Fakes news et « faits alternatifs » ont émaillé les campagnes du Brexit en 2016, de la présidentielle américaine, en 2017. Ils se retrouvent aujourd’hui au cœur de la présidentielle française. Ils prospèrent dans les déclarations des uns et des autres et, surtout, dans les messages diffusés sur divers supports, à commencer par les réseaux sociaux. Il peut s’agir d’événements imaginaires, tel un massacre dans le Kentucky qui n’a jamais existé. Ce sont des chiffres erronés, tels ceux des participants à l’investiture de Donald Trump (20 janvier 2017) ou des manifestants en faveur du candidat Fillon, place du Trocadéro (meeting du 5 mars 2017). Ce sont des données inventées ou déformées, comme les prétendus millions de personnes irrégulières ayant voté aux élections américaines du 8 novembre 2016.
Des attentats sont annoncés ici. Des faits divers sont déformés. Dans cette ère dite de la « post-vérité », ces mêmes acteurs/auteurs soutiendront que le traitement des faits par les médias n’est qu’une opinion comme les autres. N’est-ce pas ce que suggère précisément la référence à la notion de « faits alternatifs » ? Parmi eux figurent des leaders politiques tels que les tenants du vote en faveur du Brexit ou le candidat devenu président, Donald Trump. Parmi eux sont particulièrement actifs des groupes, des réseaux, situés à l’extrême droite de l’échiquier politique. Ce que d’aucuns qualifient de fachosphère.
Comment comprendre cette prospérité d’un tel phénomène au moment où jamais les sources d’information n’ont été aussi abondantes et diversifiées ? Quelle peut être la place et le rôle des médias, les anciens, comme les nouveaux, pour démêler le vrai du faux dans cette cacophonie ? Quels sont les moyens dont ils se dotent ou pourraient prendre l’initiative, afin de faire référence et reconstruire la confiance avec leur public ? Telles sont les questions auquel cet article tente de répondre.
Le basculement vers la recherche « horizontale » de l’information
Si les phénomènes d’intoxication et de désinformation ne sont pas nouveaux en revanche le paysage des médias, les manières de s’informer ont changé. Il est courant, à ce niveau, de mettre en cause l’internet et, singulièrement, les réseaux sociaux. Il paraît plus juste de partir du phénomène qui est en train de se produire sous nos yeux : le basculement dans les manières de s’informer. Autrement dit, le passage d’une relation verticale entre le public et les rédactions des médias, à une recherche horizontale de l’information, de proche en proche, en s’appuyant sur les réseaux sociaux et les plateformes d’information. Le basculement est en cours. Il n’est pas complet. Il ne le sera peut-être jamais. En revanche, il est substantiel, touchant plus particulièrement le public jeune. Certes, les chiffres varient d’une étude à l’autre selon la méthodologie. Une étude du Pew Research Institute de 2015 indiquait qu’aux États-Unis, 63 % des abonnés à Twitter et Facebook citaient ceux-ci comme leur moyen de s’informer. Plus récente et plus sophistiquée, une recherche de mars 2016, du même institut, place les réseaux sociaux au même niveau que les sites d’information dans les pratiques d’information (35 et 36 %), auxquels se surajoutent les moteurs de recherche pour 20 %. Autrement dit, les « infomédiaires » seraient l’accès à l’information pour plus d’une personne sur deux aux États-Unis.
Toutes les sources d’information se retrouvent au même niveau : médias, institutions, entreprises, influenceurs, partis, etc. Un média est une source parmi d’autres, comme, tendanciellement, une information pourrait être une opinion parmi d’autres, comme le suggère la référence aux faits alternatifs
En quoi cette transformation des moyens de s’informer aurait-il un lien avec la place prise par les fakes news ou les faits alternatifs ? En premier lieu, elle opère une forme d’aplatissement. Toutes les sources d’information se retrouvent au même niveau : médias, institutions, entreprises, influenceurs, partis, etc. Un média est une source parmi d’autres, comme, tendanciellement, une information pourrait être une opinion parmi d’autres, comme le suggère la référence aux faits alternatifs.
