Philosophisme de l'écran

Philosophisme de l'écran

Regard de la société de l’écran (sur elle-même) plus que « philosophie », ce livre présente néanmoins le mérite de souligner le paradoxe où l’Occident se tient actuellement.

Temps de lecture : 6 min

« Philosophie de l’écran ». « Philosophie » et « écran », des termes qui font vendre ou parler, c’est selon. Ce n’est pas nouveau, une philosophie, qu’elle soit de l’art, de la science ou de la vie, est toujours pleine de promesses. De son côté, l’écran n’est pas en reste, puisque ce mot semble depuis une dizaine d’années, c’est-à-dire depuis qu’il sature notre paysage visuel et linguistique, ouvrir des perspectives séduisantes en terme d’interprétation. Alors, une philosophie de l’écran… Mais si la stratégie marketing est efficace, une fois les effets cognitif, affectif et conatif dissipés(1) , on peut s’interroger sur la nécessite de ce livre.

 
Depuis une dizaine d’années, les ouvrages traitant de l’écran comme d’un fait de société se multiplient, sous l’impulsion de journalistes et d’essayistes, penseurs de la post-modernité, sociologues(2) ,  philosophes(3) , psychologues(4) , ou bien encore linguistes(5) . Philosophie de l’écran se propose donc d’apporter une contribution supplémentaire à une réflexion actuellement assez prisée du grand public.

Scénographie

Avant d’aborder le fond, examinons un peu la forme. Car Philosophie de l’écran repose sur une structure qui mérite que l’on s’y attarde. De chapitres en paragraphes, les idées sont développées selon un schéma simple et efficace. Répétition du motif, succession d’images : à partir d’un fait d’actualité et d’une théorie philosophique développée par un auteur classique – Kant et le printemps arabe ; Whitehead et le dispositif du JT ; Braudel et les flash crash boursiers ; Rousseau et le peer to peer ; Adam Smith et les normes comptables ; Voltaire et le PIB – l’auteur analyse les points de friction et dénonce les incohérences entre les images de notre quotidien et la culture dont elles sont issues.
 
Relire Marx, Wittgenstein, Platon, Rousseau, Descartes et Aristote pour mieux les relier au « monde de la vie », aux réseaux sociaux et aux moteurs de recherche, voilà qui est louable. Pour ce faire, cédant à la culture de son lectorat, vraisemblablement plus « hyper » que « deep » attentif, Valérie Charolles joue la carte de « l’hyper segmentation », multipliant les exemples, zappant d’un auteur à un autre pour nous maintenir en haleine. A priori, l’avantage de ce procédé littéraire est bien sûr d’encourager la lecture et d’ouvrir le champ de la philosophie – ou du moins des ouvrages de réflexion sur les questions de société – à un public qui s’en tient parfois éloigné pour des questions de forme donnée au débat. Valérie Charolles a donc su tirer profit de cette simplification en réduisant les barrières à l’entrée.

De quoi parle-t-on ?

Mais peut-on construire une pensée solide en procédant ainsi ? C’est là que les choses se corsent. En effet, à éluder la complexité, le risque est que le propos peine à s’élever durablement et qu’il reste parfois superficiel. De fait, au fil des pages, on en vient à regretter un peu cette rigueur traditionnellement attachée à la philosophie pratiquée dans sa version plus « classique ».
 
Que nous manque-t-il ici ? D’une part, le renvoi explicite à des références contemporaines, ce qui a pour intérêt notable de pouvoir situer l’auteur au sein d’un domaine où il n’est pas seul à œuvrer. D’autre part, en cédant à la facilité, Philosophie de l’écran laisse le champ libre à quelques passagers clandestins qui se sont infiltrés discrètement dans la démonstration.
 
Plusieurs termes qui mériteraient d’être explicités agissent comme des images qui font écran à la compréhension. Ainsi « le monde de la vie » et surtout « l’écran », fils rouges de Philosophie de l’écran, deviennent, à force de ne renvoyer qu’à eux-mêmes, des artifices qui décrédibilisent le propos.
 
S’agissant par exemple de l’expression « monde de la vie », il est intéressant de noter qu’elle apparaît à de très nombreuses reprises dans le livre. Et bien qu’Husserl(6) fasse partie des références bibliographiques, leur filiation n’est jamais explicitée dans le corps du texte. Surexposée, affaiblie, cette image coupée de sa source est répétée à l’envi, ce qui a pour effet d’exclure certains lecteurs d’une partie du contenu.
 
Soit. Certains passeront donc à côté de quelque chose, ce genre de situation est inévitable. On peut simplement regretter qu’un exemple aussi frappant se trouve au centre d’un ouvrage dont l’ambition est de vulgariser la philosophie et de proposer au grand public une redécouverte de son héritage culturel.
 
Ce qui est plus problématique, c’est l’usage qui est fait du terme « écran ». Tour à tour synonyme de « société du spectacle », de « réseau », d’ « ordinateur » (« l’écran dote chacun d’une capacité de calcul ») ou encore du phénomène d’« autosurveillance », cette surexploitation sémantique illustre le phénomène de « fétichisation » autour de l’écran auquel ce livre n’échappe pas.
 
Dès l’introduction la  démonstration repose sur une assertion boiteuse car trop générale – « notre monde est peuplé d’écrans ». L’écran semble inclure tous les périphériques de visualisation, puis, par métonymie, il devient même le symbole d’un phénomène, voire d’une société – « cette société d’écrans ». La confusion qui résulte de cette absence de précision renforce la perplexité du lecteur. S’agissant d’une Philosophie de l’écran, on se serait attendu à un minimum de rigueur scientifique, à commencer par la définition claire des limites du champ sémantique choisi ici pour l’écran.

