaffas aujourd’hui. 

Chronique d'une naissance programmée

Nile TV fit ses premiers pas dans le cadre d'une période d'essai, lancée officiellement le 6 octobre 1993 avec deux heures d'émission quotidiennes, pour débuter régulièrement le 31 mai 1994 avec une moyenne journalière de quatre heures. Cette date n’est pas le fruit du hasard : au même titre que la télévision égyptienne fut inaugurée au jour anniversaire de la révolution nassérienne du 21 juillet (alors que tout n’était pas encore au point), Nile TV est lancée en octobre au moment de la célébration de la guerre d’octobre 1973. Symboliquement, Nile TV s’inscrit d’emblée dans l’histoire et les projections officielles.
 
La chaîne diffuse aujourd'hui seize heures quotidiennes de programmes, sur le réseau hertzien égyptien, et sur quatre satellites (le satellite égyptien Nilesat, le satellite panarabe Arabsat, le satellite international Intelsat, et Hotbird, le satellite européen). Elle couvre ainsi le monde arabe de l'Afrique du Nord à la péninsule arabique, les Etats-Unis et l'Europe.
Destinée à être accessible à une audience non arabophone désireuse de connaître l'Egypte, la chaîne décline ses différentes émissions en trois langues distribuées à différents moments de la journée : l'anglais (8 heures), le français (6 heures quotidiennes) et l’hébreu (2 heures par jour depuis 2002). L’usage de cette dernière langue pourrait étonner. La raison que les promoteurs de la chaîne invoquent pour expliquer cette particularité est la nécessité de donner au téléspectateur israélien une image d’eux plus juste. Une télévision passerelle donc mais qui ne remplit pas tout à fait son rôle si l’on considère les taux d’audience de la chaîne très bas en Israël, auquel on aurait pu s’attendre d’ailleurs : les débuts d’une chaîne en hébreu avec un volume horaire si faible et des moyens limités dans un univers concurrentiel ne laissaient pas présager un grand succès. D’ailleurs, nous ne disposons à ce jour d’aucune donnée sur l’audience de la chaîne. Selon un responsable interrogé au moment de la rédaction de cet article, la préoccupation majeure des responsables de l’Urte n’est pas vraiment de faire de l’audience mais de plaire au pouvoir. Un exemple vient illustrer cet état de fait : lors du voyage du président Hosni Moubarak en Chine, le journal télévisé en anglais de l’ESC – dont le journaliste œuvre aussi sur Nile TV - s’était mis à l’heure chinoise, ainsi le Président pouvait, s’il le souhaitait, regarder le journal en toute sérénité.
 

Une nouvelle chaîne franco-anglaise, but why

Les textes officiels et propos que nous avons receullis justifient la création de Nile TV par l'attraction touristique qu'elle pourrait exercer. Elle donne à voir l'Egypte à travers des informations d'ordre économique, politique, culturel. Ainsi, le public visé est constitué par les étrangers non arabophones qui résident en Egypte ou qui ont le loisir de regarder la chaîne depuis leur hôtel entre deux excursions. Plus ambitieux, la chaîne affiche de plus en plus nettement sa volonté de toucher une audience non arabophone en Europe mais aussi au Moyen-Orient. L'Egypte tient à garder sa place de pôle central sur le plan médiatique dans la région, ne l’a-t-elle pas déjà un peu perdue…
 
Il est bien évident que Nile TV représente une certaine Egypte, jeune, dynamique, moderne, plutôt éduquée. Les émissions sont courtes ; le format est d’une demi-heure en général, parfois une heure pour l’émission « Panorama » déclinée en anglais (de 15 heures à 16 heures) et en français (de 17 heures à 18 heures) ou pour une émission quotidienne qui traite des grands sujets d’information (le Proche-Orient, l’Afrique, l’environnement, le cinéma). Les plateaux, plutôt modernes, vont déjà être rénovés en 2010, le dispositif des émissions s’ouvre à l’interactivité, aux échanges avec le public (l’émission « Direct » permet une intervention des téléspectateurs), les sujets abordés distinguent Nile TV des autres chaînes égyptiennes, surtout hertziennes. Le fait que la plupart des émissions soient en direct s’explique aussi par une raison très simple et rarement invoquée : cela revient tout simplement moins cher. Et, à bien y regarder, il apparaît que les émissions en langue française sont plus libres que les émissions en anglais : le contrôle plus lâche sur ces premières n’est dû qu’à leur audience potentielle plus limitée.
 
