Chaque crise — nationale, régionale ou internationale — est désormais assortie de son lot de suspicions de manipulations informationnelles. Les six dernières années l’ont montré à l’excès, parfois par l’absurde, avec une forte visibilité donnée aux opérations d’influence, surtout numériques, de la Russie et de ses « proxies » (« intermédiaires »). De la Crimée aux élections présidentielles américaines de 2016, en passant par le conflit syrien et l’affaire Skripal, les autorités russes ont ainsi anticipé la mue de l’âge du tout-numérique en « ère de la désinformation », retournant à leur profit le discours forgé par la diplomatie américaine sur le potentiel émancipateur du web.
Sans surprise, la crise actuelle du Covid-19 fait intervenir de puissantes logiques d’images et une désinformation massive, où la bataille pour le récit est considérée par certains États comme aussi stratégique que la gestion sanitaire de la pandémie. En la matière, Chine et Russie se distinguent, pour des raisons sensiblement différentes. La première parce que le virus y trouve son origine et que les autorités de Pékin ont déployé une offensive informationnelle destinée avant tout à l’Occident. La seconde par un opportunisme tactique caractéristique de sa politique étrangère, ici plutôt en retrait de son voisin chinois. Comment interpréter les initiatives informationnelles de ces deux États ?
Un dérivatif interne utile à Moscou et une occasion de se positionner comme intermédiaire entre États-Unis et Chine
S’agissant de la Russie, tout d’abord, l’affaire est malaisée pour plusieurs raisons. Premièrement, la notion de « guerre de l’information » pour caractériser les opérations menées par ce pays comporte nombre de biais et se prête à une surinterprétation souvent préjudiciable aux intérêts occidentaux, tant le Kremlin sait répondre par le sarcasme aux accusations de l’Occident.
Deuxièmement, les théories conspirationnistes (y compris sur le coronavirus) trouvent rarement leur origine au Kremlin : elles circulent souvent dans les talk-shows de la télévision publique, voire sur les médias sociaux, et les autorités s’en accommodent tant qu’elles ne contreviennent pas à la ligne politique. La perception d’un Kremlin contrôlant tous les canaux médiatiques et numériques, voire qu’une « machine de propagande » y serait orchestrée, brouille notre approche de la « guerre de l’information » et des réponses à apporter au défi russe. Aussi, les modalités de coordination de la politique informationnelle du Kremlin et la nature de ses interactions avec la chaîne de télévision RT demeurent voilées, à tel point qu’il est parfois difficile de distinguer ce qui relève simplement du reflet médiatique d’une vision du monde différente et ce qui participe d’une entreprise de désinformation ciblée et coordonnée au profit d’objectifs politiques spécifiques.
Pour le Kremlin, la priorité est la protection de l’ « espace informationnel national »
Troisièmement, la « guerre de l’information » commence en Russie même. Pour le Kremlin, la priorité est explicitement accordée à la protection de l’ « espace informationnel national ». Il s’agit donc, dans le cas présent, de s’assurer que les voix critiquant la gestion par le gouvernement de la crise du Covid-19 restent muselées et que les récits officiels soient dominants dans les médias traditionnels et sur les principales plateformes numériques. Cet objectif épouse le caractère dérivatif de la pandémie pour les autorités — que l’on peut certes retrouver en d’autres points du globe — dans un contexte politique et socioéconomique en tension (prolongation de la présidence de Vladimir Poutine, chute des prix du pétrole, etc.).
Ces nécessaires précautions permettent d’étayer la relative distanciation des autorités russes par rapport à une hypothétique campagne coordonnée de diffusion de nouvelles fausses ou sciemment déformées, avec l’intention politique de nuire, dans la crise sanitaire actuelle. Les stratégies informationnelles de la Russie sont généralement plus massives et offensives quand l’objet de la désinformation et/ou de la propagande concerne directement Moscou (crise ukrainienne, conflit syrien, etc.). Or, la pandémie du Covid-19 n’a pas de lien avec le pays, ce qui explique en partie le peu d’intérêt d’un média comme RT à lancer des manipulations informationnelles délibérées et clandestines. Pour autant, ce média d’État, comme d’autres (Rossia, Pervy Kanal, Sputnik), conserve une ligne éditoriale dite « alternative » consistant à relativiser les fondements des démocraties libérales pour mieux souligner l’efficience d’un modèle de gouvernance plus centralisé et autoritaire. Dans la crise du Covid-19, leurs reportages mettent très régulièrement en exergue un Occident velléitaire, divisé et mal équipé pour répondre à la pandémie — ce qui est globalement difficile à contester, avec toutefois des nuances locales en Europe —, dans l’idée de théâtraliser les fractures sociales et les faiblesses occidentales. Ce discours n’est pas nouveau : il est mobilisé à chacun des moments de tension que traversent les pays européens (vote sur le Brexit, contestation en Catalogne, crise des « gilets jaunes », etc.).
