Numérique : les « nouveaux » usages sont-ils si nouveaux ?

Numérique : les « nouveaux » usages sont-ils si nouveaux ?

Oubliez la « disruption » et l’« uberisation ».

Temps de lecture : 7 min

 

« Des récits marchent devant les pratiques sociales  pour leur ouvrir un champ. »
                                                                       Michel de Certeau(1)
 

Cet article vous propose de répondre à une question que chacun se pose sans parfois jamais avoir osé le demander en cette période de culte pour la « sainte disruption » et l'uberisation de nos sociétés : lesdits nouveaux usages sont-ils si nouveaux ? Notre réponse propose la démonstration d'un temps long des dits nouveaux usages s'articulant autour de trois processus : réinventions, transferts et créolisations. Cette réponse suppose également de livrer une explication au poids social de la rhétorique du nouveau dans le discours sur l'innovation en matière de numérique. Ces discours masquent le fait qu’une innovation ne chasse pas l’autre ou qu'elle n'est pas une course de vitesse. Ils jouent néanmoins un rôle crucial dans le processus de socialisation des inventions technologiques en le « mettant en culture » à travers des représentations médiatiques qui viennent féconder l'imaginaire du numérique.

La rhétorique du nouveau : un codage culturel du numérique

 

Le numérique n’est pas qu’affaire d'usages et de technologies. Comme l'ont montré Madeleine Akrich, Bruno Latour et Michel Callon dans leur Sociologie de la traduction(2) basée sur un modèle non dualiste entre d’un côté les technologies et de l’autre les usages sociaux, l’innovation circule en société par « traductions » successives avec transformations réciproques de l’une et de l’autre.
 
 Cette rhétorique auto-prophétique rend l’adoption technologique nécessaire et désirable 
Parmi les acteurs-relais qui opèrent la traduction sociale des innovations technologiques : les experts ès tendances, les faiseurs de prévisions mais aussi les journalistes qui jouent un rôle de veille informative ou encore les entreprises de lobbying.
 
Ces énonciateurs pluriels produisent un corpus discursif usant typiquement de la « rhétorique du nouveau ». Nouvelles technologies, nouveaux usages, nouvelles sociétés....tout semble nouveau au rayon du numérique.
 
Il s'agit là d'une stratégie discursive qui, suivant la dimension performative du langage démontrée par le linguiste John Austin(3) , permet de faire advenir l’innovation comme un « déjà là »qu’il s’agirait pour l’usager de toujours rattraper.
 
Cette rhétorique temporelle auto-prophétique a pour conséquence de rendre l’adoption technologique nécessaire et désirable dès à présent.
 
Le discours d’accompagnement de la transformation fait donc, tout autant que la transformation elle-même, partie du processus sociotechnique et opère par le biais des discours un court-circuit du temps long de l’appropriation.
 
Il s'agit de faire exister par le discours une innovation qui n'est parfois pas même développée techniquement parlant, comme cela peut par exemple arriver sur des sites de crowdfunding (Kickstarter....) qui jouent justement cette fonction d'incubateur symbolique d'existence par la présence numérique sur un site à travers visuels et éléments de langage évocateurs.
 
Dans les entretiens ethnographiques des usagers du numérique, l'imaginaire ainsi forgé dans cette rhétorique du nouveau délimite le numérique comme une « course de vitesse » avec des métaphores diverses ponctuant les entretiens. Il s'agit d' « être à la page », de « prendre le train en marche », de « ne pas être dépassé », de « suivre le mouvement », de « ne pas rester à l'ancienne ». Et c'est l'une des raisons pour lesquelles les utilisateurs de ces dites innovations ne sauraient contester leur caractère de nouveauté s'ils ne veulent pas se couper socialement d'une dite révolution en cours.

Réinventions : une innovation nait toujours deux fois !

 

Or, dans le domaine des technologies culturelles en général, et numériques en particulier, comme l'ont montré les chercheurs en intermédialité André Gaudreault et Philippe Marion, un média naît toujours deux fois(4) .

Cette régularité empirique s'observe particulièrement pour battre en brèche l'idée reçue selon laquelle, en matière d'usages innovants mobiles (Internet, photographie, etc.), tout commence avec un smartphone à la pomme et ses applications mobiles.
 
