Peut-on encore vraiment lancer un hebdo papier en France ?

Peut-on encore vraiment lancer un hebdo papier en France ?

Lancés en fanfare et dans un court intervalle de temps, les hebdomadaires l’Ebdo et Vraiment n’ont vécu que quelques numéros. Analyse d’un échec.

Temps de lecture : 8 min

La décennie 2010 est marquée par le lancement de nouveaux médias d’information sur différents supports, numériques, mais aussi imprimés. L’accueil rencontré par plusieurs aventures éditoriales, pourtant parfois considérées comme risquées n’est pas pour rien dans cette éclosion de publications. Les 160 000 abonnés de Médiapart, l’équilibre trouvé par Le 1 Hebdo ou Society ne sont pas étrangers à la multiplication de ces entreprises conduites le plus souvent par des journalistes. En ce début d’année 2018, le mouvement semblait s’accélérer, avec des projets audacieux, vidéos ou audio sur le web (Le Média, Loopsider, LouieMedia, etc.), mais aussi sur support papier, dans une périodicité exigeante, celle de l’hebdomadaire.

Apparemment les promoteurs des lancements d’Ebdo et de Vraiment, qui ne sont pas des débutants ont réuni sur leurs publications les facteurs qui caractérisaient les publications qui ont connu le succès, à commencer par l’idée de se situer sur un terrain différent de celui des médias d'information dominants en faisant un pas de côté vis-à-vis de l’information de flux, gratuite, disponible partout, avec l’ambition de « faire communauté ». Comment alors expliquer leur échec, qui se traduit par un arrêt rapide et la faillite des entreprises qui les portaient ?

Quelques-uns des facteurs de réussite des différents lancements

Quel que soit leur support, chacune de ces publications fait explicitement un pas de côté au regard de ce qui fait le paysage dominant de l’information et tout particulièrement l’information de flux, traitée toujours plus vite que symbolisent les chaînes d’information en continu ou les sites web d’information. En expliquant et justifiant ce pas de côté cette différence, il sera question pour ces éditeurs de se démarquer de la redondance, la superficialité, l’infobésité, la fragilisation et la difficulté à identifier le sens des événements ou des sujets abordés pour le public.

 Les nouveaux médias prennent tous des points de vue forts qui les rendent à la fois immédiatement reconnaissables et non substituables 
Les nouveaux médias qui s’imposent dans le numérique comme dans l’imprimé prennent tous des points de vue forts qui les rendent à la fois immédiatement reconnaissables et non substituables. En matière de mode de traitement de l’information ce sera par exemple l’investigation (Médiapart), l’expertise (Contexte), le reportage (Society), le traitement approfondi de dossiers à plusieurs voix (Le 1 Hebdo). Un autre parti pris pour traiter l’information tient à la manière de travailler des journalistes qui est quelle que soit la périodicité de la publication, la lenteur, dans tous les cas un temps important laissé au journaliste, voire une absence de limites, tant que le sujet n’est pas prêt. En corollaire de la lenteur intervient un parti pris de narration, le format long, plus adapté au support numérique, mais qu’assume également So Press (Society) pour l’ensemble de ses publications imprimées. Une forme de parti pris peut également résider dans la forme, à des degrés divers, qu’il s’agisse d’un décalage de présentation au regard des standards du moment (Médiapart) ou d’un objet résolument inédit comme le grand format plié du 1 Hebdo.

Le pas de côté concerne très clairement le modèle économique. Le financement par la publicité, complet (gratuité) ou partiel, est réservé à des publications qui peuvent s’appuyer sur un capital d’image, de crédibilité, d’histoire et des moyens importants (avec en arrière-plan le débat sur la concentration). Les échecs ou les rachats forcés de titres comme Owni, Quoi.info, LePost, Rue89, Metro, etc. ont fonctionné ici comme un signal de passage impossible pour des éditeurs qui entendaient revendiquer leur indépendance.

Leur modèle économique est donc basé sur le payant, la « monétisation » de l’information auprès du public. Pour autant les sites d’information, comme les magazines ne pouvaient pas demander à leurs lecteurs un effort comparable à celui de mooks, comme XXI ou 6 mois. Les prix de leurs abonnements mensuels (pour le web) ou des exemplaires papiers se devaient de rester modérés, ce qui a eu pour corollaire de concevoir à l’économie des organisations, des structures, des manières de travailler, des formes de rédactions. Médiapart s’appuyait à ses débuts sur une vingtaine de journalistes salariés. Contexte fut lancé avec une équipe de cinq journalistes permanents. Le 1 Hebdo repose principalement sur des journalistes pigistes ou des contributeurs indépendants. Une soixantaine de journalistes sont salariés à So Press, travaillant à la réalisation de l’ensemble des titres, dont Society, mais aussi Doolittle, So Foot, Pédale, So Film, Tampon, Dada, etc.

