Pourquoi les comics n'ont pas peur du numérique
Aux États-Unis, les comics ne connaissent pas la crise du numérique. Bien au contraire, ils semblent avoir trouvé la recette pour faire émerger un marché indépendant, promis à un bel essor.
Aux États-Unis, les comics ne connaissent pas la crise du numérique. Bien au contraire, ils semblent avoir trouvé la recette pour faire émerger un marché indépendant, promis à un bel essor.
Si l'arrivée de la vague numérique a projeté l'ombre d'une menace sur l'ensemble du monde éditorial, la nouvelle équation s'annonçait d'autant plus complexe pour le champ de la bande dessinée et du roman graphique, soumis à des contraintes techniques supplémentaires et à des exigences plus lourdes en termes de mise en page. Le marché américain semble pourtant avoir réussi le pari d'une adaptation rapide et réussie. C'est du moins ce que laissent penser les chiffres révélés par Milton Griepp, P.D.G. d'ICv2, site d'information spécialisé dans l'analyse de l'économie de la pop culture, lors du Comic Con tenu à New York(1) en octobre 2012(2). ICv2 est l'une des premières et rares entités à avoir entrepris d'estimer l'état du marché de la BD numérique(3), qui demeure un objet d'étude compliqué : éditeurs et plateformes de diffusion de digital comics montrent en effet, depuis les débuts, une grande réticence à communiquer leurs chiffres de vente.
Selon les calculs d'ICv2, le marché global de la BD numérique, aux États-Unis, serait passé d'une valeur d'un million de dollars en 2009 à 25 millions de dollars en 2011. Les signes de bonne santé sont encore plus probants pour 2012, si l'on en croit les estimations d'ICv2 : le chiffre d'affaires du secteur aurait triplé sur le premier semestre de l'année par rapport à la première moitié de 2011. Milton Griepp a par ailleurs avancé que cette multiplication par trois vaudrait très certainement pour la deuxième moitié de l'année et, au final, pour 2012 dans sa globalité(4). Le marché des comics numériques atteindrait ainsi 75 millions de dollars pour 2012, soit l'équivalent de 10 % du marché des comics papier. En 2011, les digital comics ne représentaient qu'entre 1 et 1,4 % du marché total des comics aux États-Unis (entre 6 et 9 millions de dollars de chiffre d'affaires). Lors de la réunion de ComicsPRO (l'association américaine des distributeurs de comics) de février 2011, Jim Lee, éditeur associé de DC Comics, avait marqué les esprits en superposant un bout de fil dentaire sur une feuille de format A4, donnant ainsi une image de la taille minime du marché des digital comics en comparaison au marché des comics papier. En 2012, c'est une carte de visite que pourrait brandir Jim Lee pour donner la mesure du décollage de la BD numérique sur le marché américain, lequel se distingue comme un exemple inégalé de succès sur ce terrain.
Ce succès de la bande dessinée sur support numérique n'a pas porté préjudice aux publications papier, dont le chiffre d'affaires global est resté relativement stable en 2012, par rapport à l'année précédente, avec quelque 640 millions de dollars. Ce sont très largement les comics qui tirent les ventes papier et numérique vers le haut. Les romans graphiques souffriraient, eux, pour les ventes papier, de la disparition de l'importante chaîne de librairies Borders, liquidée en 2011(5). Quant à leurs performances numériques, elles pourraient être freinées par la forte « valeur objet » du roman graphique : marqué à la fois par un schéma dominant de publications unitaires (à la différence des logiques classiques de séries qui valent pour les comics) et par l'importance accrue de la mise en page et de la taille des dessins, le roman graphique semble davantage perçu, par la communauté des lecteurs, comme un objet en soi, proche de l'objet d'art(6), qui garde plus d'authenticité dans sa version papier.
Deux facteurs essentiels ont contribué au très bon bilan numérique sur 2012 : le volume de comics proposé au format digital a augmenté de façon importante, tandis que les éditeurs ont accepté de diversifier les plateformes de diffusion. En réalité, deux maisons ont porté à elles seules l'essentiel de ce mouvement d'amplification de l'offre : Marvel et DC Comics, éditeurs historiquement concurrents sur le terrain des comics de super-héros. Il n'est pas bien surprenant de constater que c'est la branche la plus populaire et la plus performante de la BD américaine – le comic book – qui a fait preuve de l'adaptation la plus dynamique à lanouvelle donne numérique. Il est encore moins étonnant de savoir que ce sont les leaders du segment – Marvel et DC Comics représentent à eux seuls près 80 % du marché américain des comics, et ce depuis le début des années 1970(7) – qui jouent un rôle moteur, en faisant preuve des initiatives les plus audacieuses. Et, dans la droite lignée de la bataille qu'ils se livrent depuis toujours sur le plan éditorial, Marvel et DC prolongent le bras de fer en termes de stratégie digitale. Un jeu d'opposition qui s'avère vertueux, chacun obligeant l'autre à investir toujours plus pour être le meilleur sur les nouveaux supports.
