Capture d'écran de BFM TV montrant Christophe Barbier commentant une intervention d'Emmanuel Macro

© Crédits photo : BFM TV / Capture d'écran.

Pourquoi une information ne sera jamais totalement objective

Accuser les journalistes de ne pas être « objectifs » est courant, mais c’est oublier qu’informer est toujours le fruit d’un choix où la totale neutralité fait défaut. Aussi, mieux-il vaut juger les journalistes sur « l’honnêteté » de leur regard sur les faits.

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Dans le discours ordinaire de dénonciation des médias d’information, il est courant (et de bon ton) de crier à la trahison d’un principe de neutralité qui serait revendiqué par les journalistes, en montrant, exemples à l’appui, que bien souvent les auteurs de reportages s’affranchiraient de cette neutralité au profit de la défense implicite ou explicite d’opinions. Dès lors, une posture de défiance a priori serait la bienvenue pour ne pas se laisser duper par une « pseudo-neutralité ».

Pareille accusation repose-t-elle sur un certain bien-fondé ? A-t-on raison de penser mettre à mal la profession de journaliste en l’accusant de ne pas être neutre ? Et de façon générale, peut-on être neutre lorsque l’on entend relater la réalité, que l’on entend décrire des faits au sein d’un récit ?

 Une opposition de deux presses : l’une engagée, l’autre neutre

Avant tout, il faut rappeler que la presse a au moins deux histoires parallèles. L’une fait des médias d’information les continuateurs naturels du travail persuasif de conviction politique. La presse, dans le format spécifique de récit qui est le sien, serait le bras armé des partisans de tous bords pour emporter la conviction de citoyens que l’on cherche à transformer en militants, en sympathisants ou en électeurs. Le récit d’information, reposant sur l’enquête de terrain et la retranscription de vérités factuelles, s’accompagne d’une prise de position interprétative sur les faits. Et le regard porté, le choix même des sujets, sont des indices de ce regard qui fait du journaliste un spectateur engagé. C’est ce que de nombreux photoreporters ont revendiqué explicitement, affirmant choisir leurs terrains d’enquête, leur focale, en fonction du regard sur le monde qui les porte, de la flamme intérieure qui les pousse à agir. La passion, le désir, la vocation, l’envie de s’engager sont des idéalisations du métier mises en avant, revendiquées, pour offrir une presse d’opinion qui fait réfléchir le public sur des bases idéologiques et philosophiques (la défense d’une cause, l’engagement partisan, des valeurs démocratiques universalistes…). Dans un tel contexte, il est vain de crier à la trahison du journalisme par refus de la neutralité alors même que journalisme et engagement sont perçus comme consubstantiels. Les médias qui ouvrent leurs colonnes à pareille conception du métier ne font d’ailleurs pas mystère de leur ligne éditoriale engagée, de leur vocation à interférer sur le débat public. La porosité entre information et politique est totale et la question de la neutralité devient alors un non-sens.

En réaction à une telle conception du journalisme engagé, une autre conception du métier s’est déployée, notamment dans le monde anglo-saxon, prétendant pouvoir, en toute circonstance, faire un distinguo entre les faits et les commentaires. Que ce soit pour un titre de presse en entier, ou au sein de l’espace éditorial d’un journal, les journalistes devraient être en mesure de séparer le bon grain de l’ivraie, le fait (socle minimal de connaissances du aux lecteurs et auditeurs) du commentaire (regard sur les faits portant un jugement de valeur assumé). L’espace accordé à ce dernier doit alors être bordé, délimité, immédiatement identifiable. Il portera le plus souvent le nom « d’éditorial » et sera matérialisé par un encadré et une place bien à part, qui le rend visible et distinct du reste. Le ton et le choix des mots se démarquent des autres contenus. Les indices de subjectivité sont omniprésents, les jugements de valeur attendus, la distribution de bons et de mauvais points permanente.

Il serait donc possible de faire cohabiter un journalisme neutre et un journalisme engagé, le style devenant le garant de cette défense d’un métier qui n’a vocation qu’à restituer les faits dans leur crue simplicité, dans la froideur d’une narration purement descriptive, sans fioritures. En pareilles circonstances, le public est autorisé à crier à la trahison contre tout ce qui ressemblerait à une rupture de l’horizon d’attente par le passage d’un récit neutre à un regard engagé, même subrepticement.

