Dans les rédactions parisiennes, lorsqu’on veut illustrer un conflit, on choisit volontiers un cliché de soldats armés de kalachnikovs, accompagnés ou non d’enfants... C’est contre cette vision univoque que s’élève le photographe d’origine syrienne
Ammar Abd Rabbo. Dans les reportages qu’il a pu faire en 2013, notamment à Alep, il cherche à montrer tous les visages, cruels ou non, d’un pays en guerre.
À voir : le photoreportage d'Ammar Abd Rabbo à Alep en Syrie.
Ammar, vous vous plaignez de l’absence d’une photographie documentaire sur la guerre dans la presse, que voulez-vous dire ?
Ammar Abd Rabbo : Prenez l’exemple d’Alep. Dans cette grande ville de Syrie, il y a près de trois millions d’habitants répartis dans deux zones, celle tenue par le gouvernement syrien et celle tenue par les révolutionnaires. Or on ne parle que de ce qui touche quelques milliers de personnes, c’est-à-dire les combattants sur le front. Les reportages tournent souvent autour des offensives, des lignes de défense, des arrivées d’une katiba, des blessés et des morts… J’appelle ça la presse « kalachnikov ». On a l’impression qu’il faut toujours qu’il y ait une kalachnikov sur la photo, pour lui ajouter de la valeur. Si je prends en photo un groupe d’hommes qui mangent à même le sol, on n’y trouvera aucun intérêt. Si la photo montre les mêmes hommes avec, à côté d’eux, une ou deux kalachnikovs, elle devient une image intéressante pour les rédactions à Paris. Pourtant, quand je vois des amis qui ne sont pas journalistes, par exemple des parents d’élèves amis de mes enfants, ils me demandent souvent comment vivent ces trois millions de personnes qui habitent encore à Alep… Est-ce que leurs enfants vont à l’école ? Où font-ils leurs courses ? Des questions touchant la vie quotidienne. Comment vivent les gens lorsqu’ils sont bombardés tous les jours et que la ligne de front est à 500 mètres ? Comment faire pour conserver la nourriture sans électricité ? Les enfants me demandent si les enfants syriens jouent à la Wii ou à la Xbox… Bref, la guerre est un état complexe et multiforme et ne se résume pas à un front et aux combattants. Quand on propose cette autre réalité à des rédactions à Paris, ça les fait rire ou ça les ennuie. Ce que je dénonce pour Alep, on peut aussi le trouver dans d’autres sujets : voyez la couverture « gyrophare » des cités dites difficiles en France. On a une quasi-exclusivité de couverture policière sur ces territoires. On n’en voit que cet aspect : deals, trafics, brigades anticriminalité, brigades des « stups », etc. Tout autre aspect de la vie dans ces régions est inexistant.
Ce que vous décrivez à propos de la presse parisienne est-il un phénomène récent ?
Ammar Abd Rabbo : Cela a toujours été ainsi. Je parlais l’autre jour à Agnès de Gouvion Saint-Cyr, qui fut récemment la commissaire de l’exposition Photographier la guerre, à Metz. Précisément, elle avait choisi de montrer beaucoup de photos « hors champ ». Car, ajoutait-elle, depuis l’invention de la photo, quand on parle des guerres, il faut qu’on voie des soldats, il faut qu’on voie des armes. C’est une sorte de code qui remonte à Robert Capa. Bien sûr, pour les guerres du Viêt Nam, les guerres civiles du Liban, c’est cela qui a été privilégié. Pourtant, trente ans après, on se rend compte qu’un photographe comme Yan Morvan, qui était sur la ligne de front au Liban, avait aussi photographié des choses un peu différentes qui pouvaient alors sembler saugrenues. Car pendant une guerre, il y a un chaos généralisé, qui donne lieu aussi à des situations et à des événements surprenants. Une réalité qu’on ne voit pas forcément tout de suite. Pourtant, avec le temps, ce sont ces photos-là qui restent, qui sont les plus intéressantes, celles qui nous interrogent le plus… tandis que les clichés de soldats nous semblent déjà-vues.
Ces photos, un peu décalées, sont présentées dans les festivals ou dans des magazines spécialisés. Pourquoi la « grande presse » refuse-t-elle de s’y intéresser ?
Ammar Abd Rabbo : Dans les magazines grand public comme VSD, Paris Match ou Le Figaro Magazine, ce sont les photos les plus « simples » qui sont publiées, sans doute parce que les rédacteurs en chef pensent que les lecteurs attendent des images de mort, de décapitation, quelqu’un qui enterre ses enfants, etc. Mais je pense que ces lecteurs ont aussi une curiosité pour la vie quotidienne en temps de guerre : plutôt que quelqu’un qui enterre son enfant, quelqu’un qui cherche à trouver une école pour ses enfants malgré la guerre, par exemple.
Prenons l’exemple de la Syrie, qui est le sujet de ce portfolio et qui est mon pays d’origine. Photographier les monuments et ceux qui tentent de les protéger n’est pas anodin, car la Syrie est l’une des civilisations les plus anciennes au monde. J’essaie de montrer sur mes photos des gens qui tentent, coûte que coûte, de protéger des biens culturels ou qui répertorient les monuments détruits ou endommagés. Ce genre de sujet n’est pas, a priori, très sexy pour un grand hebdomadaire mais c’est tout de même intéressant sur le plan humain : ces gens risquent leur vie, au sens propre, pour des pierres et ils ne sont payés par personne. En fait, ils sont dans une espèce d’abnégation totale qui tranche complètement avec nos sociétés que l’on dit égoïstes et matérialistes. Montrer dans les médias ce genre de sacrifice ou de prise de risque serait aussi une forme d’éducation… Ce serait mieux que se contenter du people ! Quand on travaille dans la presse, il n’y a pas de choix anodin.
Les responsables des médias répondent que c’est une question de survie de leur journal. Pourtant, à vous écouter, la curiosité du public est plus diverse ?
Ammar Abd Rabbo : Pour ma part, je n’ai jamais pensé que le lecteur était stupide. Il est curieux et demandeur d’une information de qualité. Mais cette offre de qualité, on ne la trouve que dans des magazines plus spécialisés et plus chers, comme Polka, XXI ou 6 mois ; elle touche donc beaucoup moins de monde. Et pourtant, le succès de ces publications, dites élitistes, prouve que cet appétit et cette demande existent. Cela dit, je ne suis pas patron de journal et je ne vais pas prétendre savoir ce qui se vend ou non. Mon constat est le suivant : après chacun de mes voyages à Alep en 2013, les photos qui ont été les plus demandées, ce sont des photos de personnes en armes : j’ai donc fait aussi ces clichés. Mais il faut dire et répéter qu’ils ne présentent qu’une partie de la réalité de la guerre.
Propos recueillis par Aline Manoukian
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Crédits photo :
Portrait d'Ammar Abd Rabbo / © Omeyr Abd Rabbo