A l'automne 2007, le célèbre quotidien espagnol
El País troque son slogan. Le « Diario independiente de la mañana » (« journal indépendant du matin ») devient « Diario global en español » (« journal global en espagnol »). Simple changement rhétorique ? Pour Prisa, éditeur du quotidien, il s'agit au contraire d'un vrai
pari stratégique : renforcement de l'intéractivité entre le journal et son site Internet et ouverture à la modernité et à la globalité. Le groupe veut s'adresser à tous, sans distinction d’âge ou de lieu d’habitation.
El País ne doit plus être un journal espagnol mais un journal en espagnol.
Ce tournant, le premier opéré par le groupe espagnol depuis la mort, quelques mois plus tôt, de son fondateur et mentor Jesús de Polanco est peut-être aussi le coup d'envoi d'une nouvelle politique destinée à se démarquer des « années Polanco ». Car il est difficile de parler de Prisa sans évoquer celui qui, durant 35 ans, a tenu d'une main de fer les rênes du groupe, cet homme dont le pouvoir a souvent été l'objet de controverses et dont la fortune était l'une des plus importantes d'Espagne (estimée à trois milliards de dollars, selon le classement Forbes 2007).
Fondateur de Santillana, maison d'édition spécialisée dans les textes juridiques et les manuels scolaires qu'il a créée en 1958, Jesús de Polanco s'incorpore en 1972 au groupe créateur du quotidien
El País. « Grâce au succès de Santillana, il put apporter le poumon financier qui permit aux journalistes de respirer avec liberté, rappela à sa mort,
en 2007, le directeur général de Prisa, Juan Luis Cebrián. Il crut au projet quand personne n'y croyait et que l'on ne couvrait pas les ampliations de capital, il protégea en tant qu'éditeur la ligne progressiste du journal, dirigea l'entreprise, paria sur son futur... ». Et quel futur.
Véritable fer de lance du groupe, emblème des valeurs démocratiques qui inspirèrent ses fondateurs, le quotidien de centre gauche sort dans les kiosques pour la première fois le 4 mai 1976, cinq mois après la mort de Franco. Alors que commence le processus de transition espagnole, il se place d'emblée comme un journal engagé en faveur de la démocratie, distinct du reste des titres de presse héritiers du franquisme.
Ses fondateurs se partagent les postes de direction. Le journaliste Juan Luis Cebrián devient directeur du journal. José Ortega Spottorno, président du groupe
Promotora de Informaciones, SA ( PRISA) jusqu'en 1984. Tandis que Jesus de Polanco occupe le poste de directeur général de Prisa, avant d'en devenir président de 1984 à sa mort, en 2007.
En quatre ans, le journal se forge la place de second quotidien généraliste d'Espagne derrière
La Vanguardia avec un tirage moyen proche des 180 000 exemplaires. Mais c'est l'année 1981 qui marque un tournant majeur dans l'histoire du groupe. La tentative de coup d'Etat militaire du 23 février 1981 lui donne l'occasion de se positionner en véritable organe de défense de la démocratie. Le soir même, alors que continue la prise d'otage des députés de Las Cortes par le général Terejo et avant que le roi ne prononce son discours condamnant l'action des putschistes,
El País sort une édition spéciale titrée « El País con la constitución &raraquo; (El País avec la constitution). Le journal entre dans l'histoire et gagne rapidement la place de premier journal espagnol. En 1982, alors que le journal de centre gauche soutient ouvertement la candidature du socialiste Felipe Gonzalez à la présidence du gouvernement, la diffusion moyenne quotidienne passe à 296 000 exemplaires. L'année suivante, elle atteint les 340 000. En 1991, l'édition dominicale d'
El País franchit même la barre du million d'exemplaires. Au fil des ans, la diffusion continue de croître pour s'installer à 440 000 exemplaires quotidiens, avec un pic de 469 000 exemplaires en 2004, année marquée par l'attentat du 11 mars 2005.
Mais depuis, le journal, qui affichait encore une diffusion de 431 000 exemplaires quotidiens en 2008 selon l'OJD (Observatoire de contrôle de diffusion) souffre sévèrement d'une crise à la fois structurelle et conjoncturelle. A quoi s'ajoute l'apparition d'un nouveau quotidien de gauche,
Público, créé par le groupe concurrent Mediapro. Résultat : en 2009, sa diffusion tombe à
392 000 exemplaires. Et même s'il reste encore loin devant son premier concurrent,
El Mundo et ses 300 000 exemplaires, et qu'il continue de faire des bénéfices (12 millions d'euros en 2009), le premier quotidien espagnol s'inquiète pour son futur. En témoignent les
déclarations de Juan Luis Cebrián lors d'un Congrès du Journalisme à Cadix : « Les journaux ne rempliront plus jamais un rôle central dans l'information de l'opinion publique » a t-il déclaré lors d'un débat sur le futur de la presse.
Affirmation qu'il avait déjà exprimée peu de temps auparavant à l'occasion des Prix du journalisme Ortega y Gasset : « Le monde des journaux tel que nous l'avons connu touche à sa fin. Ils ne constitueront plus ces espèces d'empires industriels intégrés verticalement autour desquels socialisaient toutes les relations de pouvoir. ».