Éloge de la lenteur
On ne parle néanmoins pas assez du caractère littéraire de ce type de reportage, et c’est peut-être là
que se situe une distinction entre les traditions américaine et française. Le programme en
literary reportage du Arthur L. Carter Journalism Institute de la New York University vante les mérites de son programme d’enseignement en ces termes : « Les écoles de journalisme forment de bons reporters, les programmes de lettres (
creative writing) forment de bons écrivains ; le reportage littéraire réunit le meilleur des deux ». Le défi du format long réside donc aussi dans la formation des futurs journalistes. Dans de nombreuses universités américaines, il existe des formations au journalisme narratif et littéraire. À l’Université de Harvard, la prestigieuse Nieman Foundation possède
son laboratoire en journalisme narratif, créé dès 2001 vu l’intérêt grandissant pour le genre. Des séries de textes sont publiées, et des écrivains-journalistes de renom y animent colloques et séminaires.
Des laboratoires de récits médiatiques existent en Europe et les écoles de journalisme initient à l’écriture narrative et au reportage d’investigation. Quant à parler de journalisme littéraire, l’adjectif semble trop prétentieux, ou entraîne une confusion avec la fiction ou la critique littéraire. Cette différence semble venir d’une tradition décomplexée dans le monde anglo-saxon où l’enseignement de l’écriture créative peut s’acquérir à force de travail auprès de maîtres. De grands auteurs tels que David Foster Wallace ou Jonathan Safran Foer n’ont pas caché avoir suivi des ateliers d’écriture pour parfaire leur art, ce qui, du côté francophone, s’avouerait difficilement, peut-être à cause d’une tradition qui voudrait que le génie littéraire soit inné. Il est donc urgent de conférer aux études en journalisme leurs lettres de noblesse, et de penser la formation également en termes d’écriture créative et pas seulement d’écriture multimédia, ces deux pratiques n’étant d’ailleurs pas du tout incompatibles.
Les revues qui proposent du journalisme au format long mettent l’art du
storytelling au centre de leurs préoccupations, tout en revendiquant leur appartenance première à un journalisme de qualité. Le journalisme littéraire, comme tout autre journalisme, implique que les récits parlent du réel, et que tous les faits énoncés soient corrects et scrupuleusement vérifiés. Le recours à des outils d’écriture littéraire ne signifie pas que l’information est fictive et la réalité romancée. Le
New Yorker est le parangon du genre, tandis que
Vanity Fair,
GQ et
Esquire font la part belle à ce format long de qualité, sans compter les titres qui ont essaimé en ligne, tels que
Slate,
Salon,
Byliner ou
Longform, ce dernier site assurant plutôt un relais vers d’autres plateformes de lecture. Tim Holmes et Liz Nice notent qu’il existe une pléthore de magazines, dont l’omniprésence, paradoxalement, fait que nous ne les remarquons même plus. Ils se montrent même optimistes par rapport à leur avenir, car les magazines ont une identité forte, innovent sans cesse, et constituent pour leurs lecteurs une expérience de lecture particulière, qui n’est pas comparable à celle d’un journal.
Côté français,
l’avalanche de « mooks » a surtout commencé avec la revue
XXI en 2005. Projet visionnaire à l’époque, car Patrick de Saint-Exupéry et Laurent Beccaria étaient les seuls, et donc des pionniers, pariant sur le format long et le papier. Le monde de l’édition venait ici au secours du journalisme, et non l’inverse. L’audace a été payante et le modèle a fait des émules – qui eux ne rencontrent pas le même succès. Ces revues qui ressemblent à des livres, et se vendent d’ailleurs en librairie et non en kiosque, offrent précisément du journalisme au format long. Leur objectif est de parler de faits réels, mais avec un angle d’attaque original, que ce soit dans le choix des sujets (histoires du quotidien, reportages de guerre, récits de voyage), le type d’écriture (texte, photo, bande dessinée, illustration), ou la sélection des auteurs.
Le numéro 21 de la revue XXI (Hiver 2013)
Les rédacteurs de
XXI ont choisi de s’adresser aux lecteurs plutôt qu’aux annonceurs et ont pris le contrepied de tous les poncifs de l’industrie médiatique, ce qu’ils énoncent dans
un manifeste, qui fit d’ailleurs
débat. Le format long n’est évidemment pas nouveau en France. Les revues
Actuel et
L’Autre journal ont existé dans les années 1970 et 1980, mais ont disparu quelques années plus tard. L’objectif de ces revues est de lutter contre le nivellement par le bas et de proposer une presse de qualité, remède à
l’infobésité. Quant à l’intérêt pour les histoires vraies, Nelly Kaprièlian identifie ce retour au réel comme
une défense contre un « monde-chaos » où tout est virtuel. Plusieurs écrivains français – et non des journalistes, cette fois – ont à cœur d’utiliser le réel comme matière première.
Le format long fait bon usage des évolutions technologiques, et pourtant il reste un paradoxe :
celui du retour au papier, et d’un certain succès de la presse magazine. Les deux raisons majeures qui expliquent la bonne santé relative des magazines au format papier est que les lecteurs attachent encore une importance à l’esthétique et la permanence de l’objet, et au fait que les magazines, et surtout les revues, ouvrent le champ des possibles en débordant du domaine restreint et éphémère de l’actualité.. Pour
The Economist,
les magazines ont dû se montrer plus intelligents que les journaux, et ont su transformer la menace Internet en tremplin créatif. Le succès des revues et magazines réside essentiellement dans leur forte identité et la conséquente fidélité que leur vouent les lecteurs.
Le format long se diversifie et se réinvente grâce aux nouvelles technologies et au succès des magazines et des revues. En s’écartant du domaine de l’information instantanée et rapidement diffusée, le format long imprime un rythme différent et remet au centre des priorités la qualité du texte, le respect du sujet, et la prise en compte du lecteur. Éloge de la lenteur, de la longueur, et du talent, qui devrait réconforter les apprentis journalistes redoutant une carrière de « fact-checkeur », figé derrière un écran, au détriment d’un métier de passeur d’histoires, à la rencontre des gens. Le numérique offre aujourd’hui de nouveaux outils pour sublimer le journalisme littéraire, promouvoir sa dimension humaine et cultiver sa qualité « artisanale ».