Enfin, le dernier pas de côté, particulièrement délicat, pourrait être qualifié de « faire communauté ». Il y a là bien sûr une notion de contrat de lecture, avec un public plus ou moins bien cerné, qui doit cependant être explicité et respecté. Il faut aussi faire intervenir des manières d’accompagnement de la publication par son public. Selon les supports les ressources ne sont pas les mêmes. Médiapart crée et anime à cet effet « Le club », espace gratuit de contributions, dont certaines pourront être reprises dans l’offre payante. Le site a dès l’origine multiplié les rencontres « présentielles » avec ses lecteurs, sous la forme de portes ouvertes, événements, etc. So Press a fait le choix de crowdfunding pour Society, avec le partenariat de KissKissBankBank. L’enjeu était moins le volume des fonds recueillis (un peu plus de 50 000 euros) qu’une manière d’accueillir un premier noyau de lecteurs dans ce projet de titre. Pour les magazines pratiquant la vente au numéro, la communauté passe par le réseau de diffusion. Les vendeurs de presse, qui vivent une période difficile, sont plus ou moins sensibles aux lancements. Un enjeu est ici de les embarquer dans l’aventure. Incontestablement ils ont joué le jeu de Society et du 1 Hebdo, dont la forme les surprenait.

Une remarque s’impose enfin. Un point commun, pas forcément explicite à priori, vu la différence des orientations de ces succès éditoriaux. Il a trait à leur public. Tous vont trouver leurs niches de lectorat, dans une frange de la population aux contours sociologiques assez identifiables : niveau d’éducation plutôt élevé, pratiques culturelles diversifiées, niveaux de revenus suffisants, sans être forcément très élevés, engagement ou en tout cas forte motivation à la vie de la cité et aux idées qui la traversent. Ce sont de gros consommateurs d’informations sous toutes ses formes, sachant que pour eux l’enrichissement de l’offre a un effet cumulatif, comme le montrait Olivier Donnat, dans la dernière édition des « Pratiques culturelles des Français »(1).

Ebdo et Vraiment dans la démarche de précédents succès

 L’échec des lancements d’Ebdo et Vraiment interroge d’autant plus que ceux-ci mettaient leurs pas dans ceux des médias qui avaient connu le succès précédemment  
L’échec des lancements d’Ebdo et Vraiment interroge d’autant plus qu’apparemment ceux-ci mettaient leurs pas dans ceux des médias qui avaient connu le succès précédemment : pas de côté éditorial et opposition à l’information de flux disponible partout ; contre-pied journalistique en misant sur le lent, le long, l’ambition d’aller au fonds de sujets, le choix de sujets qui sortent de l’actualité pour se tourner vers la société, le vécu de nos contemporains. L’idée de « faire communauté » est bien présente et des dispositifs tels que ce périple-rencontre avec le public durant des semaines, par l’équipe d’Ebdo en est l’une des manifestations. Les lecteurs potentiels savent qu’il n’y aura pas de publicité ou très peu selon le titre, avec la promesse de libérer l’éditorial des concessions auxquelles celle-ci conduirait. En conséquence, les lecteurs savent que c’est eux, en répondant à l’appel de communauté, qui devront porter complètement le projet.
Et pourtant cela n’a pas marché ou pas suffisamment. Quelles explications pour expliquer ces contre-performances ?

De la difficulté à réunir à nouveau les facteurs du succès

Quelques semaines après l’arrêt de Vraiment, il est sans doute trop tôt pour dégager l’explication la plus déterminante de l’échec de ces lancements. Il semble que c’est plutôt un faisceau d’éléments qui interfèrent sur plusieurs des facteurs qui avaient fait les succès précédemment évoqués, qui en se conjuguant débouchent sur des offres insuffisamment attractives.

 Quel était le contrat de lecture ?  
Le premier de ces éléments concerne ce qui a trait à l’identité éeacute;ditoriale, ce qui va faire qu’un titre est absolument singulier dans sa forme de journalisme, son ton, les choix de sujets et les manières de les traiter. Il suffisait d’interroger les kiosquiers les jours de lancement et les semaines suivantes pour voir leur embarras à présenter le nouveau titre. Le même embarras s’est retrouvé chez les lecteurs curieux, comme les commentateurs de la presse. Les nouveaux concepts éditoriaux ne se distinguaient pas suffisamment ou ne révélaient pas vraiment ce qu’était l’ambition de ceux qui les avaient conçus. Quel était le contrat de lecture ? Au fil des semaines, les choses s’aggravèrent encore dans le cas d’Ebdo, avec des choix de unes qui pouvaient être déjà vus comme la sexualité féminine ou très inattendus au regard de la promesse initiale, avec de l’investigation, ce qui n’était pas le registre initialement revendiqué. Pire, une investigation fragile, face à un environnement concurrentiel pas du tout prêt à faire des cadeaux dans ce domaine. Dans le cas de Vraiment, il n’y eut pas un tel hiatus, mais de numéro en numéro, le lecteur interrogé qui trouvait le contenu « intéressant » ou « pas mauvais », ne fut pas suffisamment convaincu pour que le magazine ne soit pas substituable.

