L’héritage de Paul Otlet
De plus en plus, les universitaires spécialisés dans l’histoire des sciences de l’information s’interrogent : jusqu’à quel point est-il possible de considérer Paul Otlet comme l’un des précurseurs d’Internet ? Selon Warden Boyd Rayward, professeur émérite de la Graduate School of Library and Information Science (Université de l'Illinois) et de l'Université de New South Wales (Sydney), la manière avec laquelle Paul Otlet envisageait les technologies de l’information, dont la simplicité paraît frappante aujourd’hui, empruntait à son époque un chemin radicalement nouveau, qui préfigurait le World Wide Web dans la mesure où son système d’organisation des savoirs « permettait l’accès a` l’univers entier des connaissances archivées, quel que soit le format dans lequel elles pussent être enregistrées, représentées ou inscrites – textes, images, objets, tableaux, diagrammes ou schémas »
. Par ailleurs, ce dispositif perfectionné de classification et d’archivage s’inscrivait dans un ensemble plus vaste, le Palais mondial, surnommé par la suite le Mundaneum, que Paul Otlet envisageait comme une articulation de bâtiments, d’organismes internationaux et de collections destinés à fonctionner en réseau et à relier tous les citoyens de la planète. Comme le précise l’universitaire néerlandais Charles van den Heuvel, le Mundaneum était en fin de compte considéré « comme l’infrastructure d’une société mondiale, une société basée sur la connaissance et organisée en réseaux, bâtie a` partir de composantes aussi bien matérielles que virtuelles. »
Pour caractériser ce réseau international d’informations dont il souhaite l’avènement, Paul Otlet parle même d’« un cerveau mécanique et collectif »
.
Paul Otlet empruntait un chemin radicalement nouveau, qui préfigurait le World Wide Web
L’un des points essentiels pour comprendre toute la modernité de la vision du documentaliste belge tient dans le fait que celui-ci perçoit le livre comme une forme de documentation inadaptée à la société de son époque. Les nouveaux dispositifs médiatiques qu’il imagine reposent sur des combinaisons de textes, d’images et de sons, appréhendées comme des séquences d’informations susceptibles d’être réagencées entre elles à de nombreuses reprises. C’est ainsi qu’il évoque l'arrivée de nouvelles formes de documentation dans ce passage de son Traité de documentation de 1934, maintes fois cité en raison de son caractère prophétique :
« Ici la Table de Travail n’est plus chargée d’aucun livre. À leur place se dresse un écran et à portée un téléphone. Là-bas au loin, dans un édifice immense, sont tous les livres et tous les renseignements, avec tout l’espace que requiert leur enregistrement et leur manutention, avec tout l’appareil de ses catalogues, bibliographies et index, avec toute la redistribution des données sur fiches, feuilles et en dossiers, avec le choix et la combinaison opérés par un personnel permanent bien qualifié. Le lieu d’emmagasinement et de classement devient aussi un lieu de distribution, à distance avec ou sans fil, télévision ou télétaugraphie. De là on fait apparaître sur l’écran la page à lire pour connaître la réponse aux questions posées par téléphone, avec ou sans fil. Un écran serait double, quadruple ou décuple s’il s’agissait de multiplier les textes et les documents à confronter simultanément ; il y aurait un haut-parleur si la vue devrait être aidée par une donnée ouïe, si la vision devrait être complétée par une audition. (…) Utopie aujourd’hui parce qu’elle n’existe encore nulle part, mais elle pourrait bien devenir la réalité de demain pourvu que se perfectionnent encore nos méthodes et notre instrumentation. Et ce perfectionnement pourrait aller peut-être jusqu’à rendre automatique l’appel des documents sur l’écran (simples numéros de classification, de livres, de pages). »
L’architecture du web apparaît comme ouverte et décentralisée, alors que le système de Paul Otlet repose sur une approche hiérarchisée du réseau
Les similitudes entre la pensée d’Otlet et le web d’aujourd’hui ne font aucun doute. Articulée autour d’appareils connectés, d’un protocole de recherche, d’un stockage à distance, d’une reproduction et d’une mise en liens des documents, l’architecture des connaissances qu’il imagine permet de le situer en bonne place parmi les pionniers conceptuels des technologies qui sous-tendent actuellement Internet. Cependant, il convient de ne pas exagérer l’apport d’Otlet et de rappeler les points de divergences qui existent par rapport au World Wide Web inventé par Tim Berners-Lee au début des années 1990. Largement inspiré des travaux de Vannevar Bush, Douglas Engelbart et Ted Nelson, l’architecture du web apparaît comme ouverte, horizontale et décentralisée, alors que le système envisagé par Otlet repose sur une approche centralisatrice et hiérarchisée du réseau, dominée par un organisme qui en assure le développement et la gestion.
Ce qui est certain, c’est que Paul Otlet était sur la voie qui menait à l’avènement d’un réseau d’information mondialisé, et que les enseignements qu’il nous a transmis, comme le suggère Alex Wright, professeur de design interactif à la School of Visual Arts de New York, attirent notre attention sur l’existence possible d’un environnement numérique alternatif, dont les modalités de fonctionnement ne dépendraient pas directement comme aujourd’hui des intérêts commerciaux d’un groupe restreint d’entreprises privées (
Google,
Facebook,
Amazon, Apple, etc.), mais serait définies et gérées par une organisation non lucrative, œuvrant en faveur de l’intérêt général et de la diffusion des savoirs auprès du plus grand nombre
. En d’autres termes, une sorte de Gouvernement du web.