la journaliste et "m'sieur Rungis"

© Crédits photo : Illustration : Mathieu Haas.

Opération rédemption : le scandale du Mediator et l'homme qui voulait racheter son âme

Lorsqu’elle enquêtait sur le Mediator au Figaro, Anne Jouan faisait parler une trentaine d’informateurs. En lui livrant des sacs entiers de documents, l’un d’entre eux a joué un rôle décisif.

Temps de lecture : 10 min

Une source, c’est d’abord une cible. Une personne dont vous pensez qu’elle sait des choses. Il s’agit de lui faire accepter le principe d’une rencontre. Puis de gagner sa confiance. Et d’identifier un levier à actionner, une motivation personnelle, parfois souterraine, qui la poussera à se confier. Aucune de ces étapes n’est gagnée d’avance, et chacune nécessite un travail psychologique particulier. Après, seulement, vient le temps de poser des questions. En octobre 2010, Anne Jouan, alors journaliste au service sciences du Figaro, a mis plus de sept heures à convaincre « M’sieur Rungis » de lui parler. Parce qu’il avait accès à de nombreuses preuves, et parce qu’il s’est pris au jeu, ce fonctionnaire est devenu une source majeure sur le scandale du Mediator, fournissant semaine après semaine à la journaliste les documents dont elle avait besoin. Devenue enquêtrice indépendante, Anne Jouan raconte cette relation hors du commun.

« On est en octobre 2010, assez tôt dans l’histoire. On vient de sortir le nombre de morts imputables au Mediator mais on est encore au stade où seul, dans la presse, Le Figaro s’intéresse à ce sujet. Je dresse une liste d’une dizaine de personnes qui savent des choses. Je récupère leurs numéros de portable et je les appelle l’une après l’autre. Parmi les personnes que j’appelle, beaucoup m’envoient bouler. Certaines acceptent de me rencontrer. Sur cette liste, plusieurs deviendront des sources, et trois le sont encore aujourd’hui.

Celui que j'appellerai M'sieur Rungis est fonctionnaire. Au départ, il ne veut pas me voir, pas me parler, il est super embêté. Mais il finit par accepter le principe d’une rencontre. La première fois, on se voit dans un café près du pont Mirabeau. C’est un lieu pratique pour moi, et suffisamment éloigné de son travail pour qu’il ne risque pas de croiser un collègue. Je l’ai attendu à la sortie du métro, on me l’avait décrit et je l’ai tout de suite reconnu. Dans le café, je choisis un endroit calme mais pas trop, sinon ça stresse les gens ; il faut que ce soit discret sans faire confessionnal. 

Je me dis qu’il faut que ce soit une vraie rencontre, comme à chaque fois que vous rencontrez une personne pour la première fois et dont vous espérez qu’elle devienne une source. Il faut qu’en partant, votre interlocuteur vous fasse confiance. Il faut qu’il se rende compte que vous êtes quelqu’un de sérieux, de méticuleux, de solide. Il faut qu’il soit convaincu que s’il vous parle, vous prendrez toutes les précautions nécessaires et que personne ne pourra le démasquer. Il faut aussi que vous fassiez l’inventaire de ce qu’il sait. Vous devez essayer de savoir à quelles preuves il a accès et jusqu’où il est prêt à aller. En parallèle, il faut le sentir, établir son profil psychologique, comprendre son fonctionnement personnel.

Avec lui, ça dure sept heures. Il boit plusieurs cafés. Au bout d’un moment, il se met à transpirer, il me dit qu’il sait des choses mais qu’il ne peut pas me les dire là. Il me donne des noms de gens qui savent. Il me refait toute l’histoire au carbone 14 du médicament en France. Il est hyper méticuleux. 

On est super concentrés. Il ne fume pas, moi non plus, pas besoin de faire des pauses. Je ne mange rien, je note tout ce qu’il me raconte dans mon cahier à spirales — je note tout ce que les gens me disent, le jour et l’heure où ils me l’ont dit. Quand je rencontre une source pour la première fois, je n’enregistre pas, c’est plus facile pour gagner la confiance. Enregistrer, c’est souvent se perdre, se déconcentrer (puisque j’enregistre, je peux décrocher) ; les notes demandent beaucoup plus de concentration et vous permettent de revenir sur des propos déjà tenus en tournant les pages. Certains journalistes enregistrent et prennent des notes, moi je n’aime pas. 