Mais les publics peuvent aussi ressentir un malaise quand la dimension éditorialisée n’est pas suffisamment séparée du reste des faits traités. C’est typiquement le cas des propos tenus sur le plateau de BFM TV par un Christophe Barbier pontifiant, qui distribue bons et mauvais points avec aisance et aplomb, au point d’incarner la chaîne aux yeux de certains téléspectateurs, et d’être pris pour le porte-étendard de toute la rédaction, là où les journalistes de terrain le voient plutôt comme un cas à part. On ne peut exclure que la détestation de BFM TV, exprimée par tant de « gilets jaunes » sur Facebook et dans la rue, provienne notamment de cette assimilation de l’ensemble des journalistes à un éditorialiste empli de jugements péremptoires et souvent caustiques. Sans doute une réflexion sur un habillage antenne distinctif de cet espace dédié au commentaire éditorial serait salutaire pour éviter de fâcheuses confusions pour l’ensemble des journalistes.

Neutralité, objectivité, les mots clés de la déontologie journalistique

L’idée d’un regard neutre sur le monde pour en restituer sa vérité factuelle est couplée à la notion d’objectivité. La notion se définit, selon Le Trésor de la langue française, comme « la qualité de ce qui donne une représentation fidèle de la chose observée » ou encore comme « le fait d'être dépourvu de partialité », c’est-à-dire de ne montrer qu’une partie de la réalité, celle qui arrange la cause que l’on sert ou qui dessert les intérêts de ceux que l’on vit comme une partie adverse. Neutralité et objectivité sont alors pensées comme les deux faces d’une même médaille décernée aux journalistes professionnels qui arrivent à faire abstraction de leur sensibilité, de leurs émotions, de leurs intimes convictions, pour délivrer un récit neutre des faits. Défi qui est posé comme possible, plausible. On comprend bien pourquoi cette posture déontologique est mise en avant comme un garde-fou professionnel. Il s’agit de nier que tout journalisme est forcément engagé, partisan, et, a contrario, d’affirmer que l’idéal de satisfaire et fédérer le grand public est accessible et qu’un lien de confiance peut donc être tissé entre les journalistes et leur audience.

Il existe toutefois des situations où l’écart à cette norme est autorisé. Face à certains sujets, il est jugé difficile de ne pas ressentir des émotions, de ne pas partager avec la population des indignations (massacre de bébés phoques ou de dauphins ; actes terroristes assassinant des innocents par dizaines ; catastrophes naturelles laissant la désolation, les blessés et les morts dans son sillage…). Les journalistes peuvent être alors absous de leur « défaut de neutralité » car leur écart fait l’objet d’un large consensus social. Non clivante, la prise de position du regard journalistique est dans ce cas tolérée car liée à la part d’humanité qui veille au fond de chaque journaliste, et dont il ou elle ne peut totalement s’abstraire.

Dans un tout autre registre, les passions politiques (de l’échelon local à l’international) ont trouvé à s’exprimer librement et à être tolérées dans le journalisme sportif, qui est souvent chauvin, cocardier, fier de défendre les couleurs d’une ville, d’un pays… Il a ainsi réussi à se construire à l’écart du respect du principe de neutralité et d’objectivité, d’où des commentaires orientés, des réjouissances bruyantes pour la victoire de l’équipe chère à son cœur et à celui du public. Réflexe qui donne régulièrement lieu à quelque débordements où la mauvaise foi le dispute à des choix de couverture des faits directement indexés sur les chances réelles de succès de l’équipe ou du joueur de la nationalité à laquelle le journaliste et son public s’identifient. C’est incroyable ce que la lutte gréco-romaine peut susciter d’intérêt dans nos médias lorsqu’un athlète français gagne une médaille d’or olympique !

Fort de ces exceptions mais aussi d’une analyse autoréflexive des journalistes sur leurs pratiques, beaucoup ont cessé de revendiquer les termes de neutralité ou d’objectivité, les sachant peu accessibles.

Impossible neutralité

Si l’on aborde la question de la neutralité à un niveau plus métaphysique, on tombe très vite sur un défi surhumain : peut-on vraiment faire abstraction de toutes nos déterminations pour réaliser un récit neutre de ce qu’il nous a été donné de voir ou de savoir ? La réponse est évidemment non ! Tout regard est subjectif, au sens où nous sommes entraînés par une part de nous-même lorsqu’il s’agit de porter son regard. Notre œil ne peut voir que ce qu’il sait déjà voir. Notre cerveau ne peut décrypter que ce qu’il a été préparé à pouvoir décrypter. Notre récit contient les mots que notre cerveau, mais aussi notre sensibilité, a aidé à formuler. Le choix des mots n’est jamais neutre. Parler du hautement inflammable sujet du conflit israélo-palestinien est un exercice redoutable où tout choix de vocabulaire est perçu d’emblée par certains acteurs comme un choix partisan. Parlez de la biblique « Judée Samarie » et on vous fera reproche d’épouser la vision israélienne. Parlez de « territoires occupés » et on vous fera reproche d’être pro-palestinien. Usez d’un vocable moins connoté (« Cisjordanie ») et on pourra vous faire reproche de prétendre à une posture de neutralité dans un contexte où cette dernière est impossible et chacun sommé de choisir son camp.

