Dès le début du confinement, l’impossibilité de se déplacer pour pratiquer des activités culturelles sur leurs lieux dédiés a favorisé le développement d’un large spectre de propositions culturelles qui viennent désormais jusqu’à nous. En témoigne, entre autres, l’adaptation diligente des programmes de la télévision publique. Maintes fois frappé d’obsolescence, voire déclaré mort, ce média semble pourtant être ressuscité en ces temps de crise sanitaire où l’espace domestique redevient l’épicentre de toutes nos activités personnelles, sociales et culturelles, comme en témoigne l’augmentation d’une heure en moyenne par jour de sa consommation.
La télévision, un foyer historique pour la culture
La culture à la télévision est loin toutefois d’être une nouvelle politique éditoriale, puisqu’elle a constitué l’une des missions premières du service public dès sa création. La démocratisation de la culture par la télévision a contribué à sa mission éducative des publics en favorisant l’accès à la connaissance. Toutefois, le périmètre de la culture à la télévision est loin d’être immuable : il s’est transformé au fil des années au gré du développement social de la télévision et de son environnement médiatique.
Si, après-guerre et jusqu’au début des années 1950, la fonction médiatique de la télévision est en France encore hésitante, tiraillée par un éventuel statut artistique possible — les journalistes emploient à son sujet parfois l’expression de « huitième art » —, la décennie 1960 la consacre comme un média d’information qui répond également à l’appel du divertissement
. Au fil des années, s’est mise en place une conception de la culture développant des facettes plus ludiques et qui s’éloigne des attendus d’une culture générale classique promue par l’institution scolaire.
Cette reconfiguration culturelle se traduit par l’apparition de nouveaux formats dont, entre autres, les docufictions qui permettent de déployer des contenus documentaires sérieux grâce à des formes fictionnelles jugées plus accessibles (L’Odyssée de l’espèce en 2003, Versailles, le rêve d’un roi en 2008, Pasteur en 2011), ou encore les magazines d’infotainement (Nulle Part ailleurs, Quotidien, Clique) dont les contenus rassemblent des domaines culturels jusqu’alors tenus séparés dans des programmes bien distincts. En déclinant la culture sous l’angle de son actualité, ces magazines font la promotion des activités professionnelles du secteur et prennent leur distance avec le traditionnel discours critique autour des œuvres et créations. Ainsi, des différents spécimens du genre « émission littéraire » (Lecture pour tous, Post-scriptum, Apostrophes, etc.) présents sur les antennes de la télévision française dès les années 1950 ne subsistent actuellement que très peu d’héritiers, hormis la Grande Librairie (France 5). Toutefois, indépendamment de la qualité de l’émission, l’on mesure, de par le choix du titre faisant référence à un lieu à vocation commerciale, une mutation vers une culture à consommer, perçue à travers ses biens culturels, qui permet aux chaînes publiques de perdurer dans un environnement de plus en plus concurrentiel, tout en assurant leur mission de service public.
Théâtre et films : la culture en stock
Pendant cette période de confinement domestique, l’offre télévisuelle, et à plus forte raison ses offres culturelles, se sont adaptées. Des manifestations culturelles qui avaient quasiment disparu du petit écran redeviennent des rendez-vous réguliers : tous les dimanche soirs, France 5 diffuse des représentations théâtrales de la Comédie-Française — elles sont également disponibles sur Madelen, le site de SVOD de l'INA, ainsi que sur la plateforme numérique de France Télévisions. La présidente du groupe, Delphine Ernotte, a d’ailleurs déclaré à ce propos : « Proposer chaque dimanche en prime time une captation de cette très grande institution est un honneur, un devoir et une mission de service public. » Cette situation n’est cependant en rien inédite : dans les années 1950, déjà, la télévision française naissante a su développer des collaborations avec la maison de Molière pour diffuser des pièces de leur répertoire
.
Étiquetés « films du patrimoine » par France 2, les films ne sont pourtant nullement des piliers du panthéon de la cinéphilie française, mais plutôt des divertissements labellisés « grand public »
En s’ouvrant à des horaires inédits, loin de l’habituel prime time ou des soirées, la présence du cinéma s’est également inscrite en hausse. France 2 a ainsi diffusé un film après le journal de la mi-journée en semaine — France 3 a pris le relais depuis. Pour cette case horaire de la deuxième chaîne, les films retenus partagent une même identité générique et nationale : ce sont des comédies françaises au succès plus populaire que critique, parmi lesquels Le Corniaud (1965), Trois hommes et un couffin (1985), ou encore La Bûche (1999). Étiquetés « films du patrimoine » par la chaîne, ils ne sont pourtant nullement des piliers du panthéon de la cinéphilie française, mais plutôt des divertissements labellisés « grand public ». Ils peuvent alors satisfaire une programmation intergénérationnelle, plaisant à la fois aux enfants et aux parents, réunis ensemble à cet horaire singulier par le confinement.
En outre, cette sélection se veut d’autant plus réconfortante que la période est incertaine : c’est pourquoi la plupart des films ne sont en rien inédits, mais au contraire ont été maintes fois rediffusés. Il ne s’agit pas d’explorer de nouvelles œuvres cinématographiques, découvrir de nouveaux réalisateurs, mais de revenir vers des repères communs à travers des films vus et revus sur le petit écran. Tout en assurant le divertissement, cette sélection de films opère comme des prétextes sollicitant les souvenirs médiatiques de la jeunesse d’une partie du public confiné, comme autant de madeleines de Proust d’un âge d’or de la société française d’avant le temps des crises. Sur un mode nostalgique, la culture promue ici est plus fédératrice que segmentante, appelée à renforcer la cohésion sociale des publics, alors même qu’en raison de la distanciation physique et de la suspension des rythmes sociaux partagés, le lien social est largement éprouvé.
