Penser la rumeur : un concept récent et controversé

Penser la rumeur : un concept récent et controversé

La rumeur est un phénomène ancien, étrange, presque surnaturel, dont le sens a beaucoup changé en 150 ans. D’où la nécessité d’explorer l’histoire de ce concept, de cerner les difficultés de sa définition et d’analyser sa médiatisation, largement occultée par les chercheurs eux-mêmes.

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Au centre du cirque médiatique

 

Bien que connue de tous et objet de fascination dans les médias, il est pourtant difficile de définir la rumeur, parce que le mot recouvre aujourd’hui une multitude de faits et de récits et parce que le mot a changé profondément de sens au cours des cent cinquante dernières années.
 

Le terme de rumeur recouvre en effet une grande quantité de phénomènes : des informations dévoyées ou provisoires, des fausses nouvelles ou des nouvelles mal ou non vérifiées ; des erreurs journalistiques, des ragots, des commérages, des manipulations politiques, du lobbying (qui, sur le Net, est nommé à la sauce anglophone : astroturf lobbying ou puppet mastering), des éléments de propagande, des canulars, des légendes contemporaines ou des légendes urbaines, des produits de marketing viral. Il est même possible de continuer à parler de rumeur alors que le support change car, à l’idée de rumeur purement orale, on peut désormais ajouter des rumeurs écrites (par SMS, par courrier électronique, par photocopie, etc.), voire des rumeurs visuelles (documents photographiques ou vidéographiques, à l’authenticité plus ou moins garantie ou à l’attribution plus ou moins frelatée). On le voit, dans cet entrelacs de faits de langage plus ou moins médiatisés, on peut se perdre et n’y pas retrouver ses petits.

Un concept disputé

 

Bien que la réalité de la rumeur soit ancienne, sa conceptualisation est nouvelle et encore largement discutée (1)). En effet, on ne trouve de théorisation de la rumeur que très tardivement, à l’orée du XXe siècle, au moment où la rumeur change de signification de manière substantielle. Auparavant, en effet, le terme est lié à la notion de bruit, sourd et indistinct, et proche de l’univers lexical de la nature : la rumeur du fleuve, la rumeur de la forêt (on dirait aujourd’hui « brouhaha »). Une acception un peu plus large inclut les on-dit (par métaphore d’un « brouhaha social », peut-être) et s’approche de la réputation et de la renommée, au point de s’y confondre : la rumeur de sa richesse, la rumeur de sa trahison, etc.

Le lien entre rumeur et réputation est du reste toujours actuel et il a même connu une accélération avec la création du concept d’e-réputation (à partir de 1999), et son instrumentalisation par des agences de communication et des consultants ; à une nouvelle conceptualisation de la réputation ont répondu des dispositifs techniques sommaires (décompte d’assertions sur Internet, bilans de « veille », scores, et autres palmarès. Gare, l’artifice pseudo-scientifique sert surtout à établir des tableaux subjectifs et momentanés, rémunérateurs et très lucratifs, mais celui-ci change l’acception de la réputation à son tour).

Quoi qu’il en soit, le lien entre rumeur et réputation s’est dénoué à l’occasion de la toute première théorie scientifique de la rumeur, en 1902, quand un psychologue allemand, Louis William Stern, publie la première étude sur la rumeur comme objet scientifique. Ce faisant, il réifie la rumeur (en ce sens qu’il l’extrait du réel social et médiatique), il la mesure (il la décompose en « détails »), et il lui confère une mécanique propre (sur la base du « jeu du téléphone »). Après que Stern est passé, la rupture entre rumeur et réputation est consommée ; à preuve, cette dernière par exemple ne connaît toujours pas la quantification, de sorte que l’on ne peut pas dire sans ironie : « Sa réputation est treize fois supérieure à la mienne ».