Dans la course au coude à coude qui l'oppose à Marvel, la maison DC a été reléguée à la seconde place, en parts de marché, sur l'ensemble de la période 2002-2010(8). Pour inverser la tendance, DC Comics a choisi de prendre de l'avance sur le terrain encore peu occupé du numérique, en devenant le premier éditeur de comics à proposer une seule et unique date de sortie pour les versions papier et digitale de ses publications. Cette politique dite du day-and-date (d'autres parlent du same day as print) a été mise en pratique dès la rentrée de septembre 2011. DC a décidé de faire coïncider cet alignement inédit papier-numérique avec un revirement éditorial très attendu, le rebaunch de 52 de ses titres phares. Le rebaunch (mot hybride issu de reboot – redémarrage – et le relaunch – relance) consiste à une renumérotation – en reprenant à partir du numéro un – d'une série. Le coup stratégique du rebaunch lancé le 31 août 2011, et présenté sous la bannière The New 52, a concerné des « marques » essentielles comme la Justice League of America, Wonderwoman, Batman ou Superman.
La suppression de l'écart dans les dates de sortie sur les différents supports revêt une valeur symbolique évidente : l'édition numérique, mise sur un pied d'égalité avec l'édition papier, trouve là une solide reconnaissance. Mais le choix de faire coïncider les deux opérations-choc – rebaunch et alignement des dates de parution – sur un seul et même moment donne d'autres indications sur la ligne stratégique de DC, notamment en ce qui concerne la politique des publics. D'une part, en donnant la possibilité d'un vrai choix au lectorat historique – public de fans non disposés à différer la date d'achat de leur comic book – entre les deux supports, la maison DC facilite la conversion des lecteurs les plus fidèles aux outils de lecture modernes. D'autre part, la réinitialisation de titres essentiels de son catalogue, proposés sans délai sur support numérique, permet d'approcher une génération de jeunes lecteurs, habitués des tablettes et autres outils du genre, mais relativement déconnectés d'histoires et de magazines ayant à leur compteur un historique (trop) long.
Six mois auront été nécessaires pour voir Marvel se plier à la nouvelle règle du day-and-date : depuis fin mars 2012, le couplage papier-numérique n'est plus une audace signée DC, il est devenu la marque de ceux qui pèsent lourd sur le marché.
Dans leur conquête des nouveaux modes de lecture, les deux leaders du marché des comics ont fait le choix d'élargir leur fenêtre d'exposition et, par suite logique, leur force de vente, en renonçant à proposer leurs titres – à télécharger ou à lire en streaming – sur leurs seuls sites. Marvel et DC Comics ont ainsi chacun noué un partenariat essentiel avec ComiXology, plateforme de distribution de comics créée en 2007, rapidement devenue la grande référence pour ce segment. Si les deux opposants historiques ont ainsi signé là une cohabitation peu commune, leur présence sur ComiXology les place également dans un face à face inédit avec les petits noms de l'édition de romans graphiques et autres bandes dessinées.
Avec 70 millions de dollars de ventes réalisés en 2012 (soit plus de trois fois les 19 millions de dollars enregistrés en 2011), ComiXology représenterait 80 % du marché des digital comics sur l'année 2012, selon les estimations d'ICv2. Si la plateforme en tant que telle joue un rôle moteur dans le dynamisme des ventes globales de e-comics, l'importance de ComiXology tient également à sa capacité d'innovation technique. Concrètement, la super-librairie en ligne dirigée par David Steinberger a tenu une place de précurseur dans le développement d'applications mobiles adaptées au produit comic. Pour sa propre application Comics by ComiXology, lancée d'abord pour le Web, en juillet 2009, puis pour les appareils de lecture mobile, en avril 2010, au moment même où Apple mettait sur le marché son iPad, la société a mis au point sa propre technologie de lecture, Guided View. L'application de ComiXology mise sur la compatibilité la plus large possible (Web, iOS, Android, Kindle Fire, Windows8) et sur un mode de lecture très intuitif, case par case. Depuis son lancement, Comics by ComiXology fait partie des 10 applications qui gagnent le plus de téléchargements sur iTunes. En décembre 2012, l'application – qui propose actuellement plus de 30 000 romans graphiques et bandes dessinées en téléchargement – se positionnait royalement à la troisième place des applications les plus téléchargées sur l'outil d'Apple.