Il y eut donc déception ou pas suffisamment d’adhésion selon le titre, selon les lecteurs et face aux mauvais chiffres, les équipes ont donné le sentiment de se replier sur elles-mêmes, voire de tâtonner un peu dans tous les sens, au lieu de revenir vers leurs lecteurs, vers la communauté, qu’elles visaient, pour tenter de reprendre la démarche et la réorienter avec des axes renforcés. Frank Annese le fondateur et manager de So Press insiste ici sur deux questions, la première est celle de la nécessaire adaptabilité dans un contexte de l’information qui connaît de telles transformations. Il faut essayer des choses. Arrêter lorsque c’est nécessaire, ce qu’il fit avec Sofa, le magazine culturel, pour rebondir. « C’était notre état d’esprit lors du lancement de Society », expliquait-il lors d’un débat à la BPI. La seconde question tient à l’obligation de travailler au plus près de son public et de la communauté en constitution. « Rebondir » selon les termes de Frank Annese suppose d’en avoir les moyens en termes de financement, mais aussi d’organisation. En l’occurrence, le fait de travailler sur plusieurs titres, à des coûts très serrés, ce qui est parfois reproché à So Press est une option qui n’est pas forcément ou facilement reproductible.

Un public accueillant, mais exigeant et limité

L’enjeu de l’identité, de la singularité, de l’originalité du concept éditorial est d’autant plus crucial qu’une majorité de créations numériques et imprimées, de même que nombre d’évolutions de formules multisupports de la presse d’information se concentrent sur les mêmes publics. Ces publics ne sont-ils pas trop étroits ? Ou peuvent-ils absorber autant de nouvelles offres ? Dès lors, une prime à la puissance et une prime aux premiers entrants pourrait peser lourdement sur les nouveaux venus.

Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de place dans l’approche des publics éduqués, cultivés, à fort engagement public. Ceux-ci cumulent bien les pratiques d’information multiples, mais ils sont aussi des consommateurs exigeants, notamment en matière de distinction et d’originalité du contenu éditorial proposé. Cela veut dire que la barre pour entrer sur le marché est placé beaucoup plus haut en termes d’innovation, qu’il s’agisse du caractère inédit et très distinctif de la formule éditoriale. Cela implique une forte capacité d’adaptation et la capacité de rebondir très vite en cas de réponse insuffisante du public. Or les lancements qui ont eu lieu avaient des structures sans doute insuffisamment flexibles. Ils n’avaient pas non plus d’autres points d’appui ou des points d’appui suffisants, pour multiplier les essais et les expériences, pour reprendre la formule de Frank Annese.

Il faut peut-être enfin s’interroger sur le parti pris monosupport de ces deux nouvelles publications. Elles se situaient certes pour Rollin Publications dans une sorte d’option, de principe, qui avait été couronné par le succès de deux mooks successifs XXI et 6 mois. Elles semblaient aussi pouvoir trouver une validation dans les lancements réussis du 1 Hebdo et de Society. Sauf que So Press est loin d’être complètement monosupport. Sauf que les pratiques des publics visés évoluent rapidement, donnant une place toujours plus importante à des démarches éditoriales multisupports(2) et que la justification de l’imprimé doit être absolument indiscutable en qualité de rendu, esthétique, plaisir du touché, envie de conserver, etc.

Interroger les caractéristiques des publics et de leur appétence à l’égard de nouvelles offres éditoriales, questionner les choix de supports, pourrait bien conduire à réfléchir à la force, mais aussi aux faiblesses de démarches « pures journalists ». Chacun s’était réjoui de succès débarrassés de carcans imposés par les services de développement ou les excès d’un marketing de la presse magazine obnubilé par le marché publicitaire. Sauf que le marketing, ramené à sa place, celle d’une connaissance fine du public et de ses pratiques, aurait sans doute permis de situer chaque offre au regard du public visé et notamment d’évaluer en quoi il pouvait y avoir redondance par rapport aux lancements précédents. Il aurait peut-être aussi pu questionner le calendrier et le risque pris à ne pas observer comment les publics, mais aussi le réseau de diffusion – les vendeurs de journaux, répondaient d’abord à l’offre Ebdo, avant de sortir Vraiment. Tout comme il aurait pu davantage préciser la place d’une formule imprimée et laquelle, face à une édition numérique, elle-même payante.

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Crédit photo :
Magazines au kiosque. assalve/iStock

(1)

Olivier DONNAT, Les pratiques culturelles des français à l’ère numérique – enquête 2008, La Découverte / Ministère de la culture et de la communication, Paris, 2009.

(2)

Cf. Nos ouvrages : La presse d’information multisupports et Rédactions en invention, chez Uppr. 

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