En 1902, la rumeur de Stern est originale en ce sens qu’elle a acquis des caractéristiques nouvelles (décomposable, péjorative, dangereuse) et que sa caractérisation se fonde sur l’expérimentation, très à la mode positiviste de l’époque. Le dispositif expérimental a deux avantages : il est efficace et devient instantanément un classique de l’enseignement des sciences humaines (pauvres étudiants de sociologie et de psychologie qui, depuis plus d’un siècle, subissent l’expérience sans contextualisation historique ni déconstruction idéologique !) ; il est économique et est répliqué sans fin dans les laboratoires de psychologie sociale depuis lors (on explore le lien entre rumeur et mémoire, implication, répétition, actualisation, anxiété, négativité, etc.).

La rumeur de Stern n’a pourtant pas encore achevé sa mue : il faut encore deux interventions, l’une de la main de sa collaboratrice, Rosa Oppenheim (1909), qui expose scientifiquement son étonnement à voir que les démentis sont moins diffusés par les journaux et intéressent moins les lecteurs que les nouvelles sensationnelles qu’ils tentent de combattre,

 Les démentis sont moins diffusés par les journaux et intéressent moins les lecteurs que les nouvelles sensationnelles qu’ils tentent de combattre  

et l’autre, de la plume de son correspondant scientifique en Suisse, Carl Gustav Jung qui, dans un rapport rédigé sur commande, se sert de la notion de rumeur pour disculper un professeur accusé de conduite amorale à l’égard de ses élèves féminines (celles-ci ont colporté le rêve de l’une d’elle ; le psychanalyste l’analyse sous la forme d’un rêve collectif, et déclare que la rumeur se fait l’écho de la sexualité naissante des adolescentes), mettant en place une forme de sociopsychanalyse et proposant de voir la rumeur comme une parole-symptôme.


Le patrimoine conceptuel laissé par Stern, Oppenheim et Jung est lourd : toute rumeur est désormais liée au faux (au moins en partie), toute rumeur doit être combattue (par les médias, de préférence), et toute rumeur porte un message caché (à déchiffrer par un spécialiste). Plusieurs dizaines d’ouvrages et plusieurs centaines d’articles (plus de huit cents articles sur la base de données PsycInfo en 2016) ont été publiés depuis sans que, pour autant, on ne sache ni désigner adéquatement la rumeur, ni la combattre efficacement, ni même décrire son rôle dans le fonctionnement médiatique.
 

Un problème ardu : caractériser la rumeur. Moderne, le concept est encore flou ; sa caractérisation n’en est que plus ardue. On aurait naturellement envie de la saisir par des critères linguistiques. Il n’y en a guère, contrairement à d’autres genres de la littérature orale (les contes associés au liminaire « il était une fois » ou les charades reconnaissables au « mon premier est, mon deuxième est, mon tout est »). On a parfois espéré que l’expression « il paraît » suffise à trier ce qui est de la rumeur de ce qui n’en est pas ; sans succès, car cet “embrayeur linguistique” vaut pour tout discours rapporté : ainsi la phrase « il paraît que les salaires féminins sont 25 % inférieurs aux salaires masculins » ne s’apparente pas particulièrement à une rumeur…  On a cru aussi diagnostiquer un « style rumoral » (Gryspeerdt et Klein, 1995) fait de conditionnel (« la Présidente aurait un amant »), d’insinuations (« si seulement les murs pouvaient parler ») ou de précautions verbales (« dans l’entourage du Président, on murmure que…»). Las, ce style rumoral est constitutif de tout discours spéculatif et n’aide guère à faire la part des choses.
 

Alors, foin d’analyse interne (cf. Renard, 1999) pour caractériser la rumeur, on a cru pouvoir s’appuyer la « recherche d’attestations antérieures ». Les rumeurs étant souvent racontées au présent, le fait de trouver la trace du passage du récit (où, par qui, quand ?) est une indication fragile mais précieuse pour caractériser le phénomène. Des sites Web spécialisés et des livres s’en donnent même la mission : les ouvrages en langue française de Campion-Vincent et Renard, par exemple ; ou ceux en langue anglaise de Brunvand ; ou ceux en langue allemande de Brednich. Sur le versant numérique, les sites Web s’en inspirent tout en s’en dégageant, et ils constituent de véritables bases de données de « rumeurs attestées » : plus de 120 000 pages indexées pour l’américain snopes.com, plus de 30 000 pages pour le français hoaxbuster.com… pour ne parler que des sites les plus populaires.
 