Car dans le champ d'innovation de l’internet mobile, il est bon de rappeler que le protocole WAP, conçu en 1998, permettait déjà une navigation sur le web. Mais c’est l’iPhone et son interface tactile en 2007 qui socialisera le tournant mobile d’internet.
 
Et lorsque l'on inventorie les usages de l'internet mobile, le renouvellement de l'équipement en faveur d'un smartphone est souvent motivé par l’intention « de recevoir moi aussi des mails sur mon téléphone »(5) .
 
Le format de communication « e-mail » perdure ainsi depuis son invention en 1971 par un ingénieur travaillant sur le projet ARPANET, et ne cesse de se réinventer notamment en raison de la valeur symbolique de l'adressabilité. Le fait de disposer d'une adresse mail sur le réseau Internet est conçu parfois comme le principal espace personnel numérique et fait office de premier réseau social via les fonctionnalités natives de transfert et d'adressage en copie ouverte ou cachée.
 
Et ce d'autant que la France n'est pas tant présente que cela sur les réseaux sociaux, selon le Digital Economy and Society index 2015 de la Commission européenne, avec 46 % des internautes français qui utilisent les réseaux sociaux – contre 58 % dans l'UE, soit le taux le plus faible de tous les pays.
 
Le format de la messagerie interpersonnelle textuelle perdure également depuis le premier SMS commercial envoyé en 1992 qui se trouve aujourd'hui complété et réinventé dans les usages des applications mobiles dites OTT. Les services de réseaux sociaux intègrent en plus des fonctions de publication des fonctionnalités de direct message ou message privé.
 
De même, le soi quantifié (quantified self), c’est-à-dire la mesure de soi (et de ses activités) par les objets connectés se trouve représenté comme une des innovations majeures à l’heure du connected everything et du Big Data.
 
Bien avant les podomètres connectés, les montres intelligentes ou les applications de santé (qui se comptent par milliers), il est juste de rappeler que c’est par le biais de simples SMS que des usages médicaux des téléphones mobiles ont pu être effectués dans les pays en développement.
 
Des rapports de veille sur les épidémies ou les maladies chroniques ont ainsi été effectués dès 2003, auprès de 40 000 utilisateurs en Afrique, dans le cadre du programme EpiSurveyor (devenu Magpi) de l'OMS. Le format SMS a également été le support d'envoi de rapports sanitaires au Malawi avec 9 100 enfants suivis sur 12 mois par l'Unicef en 2009. Et c'est par SMS que les campagnes de vaccinations contre la poliomyélite ont été outillées au Kenya depuis 2003(6) .
 
Cette réinvention du format SMS pour des usages de base de données par mobile telle que l'ont proposées les ONG en Afrique et dans les pays pauvres démontre que le Sud a su également déployer des usages innovants.
 
Le principe rencontré dans l’histoire des médias de la double naissance d'une innovation – une première fois techniquement parlant, une seconde fois en relation avec des contenus réinventés – se trouve pleinement validé.

Migrations: les usages innovants des pays du Sud

 

La rhétorique du nouveau dans le discours sur le numérique véhicule une deuxième idée selon laquelle toute bonne innovation numérique serait « disruptive », en rupture avec les services ou les technologies existantes sur le modèle de la société Uber et autres plateformes d'intermédiation.
 
La leçon des usages innovants venus des pays du Sud, très inventifs dans le domaine de la téléphonie mobile notamment, est que ce sont des logiques endogènes qui ont prévalu au développement d'un service – la monnaie mobile – qualifié à tort de disruptif.
 
  Un circuit de transfert de technologie inversé masqué par un certain colonialisme numérique  
Palliant la non bancarisation des plus pauvres en Afrique, le service M-Pesa, mis en place au Kenya en 2007 et permettant de transférer de petites sommes d’argent via une carte SIM pour identification et de notifier par SMS le versement ou la réception d'un mandat, relève d'une innovation « endogène ».
 
S'installant dans les pratiques mobiles du texto et prenant pour acquis que les agences bancaires étaient quasi inexistantes, le mBanking s'est développé pour des besoins locaux non pas en « uberisant » le système bancaire mais au contraire en réinventant le SMS et le mobile pour d'autres usages non strictement communicationnels(7) .
 
Et aujourd'hui la voie du mBanking se déploie par exemple autour des technologies de communication en champ proche NFC, qui s'impose peu à peu en France alors qu'en Haïti par exemple elle est associée à la reconstruction du pays.
 
