« Le journalisme ne sert-il pas à apporter du sens et de la valeur ? »

« Pour les "Panama Papers", nous avons fait appel à 400 reporters issus d’environ 80 pays »

Mar Cabra est responsable de l’équipe « Data & Research » de l’ICIJ. Elle revient sur la collaboration internationale menée par son organisation et la presse de nombreux pays, qui a permis la révélation de l’affaire des « Panama Papers ».

Temps de lecture : 6 min
Alors que le réseau de journalistes Forbidden Stories publie les premiers volets de son enquête intitulée « Story Killers », nous vous proposons de relire cet entretien avec Mar Cabra, réalisé en 2017. Celle-ci y racontait les coulisses de ce type d'enquêtes internationales.

Pouvez-vous nous expliquer le fonctionnement de l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ, Consortium International des Journalistes d’investigation) et le rôle que vous y tenez ?

Mar Cabra : L’ICIJ est à la fois une organisation média qui a son siège à Washington DC, mais aussi un réseau de journalistes - environ 200, répartis à travers 65 pays - qui travaillent en collaboration sur des sujets d’envergure internationale. Pour certains projets, ce réseau est même encore plus étendu. Pour les « Panama Papers », nous avons fait appel à 400 reporters au total, issus d’environ 80 pays.
 Nous amenons tous ces journalistes et ces médias à publier simultanément pour avoir un impact énorme  

Nous sommes un réseau structuré, une sorte d’association de soutien entre confrères journalistes qui collaborent sur des sujets internationaux. Nous menons des projets d’envergure mondiale, qui touchent aux enjeux mondiaux et systémiques. Nous menons deux ou trois projets par an et, récemment, nous nous sommes concentrés sur l’économie de l’offshore. Nous amenons tous ces journalistes et ces médias à collaborer dès le début des projets, à publier simultanément pour avoir un impact énorme.

L’ICIJ est une toute petite organisation qui ne compte que 13 salariés et j’y suis directrice de l’unité données et recherches, à savoir l’équipe technologie et données qui fournit les analyses, les outils et les visualisations pour la collaboration et la publication des sujets.

Vous transformez donc un nombre important de fichiers PDF en quelque chose de compréhensible et d’adapté aux recherches…
Oui. Par exemple, pour les « Panama Papers », nous avons reçu un disque dur avec toutes ces informations. Nous avons traité les fichiers et nous avons mis le tout en ligne, afin que 400 personnes puissent y accéder à distance. Puis nous avons fait des analyses, par exemple sur le niveau d’implication des banques dans l’économie de l’offshore.
Nous avons aussi sorti des gros chiffres pour les titres des articles, puis nous avons créé un fichier interactif avec tous les portraits des principaux politiciens figurant dans les données, afin qu’on puisse l’explorer, et ainsi de suite.
Par exemple, nous avons créé la base de données des offshore leaks, à savoir une base de données où l’on peut interroger les noms des personnes qui ont filtrés dans la fuite des « Panama papers ».
Les journalistes et les médias n’ont pas pour habitude de partager leurs découvertes, car il est crucial pour eux d’être les premiers à sortir l’information. Comment arrivez-vous à pousser autant de journaux à travailler ensemble et à commencer à partager les informations ?
L’ICIJ existe depuis une vingtaine d’années et donc, sa réputation s’est bâtie peu à peu, tout comme la confiance entre les journalistes. La mondialisation est également devenue bien plus importante, car même s’il y a 20 ans les questions étaient déjà mondiales, dorénavant lorsque vous enquêtez sur quelque chose, cela débouche immédiatement sur un autre pays. Les questions sont donc devenues plus complexes ces dernières années. Tout le monde a donc intérêt à collaborer avec un confrère. Par exemple dans cette situation : « Je ne connais rien à la France. Si je veux faire mon travail et enquêter sur quelqu’un en France, j’ai intérêt à parler à un journaliste français, non ? »
Nous avons aussi récemment eu quelques « projets blockbusters » liés à des fuites et cela nous a été bénéfique. Lorsque que vous avez une sorte de mine [d’informations, NDLR] qui intéresse tout le monde, que vous êtes détenteur de ce trésor, il est plus facile de convaincre les gens de partager.
Je pense que ces quatre dernières années, nous avons eu affaire à différentes mines d’information, différentes fuites liées à l’économie de l’offshore et les journalistes ont commencé à travailler ensemble, à voir l’efficacité du partage, puis ils ont recommencé, encore et encore.
Lorsque les « Panama Papers » sont sortis, nombre d’entre eux avaient déjà pris l’habitude de partager les uns avec les autres.
Tout le monde a vraiment à y gagner. Nous avons notre propre réseau social. Imaginez que vous ayez fini votre journée de travail. Vous allez vous coucher. À votre réveil, vous allez sur votre réseau social et vous voyez que quelqu’un, alors que vous dormiez, a trouvé un sujet de une. Vous n’avez pas eu à travailler ! Je veux dire par là que vous devez ensuite faire le travail, mais quelqu’un doit aussi travailler pour vous. Nous n’aurions pas eu [les noms de, NDLR] 140 politiciens dans 55 pays sans cela.
 