Ces livres et ces sites de référence donnent une première estimation : oui, ce récit a circulé. Mais cela n’en garantit ni la véracité ni l’obsolescence. La véracité est chose complexe, en effet : elle change en fonction de l’avancement des investigations et des connaissances et elle connaît des nuances qui ne se résument pas à « oui, c’est vrai » et « non, c’est faux ». Dans Vraies ou fausses ? Les rumeurs (1988) par exemple, on trouve 9 catégories intermédiaires entre le faux (72 % des récits publiés) et le vrai (4 %) : « Non vérifié », « Partiellement vrai », « Vrai », « Peut-être vrai », « Non confirmé », « Non prouvé », « Presque vrai », « Probablement vrai », « Qui sait ? », « Vrai à une époque »). Sur le site snopes.com, ce sont 3 à 5 catégories intermédiaires qui agrémentent la dichotomie du vrai et du faux (« mixture » ou « multiple truth value », « outdated », « undetermined », « unclassifiable veracity », « legend »).


Non seulement la présence d’un récit au sein d’un de ces ouvrages ou sur l’un de ces sites « de référence » ne garantit pas sa véracité, mais en plus elle ne permet pas d’en apprécier l’actualité : l’affirmation « ce ne peut être vrai parce que cela a déjà eu lieu » se heurte à un possible « passage à l’acte » (en anglais : « ostensive action », cf. Dégh et Vázsonyi, 1983) de la part d’un malade ou d’un criminel, rendant la rumeur terriblement actuelle. L’exemple le plus classique est lié à la fête américaine d’Halloween et à la croyance que des bonbons empoisonnés sont cachés au milieu des friandises récoltées par les enfants. Balivernes, pourrait-on dire, puisqu’on trouve ce récit classé comme rumeur dans les ouvrages et les sites de référence. Or « le soir de l’Halloween du 31 octobre 1974, [Ronald Clark O’Bryan, matricule nº 529, condamné pour meurtre avec préméditation, a] assassiné son propre fils de huit ans en lui donnant à manger un bonbon empoisonné au cyanure. [… Il] est un criminel singulier en Amérique, pour la raison qu’il est la seule personne jamais condamnée pour avoir “passé à l’acte” une légende urbaine et l’avoir conduite à sa conclusion ultime, le meurtre. » (Grider, 1982) C’est la preuve qu’une légende peut servir un scénario criminel réel, qu’une rumeur peut « performer », devenir vraie.

Toute proportion gardée, c’est ce qui s’est passé ces dernières années dans l’affaire du « clown agressif » : inspiré par le personnage de clown de Stephen King (dans le roman It), un certain Matteo Moroni (25 ans, Italien, sous le pseudonyme de DM-Pranks) a commencé à publier sur la chaîne YouTube des films en caméra cachée présentant un clown menaçant poursuivant des quidams affolés ; ces vidéos ont largement contribué à disséminer le scénario du canular filmé et du personnage de clown, au point que des adolescents se sont fait arrêter pour avoir terrorisé le voisinage à leur tour, et que la presse se saisisse de ce nouvel emballement médiatique pour gloser sur la psychologie des foules modernes.