En marge du conflit purement commercial, le choix radical de DC en faveur du Kindle d'Amazon a fait trembler la communauté des lecteurs. Dans son premier communiqué sur le partenariat, DC Entertainment annonçait, dès le titre, que ses digital comics seraient disponibles « en exclusivité sur le Kindle Fire sur le point d'être présenté par Amazon », sans aucune précision technique. Il aura fallu attendre la riposte de Barnes & Noble pour que la maison DC précise que les comics seraient, à terme, aussi compatibles avec d'autres tablettes, en passant par la Kindle app. « Ce n'est pas parce que nous commençons avec Amazon qu'il s'agit d'une donnée fermée et définitive concernant notre stratégie numérique et nos choix de diffusion », avait alors déclaré Jim Lee, co-éditeur auprès de DC Entertainment. Erreur de communication initiale en faisant le choix du flou ou correction de tir après avoir réellement envisagé une compatibilité technique restreinte ? Il était indispensable pour la maison DC de s'expliquer au plus vite, la menace d'un piratage accru de ses œuvres s'exprimant sans ambiguïtés sur les forums. Les utilisateurs de l'iPad, notamment, ont posé en grand nombre la question rhétorique de savoir comment ils pourraient suivre les aventures de leurs héros préférés, avant de remercier l'éditeur de les inviter à télécharger leurs digital comics gratuitement (comprendre : illégalement).
Face à Marvel, qui a commencé à proposer ses contenus sur iPad et iPhone dès la fin février 2012, DC Comics ne pouvait en aucun cas se permettre de rester en repli. La fin du contrat d'exclusivité avec Amazon en juin 2012 a, dans un premier temps, permis de signer la réconciliation avec Barnes & Noble, qui propose depuis un certain nombre de titres DC dans son catalogue numérique. Mais, dans sa collaboration avec Amazon comme avec Barnes & Noble, la grande spécificité de DC était de réserver la vente de ses numéros hebdomadaires et mensuels à sa propre application et à la méga-plateforme ComiXology. En se rattachant à l'iBook Store début novembre 2012, DC a choisi d'élargir ses relais en ouvrant la commercialisation de ses numéros mensuels aux catalogues accessibles depuis le Kindle et le NOOK, une orientation adoptée par son concurrent Marvel depuis son entrée sur iPad et iPhone.
En ne négligeant aucun des trois grands noms du commerce de livres en ligne (Apple, Barnes & Noble et Amazon), et en tirant les justes conclusions de l'explosion du marché des tablettes sur le sol américain, DC Comics a observé une équation simple et il n'est pas surprenant de constater l'augmentation d'environ 200 % de ses ventes digitales sur l'année 2012, en comparaison à l'année précédente.
Grande réunion des professionnels de la pop culture, du manga aux comics, en passant par le roman graphique et la BD pour enfants. Plusieurs villes tiennent leur « grande conférence sur les comics » à un rythme annuel, les rendez-vous les plus prisés étant ceux de New York et de San Diego.
Milton Griepp s'est exprimé lors d'une conférence co-organisée par ICv2 et Publishers Weekly.
On inclut dans le champ de la « BD numérique » ou digital comics les romans graphiques (considérés comme un dérivé de la BD) proposés sur support numérique.
La conférence ayant eu lieu en octobre 2012, la proposition d'un bilan pour l'ensemble de l'année ne pouvait être que de l'ordre du pronostic.
Les ventes de romans graphiques en librairie ont baissé de 18 % sur la première moitié de l'année 2012, selon les chiffres d'ICv2.
Le fan de comics attaché aux versions papier parlera plus facilement, dans son cas, d'objet de collection.
Chiffres Diamond Comics Distributors.
Chiffres Diamond Comic Distributors.
Dont les franchises Superman, Batman, Green Lantern, Sandman et Watchmen.
Avec 231 points de vente.
Chiffres émanant d'une étude signée Diamond Comics Distributor. L'étude a été réalisée sur un échantillon de 3 500 individus, vendeurs de comics et lecteurs.
Pourquoi les chaînes info programment-elles autant de débats ? Est-ce encore du journalisme ? Antoine Genton, ancien présentateur d’i-Télé (devenue CNews), nous décrit les coulisses de ces émissions.