Dans un registre plus ordinaire, le style est aussi un regard porté sur les choses. Le choix d’un adjectif qualificatif, comme son nom l’indique, qualifie et connote. Et, bien sûr, la forme même du récit implique un enchaînement causal. La forme journalistique implique une narration, avec un enchevêtrement organisé de faits et d’acteurs mis en cohérence. Cette organisation n’est pas neutre, elle explique au moment même où elle décrit.

Démonstration.

On peut constater que la tournure de gauche n’offre pas le même récit de causalité que celle qui lui est opposée.

Et, démonstration par l’absurde, nul n’imagine publier ou lire juste ceci :

« Les policiers ont lancé des dizaines de grenades lacrymogènes en direction des manifestants. Certains manifestants ont lancé des projectiles sur les forces de police. », car l’on voudra en savoir plus. Qui a commencé ? Qui a riposté ? Combien étaient-ils ? D’où venaient ces projectiles (pris sur place ou amenés donc pour des actes prémédités) ? L’attribution d’intentionnalité est au cœur du genre « récit », car pour qu’un récit soit dynamique, il faut des actants et des motifs d’agir. Nous aurions la sensation de faire face à un récit journalistique désincarné sans ces éléments structurants de la narration.

De plus, le regard porte forcément une part de subjectivité, pas toujours consciente et maîtrisée, dès lors que notre regard est aiguisé par notre culture, notre expérience acquise, et qu’il dépend tout simplement de l’emplacement où l’on est, du lieu d’où le journaliste a été conduit à voir les choses. Être plongé en immersion dans une foule compacte sur un espace urbain restreint peut vous faire ressentir la densité humaine autrement que sur le toit d’un immeuble, observant en surplomb une foule bigarrée mais pas si compacte que cela. Même l’objectivité de la caméra est sujette à caution, car un angle, une focale, met au centre des choses à voir, tout en masquant dans le même mouvement ce que le cadre n’attrape pas !

On retrouve là les termes d’un vieux débat du XIX e siècle porté par des romanciers comme Émile Zola (journaliste à ses heures), qui prétendait que le roman était « une sorte d’écran transparent à travers lequel on aperçoit les objets plus ou moins déformés ». Et même « l’écran réaliste » fait d’un « simple verre à vitre, très fin, très clair » et niant « sa propre existence », « n’en a pas moins une couleur propre, une épaisseur, teint les objets », écrivait-il en 1864.

Lucide honnêteté

Voilà pourquoi, on peut dire que la question de la neutralité journalistique est mal posée si elle prétend enfermer le débat dans une vision binaire entre ceux qui seraient neutres et les autres. La neutralité stricte est un inaccessible humain (l’auteur de ces lignes n’y peut pas plus prétendre que le lecteur qui nous fera l’honneur de nous lire).

En revanche, ce qu’il est possible d’envisager, c’est bien l’édiction de règles procédurales qui garantissent une lucide honnêteté intellectuelle pour tous, journalistes comme public. Le journaliste est censé respecter des règles professionnelles fondatrices qui évitent les manipulations ou les tentations de se laisser aller à sa pente personnelle : trouver plusieurs sources ; les citer (donc les impliquer dans le récit), avec des guillemets (pour affirmer que leurs propos ne sont pas interprétés mais juste relayés) ; recouper leur vision des faits pour y déceler ce qui fait consensus et ce qui reste sujet à polémique, à interprétation ; s’attacher à la matérialité des faits et des gestes et minimiser au maximum les saillies interprétatives ; prévoir un contrôle collectif et hiérarchique lors du processus d’écriture qui oblige le journaliste, à chaque relecture, à sortir de lui-même, à prendre conscience de ses déterminations sociales et culturelles ; afficher un pacte de lecture, ou encore signer un pacte éditorial avec son public qui crée un horizon d’attente, un univers de prévisibilité sur ce qu’on est en droit d’attendre des récits à venir ; prévoir enfin une possibilité d’expression contradictoire des publics faisant du journaliste un être traversé par la possibilité d’une critique.

Ce pacte d’information, qui lie chaque jour les citoyens aux journalistes dont ils aiment lire, voir et entendre les récits d’information, est constitutif d’un rapport à l’actualité non pas neutre, mais « juste » lucidement honnête : afficher des principes et des attendus, faire en sorte de les respecter à chaque fois et mettre en place les conditions d’un rappel à l’ordre en cas de manquement, comme c’est le cas avec les fonctions de médiateur par exemple. C’est dans le renouvellement quotidien de cette promesse que se tisse, pas à pas, ce lien ténu que l’on nomme confiance. Et qui fait que l’on autorise chaque jour des gens appelés journalistes à décider pour nous ce qu’il est plus important de savoir, de hiérarchiser entre les toutes les informations possibles, les adjurant de trier, trier pour nous !

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