  Le seul fait qu’il y ait une rumeur fait événement ; et s’il y a événement, alors la publication est possible 


Enfin, la caractérisation de la rumeur participe même de sa diffusion : en l’absence de marqueurs linguistiques formels, dans l’impossibilité de décréter le faux comme trait distinctif de la rumeur, il ne reste plus que l’attestation de circulation pour en venir à bout : est rumeur ce qui a déjà circulé comme rumeur ou, en des termes triviaux, « Je publie un article qui atteste que la rumeur circule, même si je ne peux attester que la rumeur est fausse ». Cet argument, seul et très souvent utilisé, suffit souvent à faire tomber la méfiance des journalistes et de leurs auditeurs, spectateurs et lecteurs, et à faire entrer la rumeur dans le champ de l’information : quelle que soit la rumeur ou le buzz, que l’événement qui y est relaté soit authentifié ou non, le seul fait qu’il y ait une rumeur fait événement ; et s’il y a événement, alors la publication est possible. Le buzz et la rumeur prennent leur véritable envol quand ils font eux-mêmes l’objet d’un traitement médiatique.

La médiatisation de la rumeur, un phénomène négligé

 

Enfin, parmi les problèmes posés par les théoriciens de la rumeur, se trouve celui de sa médiatisation : occultée sans cesse, elle est pourtant une variable extrêmement explicative ; cachée par le dispositif expérimental de Stern, qui prétend réduire le phénomène à sa seule transmission horizontale, la médiatisation de la rumeur est négligée.

Prenons un exemple : celui de la rumeur de la « déportation du 9-3 » (titre d’une dépêche de l’AFP du 12 octobre 2013). En 2013, une rumeur a couru dans la région de Niort, affirmant que la mairie avait signé une convention avec un département de la région parisienne (la Seine-Saint-Denis, souvent désignée par son code départemental 93 et toujours stigmatisée pour ses populations immigrées). Que disait cet accord ? Rien de moins qu’une déportation des populations « de couleur » ou « à problèmes » du nord vers le sud. La maire de Niort dépose plainte contre X le 11 octobre 2013.

Dès lors, sans même vérifier les faits, la presse se saisit de l’affaire et applique le principe de « l’attestation de circulation » (j’atteste qu’une rumeur circule, je n’atteste pas sa véracité). C’est alors un florilège de double discours : les médias diagnostiquent la rumeur et la pointent du doigt. Ainsi le quotidien Métronews rapporte-t-il le propos de la maire de la ville… qui incrimine le petit peuple : « C’est simple, tout le monde en parle. Les commerçants, les gens au bistrot... » (13 octobre 2013). Ainsi Le Figaro confirme-t-il qu’il s’agit d’une rumeur tout ce qu’il y a de plus rumeur (informelle, bas peuple, tache d’huile, incontrôlable) : « Cela se propage par “le bouche-a`-oreille”, selon Pierre Lacore, directeur des relations extérieures de la municipalité´, par exemple chez des commerçants, mais aussi sur les réseaux sociaux. » (13 octobre 2013). Ainsi enfin, Le Monde, donne-t-il la parole à l’élu d’une ville voisine, touché lui-aussi par la campagne de rumeurs, qui encore une fois met en cause la bêtise des jeunes, leur inculture, et l’effet du porte-a`-porte sur les populations : « Le bruit courait depuis deux ans mais je n’y prêtais pas attention. Et puis il y a eu ce tag (“[le maire] troque des noir contre une paserelle”, [orthographe d’origine, ndlr]) et des questions posées lors d’un porte-a`-porte, relate-t-il. » (15 octobre 2013) Bref, une « rumeur à l’état pur », comme le dirait Edgar Morin (2), qui avait rédigé en 1969 un ouvrage important mais tout aussi schizophrénique sur les supports de transmission de la rumeur.