Ainsi, il échoue à la plateforme de SVoD Netflix d’accrocher un nouveau public plus cinéphile — l’intégrale des œuvres de réalisateurs reconnus (François Truffaut, Alain Resnais, David Lynch…) y est disponible depuis le 24 avril. Et, si depuis le 11 mai, date du déconfinement, France 3 poursuit cette initiative de la séance d’après-midi, sa programmation délaisse cependant l’ambition distractive de France 2 en faveur d’un positionnement plus artistique en proposant les grands drames classiques du cinéma français (La Bête Humaine, Casque d’or). Pendant le confinement, la télévision linéaire a favorisé davantage une culture fondée sur des œuvres communément établies que sur des expériences créatives plus audacieuses. Les innovations télévisuelles se retrouvent, elles, davantage dans le champ du strict divertissement. Ainsi, l’émission Tous en cuisine avec Cyril Lignac sur M6 ou encore le programme fictionnel court de France 2 Au secours, bonjour !, débutés tous deux à la faveur du confinement, empruntent les dispositifs socio-techniques des médias sociaux, des « lives » Instagram aux échanges vidéos WhatsApp. En innovant à travers l’adaptation de ces fonctionnalités sur le support télévisuel, ces programmes témoignent ainsi de la dimension intermédiale de la créativité télévisuelle.
Ces effets s’accordent avec les impératifs économiques du média. Cette large mobilisation de contenus cinématographiques à l’antenne est la conséquence d’une optimisation de la gestion de catalogues afin de palier l’arrêt des tournages des émissions de plateau. La production des émissions de flux, qui rythmaient quotidiennement les grilles de programmation, n’étant plus assurée, les chaînes se sont tournées vers des programmes de stock aux valeurs culturelles consensuelles pour composer leur antenne.
Des tableaux revisités et partagés
Les médias sociaux ne sont pas en reste. Si l’on y trouvait avant le confinement des médias, comme Culture Prime, créé par les acteurs de l’audiovisuel public (Radio France, France Télévisions, l’INA, Arte, RFI, France 24 et TV5 Monde), qui faisaient de la culture leur contenu éditorial régulier, le confinement a donné une ampleur et une visibilité accrue aux initiatives individuelles. En témoigne le succès actuel du compte Instagram @TussenKunstEnQuarantaine. Tenu par trois Néerlandaises, il propose de recomposer visuellement les grands chefs d’œuvres de l’histoire de la peinture grâce aux objets courants de notre foyer : un couvercle en plastique tient assurément lieu d’une sainte auréole, une tablette numérique se substitue à la lettre manuscrite tenu par Marat actualisant ainsi sa mort imaginée par Jacques-Louis David, ou encore un agencement de denrées alimentaires composent les volutes des nuages nocturnes des douces nuits provençales chères à Vincent van Gogh.
Du point de vue des auteurs qui partagent ces images recomposées, les objets sont mobilisés en raison d’une ressemblance formelle inattendue avec leurs modèles artistiques. Le but de cette reconfection visuelle n’est pas de viser l’identité analogique entre la composition artistique historique et son actuel agencement ordinaire, mais plutôt de faire jaillir un jeu de similitudes. Du côté des observateurs, le plaisir ressenti est à la hauteur des écarts repérés entre la reconnaissance de la fonctionnalité pratique des objets courants et leur nouvelle fonction formelle et esthétique.
Cette appropriation ordinaire des créations artistiques est sans doute une forme d’hommage des publics ordinaires à l’égard de références culturelles
Repéré par des institutions muséales, TussenKunstEnQuarantaine connaît un très large succès auprès d’une communauté chaque jour plus importante — près de 280 000 abonnés à ce jour sur le compte, et des dizaines de milliers de posts sur les mots-clés associés —, au point que de nombreux articles lui ont été consacré par des médias classiques, presse comme télévision. Une des raisons de cet engouement s’explique sans doute par la double dimension de cette recréation culturelle. En effet, s’il est bien question de re-faire, faire à nouveau, un tableau à partir des moyens du bord — renvoyant finalement à une forme d’Arte Povera du confinement —, il s’agit aussi de le re-faire en s’amusant, de façon récréative à la fois pour les contributeurs et les spectateurs. Hors de tous les circuits traditionnels des discours savants, cette appropriation ordinaire des créations artistiques est sans doute une forme d’hommage des publics ordinaires à l’égard de références culturelles — supposément connues de tous — pour pouvoir être reconnues par tous. Et n’est pas sans rappeler le fonctionnement de la « citation-performance »
, dans laquelle celui qui cite ne disparaît pas complètement derrière l’auteur ou l’artiste cité mais témoigne de son inventivité.
Pour les réseaux sociaux comme pour la télévision, en temps de crise, la culture est ce qui permet de renouer les liens et de réassurer le commun. Mais à la différence des propositions culturelles des médias traditionnels, les réseaux sociaux proposent en ces temps de repli domestique moins une culture de « contenus » fondée sur le paradigme de l’œuvre qu’une culture mise à l’épreuve par la créativité des usagers qui, peuvent ainsi partager l’exercice de leur jugement culturel.