L'écran borgne

Loin d’être anecdotique, cet exemple révèle le véritable enjeu de cet essai. En tant que magistrat à la Cour des comptes, économiste et férue de logique, Valérie Charolles permet à son lecteur de profiter d’une réflexion sur le fonctionnement de notre société, de la sphère marchande – « le marchand et le non-marchand » – à la res publica – « le public et le privé » – en passant par les modes de gouvernance – « savoir et décider ». Son regard sur le rôle de la programmation et des réseaux – à la fois idéologie politique et réalisation technique – éclaire intelligemment le grand public.
 
Mais voilà, l’angle mort de ce livre est l’ambition affichée de traiter de phénomènes internationaux, tout en omettant de signaler que « notre monde » n’est pas celui d’une partie du monde. La mondialisation est bien le produit d’une société, la nôtre, c’est-à-dire le monde de ceux bercés par le mythe de la caverne. Et si « notre monde » tend à devenir le monde, c’est parce que ses penseurs médiatisés oublient que, eux aussi, sont « situés »(7) . Effectivement, les risques liés à la globalisation se profilent, mais ils sont en réalité entretenus par des discours ethnocentristes.
 
Ainsi, Philosophie de l’écran encourage à son corps défendant le modèle de société qui y est remis en cause. Employée sans conscience, la figure de l’écran perd de sa pertinence, et devient un moyen qui permet à des occidentaux qui s’ignorent d’exprimer leur vision du monde, comme il est, et comme il devrait être. Ou plutôt comme il ne devrait plus être.

Philosophie de l’album

À bien y regarder, le monde qui est dépeint par Valérie Charolles s’avère relativement sombre, un monde sur lequel plane l’héritage judéo-chrétien, un monde dans lequel nous sommes coupables de nous être laissés prendre dans un filet – un filet « dévastateur » - où nous ne pouvons que « nous débattre sans nous échapper ».
 
Mais les solutions proposées par l’auteur ouvrent-elles de nouveaux horizons ? Car si « l’écran mis en réseau est également ce qui permet d’envisager concrètement la démocratisation de la société » cela tiendrait d’après elle à ce que les politiques soient définies « au bon niveau ». Formule intrigante, la proposition se termine dans une impasse. Et là encore : « voir que le monde est construit, c’est en effet désigner l’angle à partir duquel nous pouvons le modeler et la temporalité dans laquelle nous pourrons y réussir »… Réussir à modeler le monde, mais pour lui donner quelle forme ?
 
Le rôle des philosophes, en tant qu’amateurs de la connaissance n’est-il pas d’ouvrir une voie, d’accompagner leurs contemporains vers ce quelque chose – que l’on nommera « bonheur » ou autrement ? Il est donc à souhaiter qu’ils impulsent un nouveau rapport à l’écran, en l’utilisant non comme le Narcisse au miroir, noyé dans son reflet, ou comme le fond de la caverne, enfermant le spectateur dans un face à face éternel, mais comme celui des écraniers présentant indifféremment, à la différence du tableau,  son endroit et son envers, pour qui se trouve mu par le désir d’en faire le tour. Car la tâche du philosophe ne s’arrête pas à un travail de représentation, à produire « une succession de tableaux dans un album », occupation vaine si elle est vidée de sens.
 
Valérie Charolles, en proposant à ses lecteurs un album d’images qui se succèdent, décrivant une culture d’images qui se succèdent, à ceux qui les habitent, les font et les regardent, réalise donc là une première étape, sous la forme d’une mise en abyme d’un état du monde. Dommage qu’elle ait cru devoir endosser le rôle de montreur de marionnettes pour communiquer avec le « monde de la caverne ». « Regard de la société de l’écran (sur elle-même) » plus que « philosophie », ce livre présente néanmoins le mérite de souligner le paradoxe où l’Occident se tient actuellement.
    (1)

    Le modèle traditionnel de la hiérarchie des effets est : 1°- Faire connaître (cognitif), 2°- Faire aimer (affectif) et 3°- Faire agir (conatif). 

    (2)

    L’écran global de Lipovestsky et Serroy a donné lieu à une publication, L'écran global : Culture-médias et cinéma à l'âge hypermoderne, (Seuil, 2007) et à une exposition au Centre culturel contemporain de Barcelone en 2011.

    (3)

    L'être et l'écran de Stéphane Vial (PUF, 2013). 

    (4)

    En particulier le prolifique Serge Tisseron : L'enfant et les écrans ; Apprivoiser les écrans pour grandir. La règle des "3-6-9-12" ; Du livre et des écrans ; Enfants sous influence, Les écrans rendent-ils les jeunes violents ? ; Faut-il interdire les écrans aux enfants ?.

    (5)

    Thierry Lancien, MEI n°34 « Ecrans & Médias » 

    (6)

    Lebenswelt, traduit de l’allemand par le « monde de la vie », est une notion qu’Husserl a développée dans La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 1936. 

    (7)

    S’appuyant sur quelques références, Savoirs situés de Donna Haraway, ou Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, Valérie Charolles évoque à de nombreuses reprises les enjeux liés à notre capacité de pouvoir « se situer dans un système réfléchi », mais malheureusement elle ne fait que survoler la question. 

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