Nile TV se veut "la télévision de l’avenir", telle qu'elle a été définie par les premiers networks américains, CNN en tête, à la fin des années 80, réussissant presque à donner raison aux premières théories sur l’impérialisme culturel. Certains journalistes de la chaîne ont d’ailleurs été formés à l’Université Américaine du Caire où l’école de journalisme est particulièrement dynamique, quand ils n’ont pas fait leurs classes sur les bancs de la faculté de communication de l’université du Caire, section française (Kûliât al-A’lam) ou de l’université française à l’instar de Nabil El-Choubachy qui a suivi son cursus à la Sorbonne (voir encadré). Responsable de la section française de la chaîne, c’est l’un des journalistes phare de la chaîne et l’animateur de plusieurs émissions (une émission de talk-show d’une demi-heure « Bonjour l’Egypte » le mardi matin ou l’émission « Direct » diffusée tous les jours de 19 à 20 heures). La chaîne employait deux cents personnes environ en 1998, elles sont aujourd’hui trois cents dont une quarantaine pour la section française… ce qui est, certes, infime comparé aux 30 000 fonctionnaires travaillant au sein de l’organisme de télévision égyptien
Selon l’Union de la Radio et de la Télévision Egyptienne, près de 7000 heures de programmes ont été diffusées sur Nile TV en 2009 selon la distribution suivante.

Distribution des programmes de la chaîne Nile TV par domaine 2009

 

Restructuration de la chaîne

En 2007, l’Urte investit pour la modernisation de la chaîne arabophone d’information NMN (Nile Misr News) n’hésitant pas à afficher son ambition d’en faire une chaîne capable de rivaliser avec des chaînes d’information en continu telles qu’Al-Jazeera ou Al-Arabiya. Cette chaîne est sous la tutelle du secteur l’information, particulièrement choyé par l’Urte ; en 2009 Nile TV intègre également ce secteur.

Nile TV devient Nile TV International en 2010, la chaîne devenant plus explicitement une chaîne d’information. En effet, un changement complet de sa programmation a progressivement été mis en place mettant davantage l’accent sur l’information économique et politique : plus de talk-shows agrémentent le programme, et plus de bulletins d’information (un bulletin par heure) avec des analyses plus poussées. « Daily Debate » une émission de débat en anglais tous les soirs de 22 heures à 23 heures, heures de fort taux d’audience en Egypte, est d’ores et déjà programmée. Sur le fond, on annonce que les sujets sociaux et politiques sensibles seraient abordés. La volonté d’afficher un certain libéralisme est patente dans un pays où le pouvoir se targue d’être l’acteur d’un processus de démocratisation.

Plus de direct, des reportages, de nouveaux habillages pour le plateau après 17 ans d’exercice et au moment où la télévision égyptienne fête ses cinquante ans : ce sont des tendances que l’on peut observer s’agissant des télévisions nationales qui tiennent à garder une certaine visibilité sur la scène médiatique régionale arabe.