En second lieu, les réseaux sociaux apportent un effet supplémentaire à cette mise à plat des sources, en inversant en quelque sorte les facteurs de la crédibilité. Un article du Monde de Luc Vinogradoff résumait parfaitement le propos en titrant : Sur les réseaux, on fait davantage confiance à la personne qui partage, qu’à la source de l’information . En effet, sur les réseaux sociaux le cheminement de proche en proche n’est pas que le fruit de la pure intuition ou du hasard, à l’image du zapping en télévision. Il est guidé par les personnes que nous avons choisies pour être nos amis sur Facebook, nos followers sur Twitter, etc. Cette recommandation bénéficie donc à la fois de la crédibilité que nous accordons à des personnes de notre choix et de l’émotion, née du sentiment d’appartenance à un réseau. L’émotion contre l’expertise, le professionnalisme, la distance, pourrait-on dire au regard de la posture revendiquée par les médias. Même si ce n’est pas aussi simple.
Fact checking et mutualisation des rédactions
La question des fausses nouvelles, de la désinformation, des rumeurs n’est pas en elle-même nouvelle et elle a suscité différentes formes de réponses de la part des médias. C’est ainsi que plusieurs mois après le désastre de l’information qu’avait constitué en décembre 1989 le « vrai-faux charnier de Timisoara », Libération réalisait une contre-enquête. Elle devait être présentée en bonne place dans le journal, décortiquant les mécanismes qui avaient conduit à cette forme d’erreur collective, dont la rédaction du journal ne s’exonérait aucunement. Dans ces mêmes années 1990, les livres et débats de journalistes, à l’initiative d’associations telles que RSF (Reporters sans frontières), devaient également traiter du fiasco du traitement de « la guerre en direct », de 1991 au Koweït. De leur côté, des « ombudsmen » de la presse nord-américaine pouvaient aller jusqu’à refaire une enquête sur le traitement de faits divers par leur propre journal.
Avec le changement de paysage médiatique et, surtout, le changement d’échelle pris par les questions de fausses nouvelles et désinformation, les réponses des médias devaient également évoluer et se diversifier, tout en tenant compte de contraintes qui ne pesaient pas de la même manière sur eux : à commencer par le bouleversement de modèle économique face à la mutation engagée par la presse, avec sa baisse des effectifs des rédactions. En tenant compte également de la médiocre qualité de la relation entre les médias et leurs publics, ce qu’il est convenu d’appeler — depuis déjà près de 30 ans — « crise en confiance ». L’apparition de la notion de « fact checking » et la création d’une start-up telle que Politifact aux États-Unis en est une saisissante illustration. Bill Adair, enseignant en journalisme et politique publique à Stanford, son créateur en 2007, met ainsi immédiatement en perspective le double phénomène de la nécessaire vérification de la parole publique, à commencer par celle des politiques, et l’affaiblissement des moyens des rédactions. La décennie 2000 devait, en effet, voir près du tiers des journalistes quitter la profession aux États-Unis. Dès lors, s’imposait l’idée de spécialiser des équipes de journalistes sur la seule fonction de vérification, au profit de leurs collègues, moins nombreux, devant travailler sur davantage de supports, avec des amplitudes horaires plus longues.
Un titre seul a-t-il raison de proposer sa propre norme de crédibilité au risque de se voir reprocher une forme de conflit d’intérêts ou d’approche par trop normative ?
Il faudra quelques années pour que des quotidiens français, Libération avec Désintox, Le Monde avec Les décodeurs, des écoles, des radios, des télévisions, etc. s’engagent ponctuellement ou continûment sur la voie du fact checking. Celui-ci devait se combiner dans des moments particulièrement intenses et dramatiques, avec le live en continu, comme pour Le Monde lors des attentats de janvier puis novembre 2015, en imposant la fameuse formule « Ce que nous savons - ce que nous ne savons pas encore ». S’agissant d’un domaine largement inexploré, où l’expérimentation domine, les médias qui font le choix de s’y engager procèdent par essai et erreur. C’est l’essai, toujours par Le Monde, d’un outil qui qualifierait la crédibilité des différentes sources présentes sur le web, le Décodex. Un titre seul a-t-il raison de proposer sa propre norme de crédibilité au risque de se voir reprocher une forme de conflit d’intérêts ou d’approche par trop normative (cf. la critique d’Aude Lancelin) ?