Toutefois, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que la rumeur est sans doute moins « informelle » que voulu, moins « orale » aussi, moins « populaire »… On découvre dans les archives des articles de presse nombreux, bien avant le déclenchement de l’affaire : un maire d’une ville voisine avait déjà déposé une plainte en juillet 2013, c’est-à-dire 3 mois auparavant, et cela avait donné lieu à des publications dans La Nouvelle République, dont le tirage est loin d’être négligeable (plus de 200 000 exemplaires quotidiens). De plus, huit mois plus tôt, le 19 janvier, le même quotidien avait publié un article de fond sur le sujet et avait fait paraître deux démentis émis par la mairie de Niort les deux années précédentes (en 2011 et 2012 : « Plusieurs démentis ont été publiés dans la presse locale », Le Figaro, 13 octobre 2013). Enfin, deux ans plus tôt, en avril 2011, le quotidien champenois L’Union (tirage : 100 000 exemplaires quotidiens) publiait déjà un témoignage d’une habitante qui rapportait le ragot…

 

 La rumeur circule par le truchement d’organes de presse puissants 

Tout tend à démontrer que le récit fantasmatique et saugrenu a attiré les « attestations de circulation », les démentis et quelques plaintes, qui ont été eux-mêmes largement diffusés par la presse locale (dont on a toujours tort de minimiser l’importance), et qui ont participé du phénomène. La question de savoir pourquoi cette rumeur se répand si bien et si vite trouve sa réponse là, dans le fait médiatique : mieux que par le bouche-à-oreille, la rumeur circule par le truchement d’organes de presse puissants, les grands quotidiens régionaux français. On en trouve une preuve définitive dans la géographie : les villes les plus « touchées » par la rumeur sont majoritairement dans les zones de diffusion de L’Union (Saint-Quentin, Soissons, Reims, Châlons-en-Champagne, Vitry-le-François) ou de La Nouvelle République (Niort, Poitiers, Le Mans, Vichy, Nevers, Limoges, Guéret, La Souterraine, Montluçon, Tulle).


Cet exemple montre assurément que le phénomène de la rumeur n’est pas magique et qu’il est tributaire d’une médiatisation constante. Bien que sous-estimée, la médiatisation de la rumeur joue en effet avant, pendant et après le surgissement de la rumeur : avant, en mettant à disposition du public des récits stéréotypés prêts-à-l’emploi ; pendant, en attestant la circulation de la rumeur et en garantissant ses qualités mythifiantes (informelle, populaire, orale, etc.) ; après, en réécrivant l’histoire et en lui assignant un nom (un désignant événementiel, dirait Laura Calabrese).


Et s’il fallait s’interroger sur la composante xénophobe et raciste du récit lui-même, il ne faudrait peut-être pas non plus s’appesantir seulement sur la noirceur de l’âme humaine et la peur de l’altérité : les explications médiatiques sont assurément plus économiques. On trouve ainsi dans la « rumeur du 9-3 » le thème de l’« invasion migratoire », récurrent dans le discours xénophobe. D’où vient ce motif, exhibé comme s’il avait le pouvoir naturel de nous terroriser ? Il faut faire un détour du côté des discours sur la pureté du sang ou de la race (chez Gobineau, par exemple) : la race française pourrait être souillée (diluée) par la seule fréquentation de populations impures. La seule présence d’une population étrangère semble tout à coup suffire à faire le malheur d’une nation (auparavant, on craignait l’invasion militaire ou la razzia, car elle s’achevait par la mort ou l’esclavage ; jamais les Anciens n’ont cru être souillés par une population étrangère ou asservie, par leur seule présence dans la cité).

 

 Il ne faut donc pas être grand clerc pour noter que le fantasme de l’invasion migratoire trouve sa source autant dans les succès de librairie que dans les mouvements politiques 

Or, dans les années 1970, au même moment où se constitue une nouvelle extrême-droite (le Front national est fondé en 1972), le fantasme de l’invasion migratoire réapparaît dans la population et fait le succès de certains romans, comme par exemple Le Camp des saints, de Jean Raspail.

Paru en 1973, ce livre met en scène l’invasion de la France par une population immigrée d’un million d’Indiens, de boat people, qui affaiblissent le pays au point d’y entraîner une forme d’apocalypse. Pourquoi parler de ce livre ? Eh bien, parce que sa diffusion mirifique contribue à expliquer la diffusion du thème de « l’invasion migratoire » : l’ouvrage a connu un immense succès de librairie, qui ne se dément pas jusqu’à aujourd’hui (plusieurs éditions, dont deux en collection de poche ; à la huitième réédition en 2011, le titre est classé nº 1 des meilleures ventes dans la littérature française par les sites de vente sur Internet de la Fnac.com et d’Amazon.fr !).

