Julia, candidate de Loft Story 2, en larmes dans le confessionnal.

Julia, candidate de « Loft Story 2 », en larmes dans le confessionnal.

© Crédits photo : Capture d'écran M6

« Je suis dégoûtée d'être dans ce pays » : les trois minutes de politique de « Loft Story »

Un extrait de « Loft Story 2 » circule sur les réseaux sociaux depuis l'annonce de la dissolution de l'Assemblée nationale. Le 21 avril 2002, la politique faisait irruption dans la téléréalité.

Temps de lecture : 7 min

Dans « Loft Story », c'est tous les jours dimanche. Un éternel ennui plombe le décor de La Plaine Saint-Denis où sont enfermés les candidats de cette téléréalité. Le 21 avril 2002, cela fait dix jours que la deuxième saison a commencé sur M6. Entre deux siestes au bord de la piscine, Angela, une barmaid antiboise, révèle qu'elle s'attend à « craquer » pour David, mannequin de son état, qui est « trop [son] style ». Lorgnant la combinaison ultra-moulante de Sandra, Miss Aisne 2000, un pilier des ferias landaises nommé Félicien se désespère de « brancher pour rien ». Réplique de la jeune femme : « Je m'appelle pas bouche-trou. »

Tapis

La veille, les équipes d'Endemol qui produisent l'émission ont installé deux tapis de course dans la zone salon. L'un est décoré d'un ruban rose, réservé aux filles ; l'autre, d'un ruban bleu, pour les garçons. Les membres des deux clans doivent s'y relayer pendant trois jours. L'équipe ayant parcouru la plus longue distance pourra jouir de trois heures d'eau chaude dans la salle de bain (réaction des candidats : « J'aurais préféré de la bouffe »).

Tapis rose : pour se donner du courage, Sandra entonne Lalala, le tube de Jean-Marie Bigard sorti quelques mois plus tôt. Tapis bleu : Thomas, aspirant galeriste, lit des aphorismes d'Oscar Wilde. Les corps se traînent d'une pièce à l'autre. Les heures s'écoulent.

Choc

À 23 h 30, « les habitants » sont convoqués tous ensemble dans le confessionnal. D'habitude, ils s'y succèdent un par un, pour commenter les péripéties de la journée et les fluctuations de leurs humeurs. Là, ils sont onze à se serrer dans cette petite pièce capitonnée. Ils sont coupés du monde, mais la production a décidé de leur annoncer les résultats du premier tour de l'élection présidentielle. « Au départ, on pensait le faire le lundi. Mais ça a été un tel choc qu'on s'est dit qu'on ne pouvait pas attendre. Je suis retournée en catastrophe à La Plaine Saint-Denis », se souvient la productrice Caroline Massardy.

Avant d'entrer dans le « Loft », Thomas s'était rendu à la gendarmerie de Montignac (Charente) pour établir une procuration. Il avait délégué à sa mère le soin d'accorder sa voix à Jacques Chirac. Ça lui allait très bien, à sa mère, c'était la tradition familiale. Karine, prof de flamenco à Narbonne (Aude), avait quant à elle décidé de voter pour Arlette Laguiller. La moitié des lofteurs ne s'était pas résolue à l'abstention.

Anarchie

À l'annonce des résultats, la sidération et la tristesse s'abattent sur le groupe. Un à un, les candidats livrent leur réaction aux caméras. Les lunettes de soleil de William, étudiant en droit, cachent mal ses larmes : « Faut me comprendre, je suis un Noir en France, c'est chaud [...] C'est pas juste. » Julia, entrée dans le « Loft » avec un rat de compagnie et un dictionnaire de l'anarchie, pleure aussi : « Je suis dégoûtée d'être dans ce pays, ça va finir comme en Italie et ça va être horrible. J'ai même pas confiance pour le deuxième tour. J'ai peur. » Angela estime que « ça allait arriver ». David peste : « Putain, quelle honte ! » Kamel, chauffeur de bus tourangeau, confie qu'il pense à son père et adresse un message « à toutes les personnes qui pourraient être concernées par le terrible événement qui vient de se produire » : il leur demande de « rester solidaires », de « s'unir », de « rester positifs », de ne pas « tomber dans le piège » et de se tenir « à carreaux ».