La voie du collectif et de la mutualisation est elle-même initiée avec l’annonce de la création de « CrossCheck ». L’échelle est ici différente puisqu’intervient l’appui de structures internationales telles que FirstDraft (avec Facebook) et le Google News Lab aux côtés de 17 rédactions nationales et locales, telles que France 24, Le Monde, Les Échos, mais aussi Ouest-France, Nice Matin ou Rue89 Strasbourg ou encore Storyful. Le tout est coordonné par l’AFP (Agence France-Presse). Dans son projet, CrossCheck qui bénéficie de son propre site, reçoit les contributions des différentes rédactions en même temps que celles-ci peuvent s’en nourrir. Les Internautes et citoyens ne sont pas oubliés, qui peuvent poser des questions ou envoyer des alertes sur des sites ou informations « douteux ». Lancé à la fin février 2017, il est trop tôt pour juger de l’opérationnalité et de l’impact d’une telle démarche dans laquelle se retrouve cette idée désormais présente également dans le domaine de l’investigation, celle du partage, de la mutualisation de rédactions devenues trop petites, à l’échelle des problèmes posés, et conduites à s’ouvrir dans leur fonctionnement et leur organisation.
Making-of et médiation pour la reconquête de la confiance
La reconquête de la confiance ne passe pas que par l’exercice de vérification. cette démarche doit également associer en quelque sorte les publics dans une forme d’explication et d’échange sur les conditions dans lesquelles l’information est produite. Il s’agit là tout autant de transparence que de pédagogie, susceptible de permettre une connaissance et une compréhension de ce que sont les contraintes et conditions dans lesquelles travaillent les rédactions. C’est l’optique que devait adopter l’AFP en créant, en 2012, un blog qui constitue un making-of de l’activité des journalistes de l’agence.
Le Making-of AFP (« Correspondent » en version anglaise, « Focus » en version espagnole) offre, au rythme de deux à quatre billets par semaine, les témoignages de journalistes de l’agence. Dans ceux-ci, les journalistes racontent et expliquent les conditions dans lesquelles ils ont traité les événements qu’ils suivent. Ils témoignent des dilemmes, des dangers, des difficultés qui sont les leurs dans leur travail. Avec cette démarche, l’agence fait le pari inédit de s’adresser directement au grand public. Elle y consacre des moyens permanents, soit deux journalistes dédiés, pour interviewer leurs collègues et mettre en forme, éditer ces contenus, en partant selon le cas du texte ou de l’image.
Une autre forme de making-of s’est développée en France depuis les années 1990, sans revendiquer explicitement cette fonction, c’est celle des « médiateurs », appellation locale de « l’ombudsman ». Qu’il s’agisse de journaux ou de radios et télévisions, tels Le Monde, Radio France, France Télévisions, voire TF1, ces journalistes sont chargés d’accueillir les demandes ou critiques du public et de les porter à la connaissance des rédactions. Au fil des années, les médiateurs ont transformé les espaces ou moments qui leur étaient réservés pour expliquer, ou faire expliquer, le travail et les contraintes des journalistes concernés. Les documents publiés par les médiateurs de France Télévisions, chaque année, en sont une bonne illustration. Force est en même temps de constater, au gré des rencontres organisées régulièrement par le petit groupe de ces médiateurs, que leur nombre et leurs moyens évoluent peu et restent par trop limités, au regard de l’ampleur du doute et des critiques exprimés dans le débat devenu récurrent sur la qualité de l’information.
L’interaction avec le public sur les réseaux sociaux
Jon Henley, journaliste senior du Guardian, l’expose sans ambages pour son journal : le public est source d’information. Il peut être producteur de contenu, en même temps qu’il va être une forme d’ambassadeur de celui-ci. Et ce n’est donc pas étonnant que le quotidien britannique soit fort d’une équipe d’une vingtaine de journalistes, ayant à sa tête un rédacteur en chef adjoint, pour prendre en charge cette relation cruciale au public.