Enfin, si Jean Raspail ne comprend pas lui-même où il a puisé son inspiration, ainsi que le rapporte L’Express, on pourra lui rafraîchir la mémoire en citant une autre œuvre immémoriale, celle de Louis Bertrand, parue en 1907, L’Invasion. Là encore, bien que différemment, il est décrit une invasion migratoire : comme la vérole sur le bas-clergé, les Italiens débarquent à Marseille, et avec eux, des Siciliens, des Catalans, des Russes, des Japonais, des Juifs ; la plèbe y révèle sa nature et sa laideur à la faveur de la grève générale, des « chevelures hirsutes », des « cils d’albinos », des « caftans crasseux », des « prédications furibondes », un « langage barbare ».

Le mécanisme idéologique sous-jacent, comme dans le fantasme, montre que le mélange des sangs(3)  entraîne mathématiquement l’impureté des âmes. Il ne faut donc pas être grand clerc pour noter que le fantasme de l’invasion migratoire, s’il n’était pas déjà présent dans la culture française, trouve sa source autant dans les succès de librairie tout au long du XXe siècle que dans les mouvements politiques. La rumeur d’une déportation de masse de populations déshéritées ne fait donc que confirmer les récits de peur et les théories catastrophistes du moment.

Au centre du cirque médiatique

 

En guise de conclusion, après avoir exploré l’histoire du concept, les difficultés de caractérisation de la rumeur, et enfin la nécessité d’inclure la médiatisation dans l’analyse du phénomène rumoral, il me semble intéressant de montrer que cette médiatisation est largement occultée par les chercheurs eux-mêmes, victimes d’une sorte de « cécité volontaire » (Froissart, 2010). En 1989, un spécialiste, Bruce Jackson, s’était déjà rengorgé à propos d’un manuel d’ethnologie consacré aux légendes contemporaines : alors que personne n’ignore le tropisme du cinéma pour les histoires croustillantes qui se racontent au coin du folklore, le Handbook of American Folklore de Dorson (1986) réussit « à ignorer les films entièrement ». Les ouvrages parus récemment ne viennent guère corriger ce biais. Prenons par exemple les quatre derniers parus en langue anglaise (DiFonzo, 2008 ; DiFonzo & Bordia, 2007 ; Kimmel, 2003 ; Stewart & Strathern, 2004), et trions-les par nombre de références aux médias : on s’aperçoit vite que les médias sont la partie congrue ; en nombre de pages, moins d’une sur dix évoque le sujet (82 pages sur 1 067, soit 8 %). L’absence relative des médias dans les ouvrages consacrés à la rumeur est l’indication que la cécité volontaire, qui touche tout un chacun, est à l’œuvre également chez les spécialistes. On a l’impression que, récents ou anciens, les ouvrages qui traitent de la rumeur ne saisissent toujours pas le sens profond de la mutation des cent cinquante dernières années, depuis qu’on est entré dans le monde des médias industriels. Or ils lui sont consubstantiels.


Le phénomène rumoral est décidément étrange, presque surnaturel (Marcel Détienne ne disait-il pas que « La rumeur, elle aussi, est une déesse » ?) : quand la rumeur est détectée, c’est déjà trop tard, c’est qu’elle a été transformée en son avatar médiatique. Et, sa mutation à peine constatée, toutes les forces du discours s’attachent aussitôt à montrer sa « nature » a-médiatique…Le mouvement est toujours double, on va de la caractérisation à l’occultation, en passant par toutes les étapes d’un reniement nécessaire (une désignation liée davantage à la circulation qu’à la véracité, une occultation liée davantage à la croyance qu’à la mesure). Le journaliste, confronté au surgissement de la rumeur, n’a plus guère que deux attitudes à tenir : nourrir ou désavouer la nouvelle, c’est-à-dire – dans les deux cas – l’accréditer, lui donner précisément le statut de nouvelles. Pour le dire sous une forme triviale : « Quand la rumeur paraît, qu’y a-t-il de vrai ? Dans tous les cas, qu’une rumeur est apparue ! » La rumeur médiatique est toujours gagnante : démentie ou diffusée, elle demeure au centre du cirque médiatique – telle est sa victoire.