Dans le résumé de la journée diffusé sur M6, la séquence dure trois minutes. C'est détonnant : ni la gravité ni le fracas du monde n'ont vraiment de place dans ce dispositif, habituellement consacré aux amourettes, aux chamailleries, et aux appels à voter, par SMS surtaxé, pour sauver l'un ou l'autre des candidats menacés d'élimination chaque semaine.

Devant sa télé, un gamin de Mézeray (Sarthe) se forge son premier souvenir politique. Comme tout son collège, Nicolas Dureau est fan de « Loft Story ». Il regarde l'ersatz de vie des candidats et se demande quel adulte il deviendra. Il s'identifie en priorité à ceux qui sont originaires de la même région que lui. Dans la première saison, c'était Steevy. Dans la deuxième, c'est William. Le préadolescent a déjà entendu parler du Front national, mais ce jour d'avril, ça cesse d'être une abstraction. Il voit sur le visage de Julia l'effroi que ce parti inspire.

Le lendemain, dans le « Loft », l'évier de la cuisine est bouché et Kamel, qui vient de perdre un morceau de dent, tente sa chance avec Lesly (alias Afida Turner). Plusieurs lofteurs se demandent si « des manifestations républicaines » sont organisées. Ils ont envie de sortir et de protester. Deux d'entre eux réclament une revue de presse. Refus de la production. Passées les premières heures de stupeur, il s'agit d'achever « le challenge sportif du week-end » et de renouer avec la futilité habituelle. Vingt-deux ans après, Thomas a encore dans l'oreille l'avertissement rituel qui tombait des haut-parleurs quand les conversations s'éloignaient un peu trop de leur microcosme : « Veuillez changer la teneur de votre conversation. »

Soulagement

Au soir du second tour de l'élection présidentielle, le 5 mai 2002, les candidats sont à nouveau tous réunis dans « le confess ». Ils sont fatigués. La veille a été marquée par une soirée déguisée « César et Cléopâtre » et un débat sur l'épilation des aisselles chez les hommes. « Jacques Chirac a été élu à 82 % », annonce une voix. Deux ou trois acclamations jaillissent, William demande le taux de participation. Kamel se dit « très satisfait des chiffres », « très content pour [ses] proches ainsi que toutes les personnes qui sont un peu dans [sa] situation, qui ont éprouvé ce [qu'il] a éprouvé au premier tour ».

Cette fois, la séquence ne dure qu'une minute dans le résumé quotidien. Quatre visages restent impassibles, mais le montage donne l'impression d'un soulagement partagé. Lors de la première phase du casting, les candidats avaient dû préciser à quelles tendances politiques ils s'identifiaient. « Il n'y avait pas de réponse éliminatoire, indique Caroline Massardy, la productrice. On avait la volonté d'être représentatifs de la jeunesse dans sa globalité. Mais je ne crois pas qu'on aurait fait entrer des gens avec des opinions extrêmes, même si William et Julia, par exemple, étaient très engagés. "Loft Story" n'était pas un programme politisé. »

Décalage

Le 9 juin 2024, devant le triomphe de la liste menée par Jordan Bardella aux élections européennes, Nicolas Dureau, l'ex-gamin sarthois devenu directeur de la création de la version française du magazine Nylon, s'est demandé ce qu'il pouvait exprimer sans faire de grands discours. Il a repensé au choc politique de ses 12 ans. Sur YouTube, il a trouvé l'extrait qu'il avait en tête et l'a posté sur Insta. À sa suite, d'autres internautes l'ont publié sur d'autres réseaux.

En se revoyant, Kamel a lâché : « Ça changera jamais, c'est pas possible. » Thomas a été frappé par « le décalage évident » : « Il y a vingt ans, dit-il, personne ne s'y attendait. Aujourd'hui, si on est un minimum conscient de l'évolution de ce pays, ce n'est pas une surprise absolue, on ne peut pas être dans le même état de sidération. »

À moins d'une anomalie statistique, il est peu probable que le rejet de l'extrême droite soit toujours unanime chez les anciens lofteurs. Thomas préfère ne pas y penser. Toujours fan de citations, il délaisse Oscar Wilde pour Héraclite : « Rien n'est permanent, sauf le changement. »

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