Les rédactions doivent être présentes là où se développe la conversation, sur les réseaux sociaux eux-mêmes
À l’heure de la recherche horizontale d’information et de la post-vérité, il ne suffit plus de publier les meilleures argumentations, validant ou invalidant une information ou un fait. Les rédactions doivent être présentes là où se développe la conversation, sur les réseaux sociaux eux-mêmes. Il ne s’agit pas seulement de « pousser » des articles, mais d’identifier des points de vue, des sujets d’interrogation, des témoignages ou assertions qui font le buzz. Il s’agit aussi de plus en plus d’identifier, cultiver un réseau de relais qui, dans la communauté du public, vont porter l’analyse des faits produits par les rédactions. La question concerne chaque rédaction, qui doit rechercher les modalités qui lui permettront de traduire sur le terrain le fruit des démarches de mutualisation évoquées plus haut. L’enjeu n’est pas de délivrer un message estampillé « journaliste professionnel », mais de prendre en charge le débat susceptible d’assurer la crédibilité de l’activité de vérification auprès des publics les plus larges et, notamment, ceux qui sont davantage gagnés par la confusion entre information et opinion.
Réception et limites de l’impact du fact checking
Suffit-il cependant de produire les meilleures argumentations possibles, de publier les enquêtes ou dossiers les plus étayés, d’être omniprésents dans les discussions sur les réseaux sociaux pour gagner la confiance ? C’est tout le volet de la réception des messages envoyés par les médias et de leurs effets qui s’ouvre. Une dimension que les rédactions connaissent mal, voire sont réticentes à investir. Une dimension qui suppose bien plus que des intuitions, mais un travail de recherche, d’enquête, d’analyse de terrain, demandant des moyens, des compétences, de sociologues notamment.
L’un des ateliers « recherche » de l’édition 2017 des Assises du journalisme en fournissait une nouvelle illustration à propos du fact checking. Laurent Bigot maître de conférences associé à l’École publique de journalisme de Tours (EPJT) et Jason Reifler de l’Université d’Exeter, à partir de leurs recherches réciproques, soulignent, qu’en fait, le fact checking « renforce plutôt les convictions des convaincus », voire de ceux qui à priori étaient les plus neutres à l’égard des faits analysés, de ceux aussi qui sont les plus informés. À propos de la campagne présidentielle nord-américaine, Jason Reifler observe que les personnes qui fréquentaient les sites de fact checking dénonçant les « fake news » de Donald Trump étaient les personnes se disant plutôt de sensibilité démocrate. Les autres ne les fréquentaient tout simplement pas. Une fois encore se trouve confirmé que, dans la réception d’un message et les effets de celui-ci, ce qu’apportent le récepteur et le contexte dans lequel il reçoit sont essentiels dans le décryptage et l’interprétation qu’il va faire du message. Jason Reifler rappelait ainsi que les révélations sur l’absence d’armes de destruction massive en Irak, en 2003, avaient eu plutôt un effet de renforcement de leur conviction pour les tenants d’une position pro-guerre aux États-Unis.
Ne pouvait-on trouver meilleur argument pour valider l’approche en faveur de l’interaction avec les publics, sur les lieux même des échanges à propos des informations ? Encore faut-il que les rédactions trouvent les moyens d’échapper au piège que leur tendent les réseaux sociaux. Ce piège, c’est celui de l’enfermement au sein de communautés rassurantes et confortables, puisque partageant les mêmes valeurs, les mêmes engagements.
Face à la complexité, la recherche et l’expérimentation
En conclusion, confrontés à des situations largement inédites et évolutives, il ne faut pas attendre des médias qu’ils imaginent et mettent en œuvre instantanément des réponses simples et efficaces.
La complexité et l’ampleur de la mutation que traversent nos sociétés et leurs systèmes d’information appellent humilité et engagement. L’humilité demande de développer des dispositifs de recherche qui évaluent les effets produits par les principales options développées par les médias. L’engagement se situe à la fois dans la volonté de donner les moyens nécessaires à cette recherche et dans la détermination à réfléchir et expérimenter des approches éditoriales, des démarches journalistiques susceptibles de redonner crédit à l’information journalistique, et de redonner confiance dans les médias et le traitement de la réalité qu’ils proposent.