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À lire également dans le dossier « Du Moyen Âge à Internet, les ressorts de la rumeur »

La rumeur au Moyen Âge : média des élites et voix du peuple par Maïté Billoré

Lutter contre les rumeurs : mission impossible ? par Philippe Aldrin

Rumeurs complotistes : de la croyance à la défiance par Emmanuel Taïeb

Attentats : l’information en guerre contre les rumeurs entretien avec Samuel Laurent

 

Références

  • Rolf Wilhelm BREDNICH, Die Spinne in der Yucca-Palme: Sagenhafte Geschichten, C. H. Beck, 2009

 

  • Jan Harold BRUNVAND. Too Good to Be True: The Colossal Book of Urban Legends, W. W. Norton & Co, 2001.

 

  • Laura CALABRESE. L’événement en discours. Presse et mémoire sociale, Académia-L’Harmattan, coll. « Science du langage. Carrefours et points de vue », 2013.

 

  • Véronique CAMPION-VINCENT & Jean-Bruno RENARD, 100 % rumeurs. Codes cachés, objets piégés, aliments contaminés… La vérité sur 50 légendes urbaines extravagantes, Payot, 2014.

 

  • Linda DEGH et Andrew VAZSONYI, « Does the Word “Dog” Bites ? Ostensive Action as Means of Legend-Telling », Journal of Folklore Research, nº 20, pages 5-34, 1983

 

  • Marcel DETIENNE, « La rumeur, elle aussi, est une déesse ». Le genre humain, Fayard, nº 5 (automne : « La rumeur »), pages 71 à 80, 1982

 

  • Nicholas DiFONZO, The Watercooler Effect: A Psychologist Explores the Extraordinary Power of Rumors, Avery (Penguin), 2008

 

  • Nicholas DiFONZO & Prashant BORDIA, Rumor psychology : Social & organizational approaches, American Psychological Association, 2007

 

  • Richard M. DORSON (dir.), Handbook of American Folklore, Indiana University Press, 1986

 

  • Pascal FROISSART, « Rumor ». In Wolfgang Donsbach (dir.), International Encyclopedia of communication, Blackwell, 2008

 

  • Pascal FROISSART, « La rumeur, un me´dia de connivence », La rumeur. Histoire et fantasmes,  Belin, 2010

 

  • Sylvia GRIDER, « The Razor Blades in the Apples Syndrome », in Paul Smith (dir.), 1984 : 128-140, Perspectives on Contemporary Legend. Proceedings of the Conference on Contemporary Legend. Sheffield, July 1982, Cectal Conference Papers Series nº 4, 1982

 

  • Axel GRYSPEERDT et Anabelle KLEIN, La galaxie des rumeurs, Ed. EVO, 1995

 

  • Bruce JACKSON, « From the Editor: Wars Don’t End », Journal of American Folklore, nº 102, pp. 387-389, 1989

 

  • Hal MORGAN, Kerry TUCKER et Marc VOLINE, Vraies ou fausses ? Les rumeurs, First, 218 pages, 1988

 

  • Jean-Bruno RENARD, Rumeurs et légendes urbaines, PUF, 1999

 

  • Allan J. KIMMEL, Rumors and rumor control : A manager’s guide to understanding and combatting rumors, Lawrence Earlbaum Associates, 2003

 

  • Pamela J. STEWART & Andrew STRATHERN, Witchcraft, sorcery, rumors, and gossip, Cambridge University Press, 2004


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Illustration : Alice Durand

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