Des usages venus des pays du sud et des besoins propres aux pays en développement migrent et inspirent donc dans un second temps l’innovation technologique des pays développés selon un circuit de transfert de technologie inversé qu'un certain colonialisme numérique masque trop souvent.

Créolisations : la culture de l'écran comme métissage des signes

 

Dans le monde des commentateurs de l'internet se trouve répandue une dernière idée reçue : le numérique serait de bout en bout une culture visuelle. Les études que nous menons sur les échanges SMS/MMS nous montrent que le numérique doit être considéré comme une technologie d'écriture métissant les langages et les signes.
 
L'une des plus anciennes fonctionnalités du téléphone mobile, le caméraphone (permettant de prendre une photo depuis le mobile et de la partager facilement par e-mail), expérimenté par Philippe Kahn en 1997 pour donner des nouvelles en direct de l'accouchement de sa petite fille, se trouve pratiquée massivement avec une foisonnante créativité des usagers. Ainsi, les photographies mobiles ne constituent plus juste des images. Elles forment un agencement de signes hybridant des images annotées ou redessinées, des textes photographiés ou encore de captures d’écran qui trouvent une place de plus en plus conséquente dans les albums photos des mobiles en raison de la montée des applications d'images à durée limitée. Un grand nombre de photographies mobiles vernaculaires à usage domestique sont ainsi constituées d'images de textes (listes de courses, cartes de visite, ordonnances...) qui sont pour ainsi dire scannées sous un mode DIY (do it yourself ou « fais-le toi-même »).
 
Le détournement ingénieux de la fonctionnalité de la caméra mobile pour digitaliser le réel relève d'une logique de « hack d'usage » au principe même de l'appropriation par les praticiens du numériques devenant tacticiens par nécessité.
 
Ainsi, ce lycéen de 17 ans de Paris qui m'explique que « Quand on a manqué un cours ou qu’on a oublié son manuel, on se les envoie sur Twitter ». Ou encore cette comédienne de 32 ans de Saint-Denis qui me raconte : « Quand je reçois un mail sur un casting du type ‘‘Appelle moi tout de suite’’, comme je suis un peu timide j’envoie un MMS avec une photo de moi et mes coordonnées ».
 
Les transactions sociales s'accomplissant par la voie des réseaux mobiles génèrent des assemblages d'images-textes mixées parfois aux mots-images que représentent les emojis et viennent créoliser les langages iconiques et scripturaux dans le sens d'une convergence des cultures de l'écrit et de l'image au sein d'écrans scripteurs, de caméras stylos, d'écritoires mobiles que matérialisent les smartphones comme l'illustrent les usages de certaines applications de messages dit éphémères.
 
Ainsi, hors d’un schéma de pensée linéaire de l’innovation, en injectant des représentations culturelles dans la circulation sociale de la technologie, en oubliant le primat du disruptif sur l'endogène, ce sont bien plutôt des réinventions, de migrations et des créolisations qui constituent les logiques des « nouveaux usages » dont le développement est à observer sur un temps long et à l’échelle globale. Et là est peut-être la nouveauté !

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Crédits photos :
Close up person using smartphone. Japanexperterna.se / Flickr
First Internet Message Arpanet UCLA. Dean Terry / Flickr
Mobile Phone with Money in Kenya. Erik (HASH) Hersman / Flickr
    (1)

    L’invention du quotidien, T.1, Arts de faire, Gallimard, 1990, p.185.

    (2)

    Madeleine AKRICH, Bruno LATOUR et Michel CALLON, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Presses des Mines, 2006 

    (3)

    John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Le Seuil, 1970.

    (4)

    Voir Sociétés & Représentations, Publications de la Sorbonne, n° 9, 2000, p. 21-36.

    (5)

    Comme nous l'avons entendu lors d'observations dans les boutiques de téléphonie mobile.

    (6)

    Laurence ALLARD, Mythologie du portable, Le Cavalier Bleu, 2010.

    (7)

    Laurence ALLARD, « Du Coca au Nokia ? Smart power et téléphonie mobile » in Cahiers d'analyse et de prospective n°14, Printemps-Eté 2011, Vers un monde 2.0, Ministère des Affaires étrangères, France.

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