Un héritage trop pesant

Il est assurément difficile de trouver sa place dans l’environnement médiatique arabe, très concurrentiel. L’Egypte est tributaire d’une histoire, c’est un atout mais aussi une faiblesse. Les chaînes d’information qui ont eu un franc succès dans les pays arabes n’avaient pas cet héritage. Les chaînes d’information Al-Arabiya, Al-Jazeera ou la chaîne MBC avaient vocation d’emblée à être des chaînes panarabes et elles étaient libres de toutes normes et habitudes préétablies. Elles ont un « regard arabe » – peut-être – et d’emblée, une identité transnationale– sans aucun doute. Nile TV émerge d’une nation riche en matière d’audiovisuel, trop riche pour partir de rien et reformater son disque dur. Dans quelques années peut-être…

Entretien avec Nabil El-Choubachy: Journaliste, Directeur de la section française de Nile TV International

TG : Vous dirigez la section française de Nile TV et assurez l’animation de plusieurs émissions sur Nile TV. Comment êtes-vous devenu journaliste au sein de la chaîne ?
Nabil El-Choubachy : J’étais journaliste à la radio de service public, Radio Le Caire, section française. En 1993, au moment de la création de Nile TV par Hassan Hamid, son ancien président, j’ai été recruté avec la toute première équipe.  
 

Vous aviez suivi une formation dans une école de journalisme ?
Pas exactement, j’ai suivi une formation en Histoire à la Sorbonne mais j’avais cette vocation d’être journaliste, c’était comme une évidence. J’ai baigné dans un environnement familial qui s’y prêtait : mon père était journaliste à l’AFP et ma mère était journaliste à RMC Moyen-Orient. Entre la presse écrite et la radio, j’ai trouvé ma voie à la télévision !
 

Vous dirigez la section française de Nile TV, que pensez-vous de l’évolution de la chaîne ?
La chaîne évolue bien, nous avons les moyens matériels et humains pour la faire avancer. Le français n’est que la troisième langue en Egypte, après l’arabe et l’anglais, donc ce n’était pas toujours évident d’avoir de bons journalistes, aujourd’hui j’observe une véritable professionnalisation en Egypte. Nous n’avons plus besoin de former les nouveaux recrutés qui sont aujourd’hui essentiellement issus de la filière francophone de l’école de journalisme de l’Université du Caire ; ils sont capables d’aller en reportage rapidement après leur intégration, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années.
 
Quelle est votre marge de manœuvre ?
Nous sommes relativement autonomes au niveau de notre ligne éditoriale, surtout au sein de l’équipe des journalistes francophones car on estime que notre impact est relatif eu égard à notre audience forcément plus réduite que l’audience anglophone.
 
Pensez-vous que la chaîne Nile TV International soit capable de rivaliser avec des chaînes d’information arabes comme Al-Jazeera ?
Non, je ne crois pas. Il faudrait s’en donner les moyens. En vérité, je ne pense pas que les responsables de l’Urte soient soucieux de faire de l’audience. Leur souci est essentiellement de répondre aux attentes des autorités politiques.
 
Vous vous projetez encore dans cette chaîne dans les années à venir ?
Bien sûr, surtout si l’on accorde plus de place aux émissions culturelles.
Nile TV a abandonné la diffusion de films ou d’émissions de variétés pour avoir une identité plus lisible pour les téléspectateurs, et ça c’est une bonne chose. C’est aujourd’hui une chaîne d’information avant tout. Cela étant, je pense que Nile TV devrait insister encore sur sa dimension culturelle même si c’est aux dépens de talk-shows qui se multiplient dans toutes les chaînes.
 
Entretien avec l’auteur septembre 2010
 
(1)

A l’occasion de son jubilé, une nouvelle chaîne a été ouverte le 14 juillet 2010 pour une durée de 21 jours, y sont diffusés en noir et blanc les productions du patrimoine audiovisuel national. 

(2)

T. GUAAYBESS , Télévisions arabes sur orbite, un système médiatique en mutation, CNRS éditions, Paris, 2005. 

(3)

Au départ, la chaîne satellitaire ESC avait été lancée via le satellite panarabe Arabsat en 1991 pour soutenir les soldats égyptiens campés en Arabie Saoudite à Hafr Al-Baten ; elle a enrichi sa programmation pour devenir ensuite la première chaîne égyptienne à être placée sur le satellite. 

(4)

Le concept de path dependency est un paradigme économique selon lequel les décisions sont prises en fonction de décisions prises dans le passé. 

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris