En Pologne, le casse-tête de la dépolitisation de l’audiovisuel public
Des policiers entrent dans le siège de la télévision publique polonaise à Varsovie, le 20 décembre 2023. Le parti PiS et ses partisans ont occupé le bâtiment pour protester contre les réformes de la chaîne nationale.
En Pologne, le casse-tête de la dépolitisation de l’audiovisuel public
Rétablir l’objectivité de l’audiovisuel public : c’était l’une des grandes promesses de la coalition pro-européenne qui a remporté les élections législatives d’octobre 2023, après huit ans à l’avantage du parti nationaliste et conservateur PiS. Qu’en est-il, huit mois après ?
Tennis aux pieds, paire de jeans, et veste de costume sur le dos, Bartłomiej Bublewicz relate depuis les couloirs de la chambre basse polonaise le rejet de la décriminalisation de l’aide à l’avortement. Le vote a été particulièrement débattu, ce 12 juillet 2024. C’est « le goût du défi » mais surtout « l’envie de reconstruire les médias publics », qui a attiré cet ancien journaliste du site d’information polonais Onet sur les ondes de « Panorama » — un journal télévisé de TVP Info, la chaîne d’information en continu de la télévision publique polonaise TVP. « Mes confrères de la télévision publique et moi partageons la même idée du journalisme basé sur le pluralisme et une large représentation des points de vue dans nos productions », se réjouit ce journaliste de 29 ans, qui n’aurait jamais imaginé rejoindre ce même média, il y a de cela un an.
Et pour cause : de 2016 jusqu’à fin 2023, l’audiovisuel public sous le gouvernement national-conservateur du PiS (Droit et Justice), était devenu politisé, au point de calomnier l’opposition, les migrants ou encore les LGBTQ +, dépeints comme relevant d’une idéologie. Les représentants de l’opposition n’étaient pas conviés en plateau, et le micro ne leur était jamais tendu. « Sur la question de l’immigration, il n’était aucunement question de statistiques ou de faits, ce n’était que des images hors contexte évoquant des hordes d’immigrés dangereux, venant chez nous pour y importer leur culture », remarque Bartłomiej Bublewicz. « TVP diffusait alors de la pure propagande, à la limite du langage haineux », abonde Dorota Nygren, spécialiste des médias au sein du groupe de réflexion polonais Polityka Insight. Cette ancienne journaliste de la radio de service public en avait été elle-même reléguée au département des archives en 2017. Elle avait refusé de s’engager à dévoiler systématiquement l’origine d’un prévenu. Une précision que la journaliste jugeait superflue, à la différence de sa hiérarchie qui voulait jouer sur la peur des migrants.
Un bouleversement médiatique
Rétablir l’objectivité de l’audiovisuel public, c’était l’une des grandes promesses de la coalition pro-européenne, victorieuse des élections législatives du 15 octobre 2023 en Pologne. Une semaine à peine après la prise de fonction du nouveau gouvernement de Donald Tusk, le 20 décembre 2023, TVP Info cesse brusquement d’émettre, et les programmes des autres chaînes du service public se retrouvent sans JT pendant 24 heures. La veille, la chambre basse polonaise avait adopté une résolution appelant « toutes les autorités de l’État à prendre immédiatement des mesures visant à rétablir l’ordre constitutionnel en ce qui concerne l’accès des citoyens à des informations fiables ». De quoi cautionner le remplacement des conseils d’administration des médias publics, initié par le ministre de la Culture, s’appuyant sur une disposition du droit des sociétés.
Ce bouleversement médiatique à la veille des fêtes de Noël a été fortement décrié, et a même suscité une occupation du siège de TVP par le PiS et ses partisans. « Le fait que la décision sur le personnel des organismes de gestion des médias publics relève de la responsabilité d’un membre du gouvernement soulève de sérieux doutes à la lumière des normes constitutionnelles », a ainsi relevé dans un communiqué la fondation Helsinki défendant les droits de l’homme en Pologne, fin décembre.
« L’entité créée pour contrôler les médias publics par le gouvernement précédent, dit Conseil des médias nationaux, est a priori inconstitutionnelle puisque des politiciens y siègent », explique Dorota Nygren. Mais « malgré les doutes que certains juristes ont pu exprimer sur la méthode, c’était le seul moyen d’obtenir un changement », précise l’experte. Cette institution doublon, chargée de nommer les dirigeants des médias publics, avait été mise en place en 2016 par le PiS, à l’époque où il n’avait pas encore pu faire main basse sur le Conseil national de la radiodiffusion polonais (KRRiT), une institution régulatrice qui a aussi fini par tomber dans son escarcelle, et dont les mandats courent jusqu’en 2028. Outre les télévisions, les radios publiques et l’agence de presse polonaise PAP, le PiS a également tenté à plusieurs reprises de s’en prendre aux médias privés, sous prétexte de « repoloniser » leur capital aux mains de groupes étrangers.
« Les programmes d’information publique ne sont plus propagandistes »
Aujourd’hui, le PiS, dans l’opposition, s’exprime régulièrement dans les JT. « Le changement est évident : lorsqu’on allume son téléviseur en Pologne, les programmes d’information publique ne sont plus propagandistes. L’information est objective, conçue de manière professionnelle », argumente Ernest Zozuń, journaliste à TVP Info. Ce cinquantenaire avait été licencié de l’iconique radio publique Trójka en 2020 après avoir dénoncé la censure d’une chanson critiquant le pouvoir national-conservateur de l’époque. Cet ancien reporter de guerre en Irak et en Russie anime désormais une émission dédiée à l’actualité internationale. « Nous essayons d’avoir des experts d’opinions différentes et de garder un équilibre, même s’il est souvent question des partis au pouvoir, puisqu’ils font l’information », assure le professionnel. Ce dernier avoue d’ailleurs se sentir « un peu comme dans les années 1990 », lorsque lui et ses collègues « ont dû mettre en place de vrais médias de service public après la censure communiste ».
Des journalistes bannis
« Je ne suis pas là pour faire que la personne que j’interviewe se sente bien mais pour en extraire les faits et la vérité même si cela implique que cette personne se sente mal », renchérit Mateusz Mazzini, journaliste indépendant issu de la presse écrite. Il a rejoint, en mai, la chaîne anglophone de l’audiovisuel public TVP World pour une émission de décryptage hebdomadaire de l’actualité internationale. Depuis l’hiver 2024, des dizaines de journalistes ont intégré comme lui l’audiovisuel public. Nombre d’entre eux, tel Ernest Zozuń, en avaient été bannis ou été partis d’eux-mêmes lorsque le PiS était au pouvoir entre 2015 à 2023.
Pour autant, le chemin est encore long avant que l’audiovisuel public polonais atteigne le pluralisme et l’indépendance à l’égard du politique à laquelle il aspire désormais. Le soir de la cérémonie des Jeux olympiques à Paris, Przemyslaw Babiarz, commentateur sportif de renom, s’est vu écarter des ondes de TVP alors qu’il avait qualifié la chanson Imagine, de John Lennon, de « vision du communisme ». De quoi déclencher une vive polémique sur la liberté d’expression, tranchée par la réhabilitation du journaliste. Bartłomiej Bublewicz a également eu droit à sa suspension temporaire cet été pour avoir exprimé sur X son opinion personnelle, défavorable à la coalition gouvernementale, dont certains membres ont fait échouer la dépénalisation de l’aide à l’avortement.
Une période de rodage
L’association polonaise Demagog, spécialisée dans le fact-checking, a également mis en évidence dans deux rapports, en janvier et en mai, que la télévision publique « n’avait pas encore complètement réalisé sa promesse d’objectivité », comme le souligne Łukasz Grzesiczak, l’un de ses auteurs. Des événements défavorables au gouvernement avaient par exemple été omis dans les JT de janvier alors qu’ils avaient été rapportés par la concurrence du secteur privé. En mai, dans les émissions de débats de l’audiovisuel public, les invités féminins brillaient par leur absence, tandis que les commentateurs issus de la coalition au pouvoir étaient omniprésents. Des manquements que TVP explique par une période de rodage et par un boycott de l’audiovisuel public, de janvier à mars, par des personnalités proches du PiS. Signe visible d’une nouvelle ligne éditoriale qui ne fait pas l’unanimité : l’audimat de TVP Info a plongé, passant de la 2e à la 4e position entre juin 2023 et juin 2024. TV Republika, une chaîne conservatrice jusque-là confidentielle, lui a ravi sa place, progressant de 3 500 %.
L’actuel gouvernement de centre-droit est également attendu au tournant pour une nouvelle loi sur l’audiovisuel public, gage d’indépendance et de financement pérenne. Les consultations sont ouvertes jusqu’à fin septembre et Dorota Nygren espère bien que l’exécutif ira plus loin qu’un simple retour à l’avant 2015 pour faire cesser les récurrentes tentations « de mettre les journalistes sous pression ». Un obstacle de taille, toutefois : le président de la République. Proche du PiS, Andrzej Duda n’hésitera sans doute pas à apposer un veto à toute loi touchant aux médias publics, ce qui plongerait le texte dans l’impasse d’ici à la prise de fonction d’un nouveau président l’été prochain.
En France comme en Italie, l’extrême droite a conforté sa position lors des dernières élections européennes. Nommée présidente du Conseil des ministres d’Italie en octobre 2022, Giorgia Meloni a repris en main l’audiovisuel public. À quel point ? Entretien avec l'historien Peppino Ortoleva.