Est-il difficile de synchroniser le lancement des sujets, en travaillant à l’échelle mondiale, sur plusieurs fuseaux horaires ?
Cela nécessite de se mettre d’accord et nous tâchons de respecter toutes les opinions. Finalement, il faut toujours qu’il y ait un perdant, non ? Mais nous avons trouvé l’instant magique, à savoir le dimanche soir à 20 h, heure de Paris, qui semble convenir à peu près à tout le monde. Parce que c’est idéal : c’est la fin du dimanche en Europe, donc ça convient aux éditions du lundi. Cela a bien fonctionné pour les précédentes enquêtes. Mais trouver une date est toujours compliqué. Je me souviens que pour les « Panama Papers », nous étions en train de discuter de la date et à un moment un confrère russe a dit : « Non, ce ne peut pas être ce jour, c’est la Journée de la femme en Russie. – La Journée de la femme ? C’est important, ça ? – C’est très important en Russie. » Qui aurait pu le deviner ? Il y a parfois des aspects culturels à prendre en considération.
Quand décidez-vous de communiquer des données ?
Nous essayons de le faire dès que nous le pouvons. Notre politique est d’être aussi transparents que possible, étant donné l’intérêt public des documents et si nous ne portons pas atteinte à la vie privée des gens. Je pense que c’est notre principale différence avec WikiLeaks : nous nous préoccupons du respect de la vie privée et  de l’intérêt public lorsque nous publions.
Comment se passent la rédaction et l’édition de vos sujets ?
Le journaliste travaille sur l’article avec le rédacteur, ils échangent, puis vient le moment de rédiger, ensuite il y a un gros travail de réécriture avec le rédacteur en chef, puis un autre rédacteur qui remanie l’ensemble, d’un point de vue plus général, donc il y a généralement 2 ou 3 rédacteurs sur un sujet, avec beaucoup d’échanges et un suivi des modifications, un travail très lourd. En Espagne, en tout cas, on ne réécrit pas autant les articles. Ici, il faut s’habituer au feutre rouge sur votre article !
Après cela, vous devez ajouter des sources sur votre article avec des notes de bas de page, puis il passe entre les mains du fact checker, un spécialiste qui vérifie chaque fait l’un après l’autre. Si je dis « Mar Cabra a 33 ans » je dois dire d’où je tiens qu’elle a 33 ans. Puis on l’envoie au juriste. Aucun sujet n’est publié sans être passé par chacune de ces étapes.
J’imagine donc que vous n’approuvez pas la décision de BuzzFeed de publier le document concernant Donald Trump ? S’agit-il de journalisme, selon vous ?
Voici ce que je peux dire : notre façon de procéder est de ne pas publier les choses telles quelles, nous passons beaucoup de temps à vérifier l’information, nous nous appuyons sur des documents et se contenter de balancer quelque chose sur internet, ce n’est ni notre style ni notre politique. Mon avis personnel est que nous devons être capables d’améliorer la compréhension des gens, pas juste de déverser des choses sur internet, car n’importe qui peut faire ça. Le journalisme ne sert-il pas à apporter du sens, à ajouter de la valeur ? Si nous commençons à faire des choses qui n’apportent aucune valeur ajoutée, n’est-ce pas contreproductif pour notre profession ? C’est une question ouverte.
Vous disiez que, pour les médias, cela profitait à tout le monde de collaborer avec des confrères du monde entier. C’est facile à comprendre pour ce qui est des ressources, mais vous avez dit autre chose durant votre intervention : cela aide certains médias à publier des sujets sur leurs actionnaires.
Oui, travailler en collaboration est utile à bien des égards. C’est gagnant-gagnant : vous pouvez explorer des pistes qui ne seraient pas économiquement envisageables pour vous autrement, vous profitez de l’expertise locale et cela vous aide aussi à faire face à d’éventuelles pressions internes au sein de votre média, car si vous ne publiez pas, un autre le fera. Cela vous aide à vous affranchir d’éventuelles pressions que vous pourriez subir de l’extérieur, car nous pouvons publier via les confrères avec lesquels vous travaillez et qui publient ailleurs dans le pays. Cela devient un sujet d’actualité et vous pouvez alors en parler. Je vois tellement d’avantages apportés par la collaboration !
Vous attendiez-vous à cet effet positif ? S’agissait-il d’une stratégie ou est-ce quelque chose que vous avez compris a posteriori ?
Nous avons commencé à remarquer ça à travers les retours de confrères. Les gens nous disaient : « C’est génial… Je peux écrire sur presque tout ! »
L’ICIJ a 20 ans. De quel sujet êtes-vous les plus fiers ?
Je ne travaille à l’ICIJ que depuis 6 ans, mais cela fait de moi la deuxième plus ancienne employée. J’imagine que je suis vraiment fière des « Panama Papers », parce qu’ils résument les efforts, les opportunités et l’expérience acquise toutes ces dernières années. Il me semble qu’au cours de ces 4 dernières années, où nous avons eu à traiter des fuites, nous avons appris des choses sur chaque projet et, pour moi, les « Panama Papers » ont été le projet où nous avons su bien faire, car nous avions mal fait auparavant – enfin pas mal, mais nous aurions pu faire mieux.
 Avec les « Panama Papers » on a pu montrer au monde ce que nous faisions depuis 20 ans  
Ce n’est pas objectif, j’ai travaillé dessus, mais je suis très satisfaite des « Panama Papers » parce que, là encore, c’est avant tout une accumulation des savoirs que nous avions accumulés au cours des ans. Avec les « Panama Papers » on a en quelque sorte pu montrer au monde ce que nous faisions depuis 20 ans et les gens ont finalement compris. Même le New York Times, qui avant cela acceptait difficilement de collaborer, travaille désormais avec nous et tout semble bien se passer. Nous avons mis en place une méthodologie et nous avons prouvé qu’elle marchait. Et elle sert d’exemple pour d’autres. Certains de nos journalistes sont devenus les experts en collaboration pour le journalisme d’investigation de leur média parce qu’ils ont commencé à travailler sur d’autres sujets. Nous avons aussi initié des collaborations entre télévision et presse écrite au sein d’un même pays. Cela n’avait pas été fait avant nous.

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Traduit de l'anglais par Patrice Piquionne.
 

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