« Les gens qui vous donnent une info ne le font pas pour vous rendre service. »

J’ai une liste de questions parce que je sais ce que je cherche, mais il faut trouver comment les amener. Les gens pensent souvent que l’on arrive avec nos questions et que la personne en face y répond et aligne les infos, comme une liste de courses que l’on cocherait une fois le produit dans le panier. Mais ça ne marche pas comme ça, la vie. Une même personne peut parler à un journaliste et rester muette face à un autre journaliste. Des sources me font parfois suivre des SMS qui leur ont été envoyés par d’autres journalistes, je comprends qu’elles n’y répondent pas. C’est trop direct. Et ça m’amuse toujours d’entendre des collègues m’assurer « Lui c’est inutile de l’appeler, il ne parlera jamais » alors que c’est un de mes interlocuteurs réguliers. Les gens sont complexes, c’est à nous de comprendre leur fonctionnement si on veut qu’ils nous fassent confiance et qu’ils nous parlent.

Il faut poser chaque question au bon moment, savoir respecter les silences, savoir attendre. Il faut savoir relancer. Et si la source a commencé à dévoiler quelque chose, savoir l’amener à y revenir. C’est un vrai travail. Je crois que c’est parce qu’on est comme ça qu’on fait ce métier. C’est un fonctionnement de vie que vous mettez au service de l’enquête. 

Je règle la note. Quand on sort, il est rincé, moi aussi. Je me demande ce que cette rencontre va donner. Je me dis qu’il va passer une mauvaise nuit, mouliner, réfléchir… J’estime alors à 60% les chances que cette rencontre porte ses fruits. Parce que je suis de nature optimiste et parce que j’ai l’impression d’avoir touché une corde sensible chez lui : un élément de son histoire personnelle, identifié aux cours de ces sept heures, qui le pousse à vouloir contribuer à ce que la vérité éclate.

Je ne sais jamais très bien pourquoi les gens me donnent des infos. Je préfère ne pas savoir pourquoi ils le font plutôt que de savoir pourquoi ils n'en donnent pas ! Les gens qui vous donnent une info ne le font pas pour vous rendre service. Ils le font pour se rendre service à eux-mêmes. Parfois pour se venger. Ou parce qu’un événement leur est arrivé et que ce qu’ils ont accepté pendant des années leur est subitement apparu injuste ou insoutenable. Ou parce que vous les faites marrer. Ou parce qu’ils n’en peuvent plus de vivre avec un secret ou une saloperie sur la conscience : parfois, le poids du secret est trop lourd et la seule solution pour redormir, c’est de parler — pour le charnier de Descartes, c’était ça. Dans chaque histoire, le levier est différent ; c’est à vous de le trouver pour l’actionner. Chez M'sieur Rungis, c’est la volonté de se racheter. C’est un fonctionnaire qui a dysfonctionné. Il a eu une part de responsabilité dans cette affaire. Quand on se rencontre, il ne peut rien réparer mais il peut essayer d’arrêter les dégâts.

À quel moment je le rappelle ? C'est la question que je me pose après notre premier rendez-vous. Je dois lui montrer que je ne l’oublie pas sans lui mettre la pression. Il ne faut surtout pas qu’il pense que ce qu’il m’a dit ne m’intéresse pas, mais il a besoin de respirer, aussi. Un mauvais timing de relance peut tuer tous les efforts qui ont précédé. Là, ça s’est bien passé. Quand on se revoit, on se retrouve dans le hall du Figaro puis on va boire un coup. Il est venu avec des documents. Plein de choses différentes. Il a très bien compris ce que je cherche.

À ce stade de l'enquête, on se voit presque une fois par semaine. Je garde toujours libre le créneau où il est le plus susceptible de venir me voir. On descend à la cafétéria Cojean, au sous-sol du journal. Je prends un thé, un Earl Grey. Lui, je ne sais plus. Je veux savoir ce que les autorités sanitaires dans leur ensemble savaient sur les effets indésirables du Mediator sans être intervenues. Parfois je lui dis : « Il faudrait tel ou tel document », et il me répond « OK, je vais chercher ». Il a un accès assez facile à certaines pièces. Pour les autres, il doit fouiner. Je vois que ça l’amuse de jouer à l’enquêteur. C’est souvent le cas des sources. Dans des enquêtes lourdes, pleines de tensions, ça apporte une dimension de jeu. Si c’est un chemin de croix, une source peut se décourager. 

Un jour, il pleut, il arrive avec l’équivalent de quatre ramettes de papier. Je rentre chez moi, trempée. Je lis un premier document. C’est énorme. Ça vaut un papier. J’en lis un deuxième. Pareil. Que des pépites. Dans ces sacs, il y a dix futurs papiers qui feront beaucoup de bruit. Est-ce qu’il avait conscience de me livrer dix grenades ? Je n’en sais rien. Quand on m’apporte une bonne info, je veille à ne pas trop réagir. Je ne veux pas effrayer mes sources avec mon enthousiasme. La bonne réponse, ce n’est pas de dire « Non mais vous vous rendez compte, c’est énoooorme ! » La bonne réponse, c’est juste de faire un bon papier.

« L'origine d'une info n'a pas d'odeur. »

Il est vachement content, même fier, des papiers qui sortent. Et quand il voit une info du Figaro faire l’ouverture du JT de TF1, il sait que son sac de documents y est pour quelque chose. Dans son boulot, les gens en parlent, et lui fait le mec qui découvre. Toutes les sources font ça. Un jour, après la publication d’une grosse info, il m’envoie un SMS : « Je voulais vous dire merci. » Il me remercie parce que je lui permets de se racheter, d’obtenir son salut. Ça ne me fait rien de particulier. J’ai pas l’âme d’un curé, je suis juste une journaliste qui aime sortir des infos. Si le fait de me donner des documents permet à quelqu’un de se venger ou de se racheter, pour moi, c’est la même chose. Il n’y a que la gestion psychologique des échanges qui diffère mais l’info n’a pas d’odeur, je veux dire son origine n’a pas d’odeur. La fréquentation d’une source n’a rien à voir avec un dîner entre amis. On n’est pas là pour préparer un plan de table d’anniversaire. Je peux serrer la main de gens que je méprise. Je ne suis pas une journaliste militante. Je peux parler à des gens que je déteste. Autrement, j’aurais intérêt à changer de boulot parce qu’il ne me resterait plus grand monde à contacter.

C’est une collègue qui lui trouve son surnom. Je lui dis : « Je vais voir le mec qui me donne des docs. Il arrive avec les courses. » Elle me fait : « Ah oui, M’sieur Rungis ! » Lui ne sait pas que je l’appelle comme ça. C’est un nom qui ne lui va pas du tout mais c’est resté.

Il y a des sources avec lesquelles on s’engueule. Ça n’arrive jamais avec M’sieur Rungis, même s'il y a des rendez-vous un peu compliqués, quand je pointe du doigt certains épisodes et qu’il essaye de se justifier. 

À un moment, après plusieurs gros scoops, j’ai peur qu’il se fasse gauler. Il a l’impression qu’on le soupçonne. Est-ce qu’il vire parano ? Je ne sais pas. Je le rassure et, dans le doute, je le protège en déminant :  je passe plusieurs coups de fil à des gens autour de lui pour que tous se posent des questions sur les origines des dernières fuites. Le stratagème fonctionne.

En me parlant, M’sieur Rungis risque son boulot, sa carrière, pas mal d’amitiés. Il faut être conscient de la valeur de ce que les gens nous donnent. Une source, c’est ce qu’on a de plus précieux. Mais vous ne devez pas vous sentir redevable pour autant. Vous devez être vrai avec vos sources. Il ne faut pas qu’il y ait d’arnaque. Moi, j’annonce la couleur : je leur dis que si je trouve un truc pourri qui les concerne, ça ne me dérangera pas de faire un papier sur eux (évidemment sans dévoiler qu’il ont préalablement été des sources). Le plus souvent, ça se passe dans l’autre sens : des gens que j’ai démâtés dans un papier deviennent des sources. Ils sont tellement scotchés que j'ose les rappeler pour leur parler de tout autre chose...

Pendant l’enquête Mediator, j’avais une trentaine de sources. Certaines déposaient des dossiers dans ma boîte aux lettres personnelle. Une est venue à l'enterrement de quelqu’un de ma famille pour me donner une clé USB. C'était l'été, j'étais revenue à Paris juste pour l'enterrement. Pas moyen de se voir autrement. Elle est venue à la sortie de l'église, m'a glissé la clé dans la main avant de repartir. Mais sans M’sieur Rungis, ce scandale n’aurait pas eu cette tête-là. Il m’a par exemple donné la lettre des médecins de la Cnam qui, dès 1998 alertaient l’Agence du médicament ; la parution de ce document a été un tournant. 

M’sieur Rungis, je le vouvoie, il me vouvoie. Ce n’est pas devenu un copain. Je fais ce métier depuis 1998 et seules deux sources sont devenues des copains, c’est rarissime. Après le Mediator, il m’a renseignée sur trois ou quatre autres enquêtes. Là, ça fait un certain temps qu’on ne s’est pas parlé. Pas même à l'occasion du jugement. Je trouve ça assez significatif : je suis sûre qu’il pense que ça se termine en eau de boudin. Mais je le rappellerai sûrement au moment du procès en appel. »

 

Découvrez les trois autres histoires de cette série : Ratatouille tragiqueBalle perdue et Confessions nocturnes.

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