L'objectif du soft power de l’aide humanitaire ? afficher la mansuétude russe et entretenir l’idée d’une incapacité des dirigeants européens à enrayer la crise sanitaire
Un élément de la stratégie russe mérite cependant que l’on s’y attarde : le recours au soft power de l’aide humanitaire, exemplifié par une assistance médicale à l’Italie et la livraison de matériel médical aux États-Unis et à la Serbie. L’objectif est double : afficher la mansuétude russe aussi bien qu’à entretenir l’idée d’une incapacité des dirigeants européens à enrayer la crise sanitaire. Cette initiative peut être interprétée de plusieurs manières. D’abord, la Russie agit par mimétisme envers son partenaire chinois — à une échelle certes moindre — tout en lui signalant qu’elle compte également dans ce type de gestion de crise internationale. Cette dialectique n’empêche pas le relais médiatique des politiques chinoises, en particulier via RT.
Tweets de RT à propos de l'aide envoyée par la Chine à l'Espagne pendant le confinement dû à la pandémie de Covid-19.
L’aide apportée aux États-Unis, avec force reportages et tweets, est destinée à la fois aux audiences occidentales (« la Russie assiste la première puissance mondiale ») et, à nouveau, à la Chine, avec l’idée que la Russie, et elle seule, peut servir d’intermédiaire entre Washington et Pékin dans un contexte de conflit larvé entre les deux premières puissances. On est ici dans une pratique classique de la diplomatie publique (avec des arrière-pensées d’ordre stratégique), pas de manipulation délibérée de l’information.
Tweets de RT et MFA Russie à propos de l'aide envoyée par la Russie aux Etats-Unis en période de confinement dû à la pandémie de Covid-19.
Le cas de l’aide apportée à l’Italie en fait partie tout en en différant par les moyens utilisés. En effet, les moyens sanitaires déployés par Moscou y ont été de nature militaire : un détachement de 66 médecins militaires et sous-officiers issus des Forces de défense chimique a été envoyé en Italie. Les médias et réseaux sociaux russes en ont diffusé amplement deux séquences comportant une forte charge symbolique : d’une part, la consultation entre officiers italiens et russes dans l’un des quartier-généraux de l’armée de terre italienne près de Rome. D’autre part, la colonne de véhicules militaires russes effectuant les 600 kilomètres du trajet Rome-Bergame, épicentre du Covid-19 en Lombardie. Cette entreprise, inédite dans un pays de l’Otan, peut être lue de diverses manières. On peut y voir la simple expression de l’assistance russe, qui relèverait ainsi d’un soft power intégrant un « visuel » de hard power. On peut aussi l’interpréter comme un moyen de faire pression sur le gouvernement italien pour obtenir de celui-ci une attitude plus conciliante des intérêts russes, tout particulièrement s’agissant des sanctions européennes visant Moscou. Enfin on peut la comprendre comme une démonstration de capacité, dans un pays membre fondateur de la construction européenne et de l’Alliance atlantique. Le quotidien italien La Stampa (quatrième tirage national, piémontais, de centre-droit) relevait comme hypothèse des buts réels du détachement russe des actions de renseignement entreprises à des fins de reconnaissance, de perfectionnement et d’affichage. Ces différentes lectures ne s’opposent pas mutuellement.
Tweet du ministère de la Défense russe à propos de l'aide russe envoyée à l'Italie pour lutter contre l'épidémie de Covid-19.
Une opportunité pour la Chine de prendre le leadership mondial
La Chine, de son côté, inscrit sa démarche informationnelle dans l’affichage décomplexé de sa puissance nationale. Ses objectifs sont de deux ordres. Premièrement, le gouvernement veut souligner la vigueur et la résolution de sa réponse à la crise, tout en laissant entendre que la réaction des Occidentaux a été et reste à la fois inefficace et faible. Il s’agit là de la partie immergée d’une stratégie plus globale qui consiste à positionner son modèle de gouvernance comme une alternative attractive à la démocratie libérale des Occidentaux. Cette approche, défendue par Xi Jinping depuis 2013, se veut une stratégie de politique étrangère de long terme. En début de semaine, le Global Times de Pékin annonçait sans fard, en parallèle de l’« épuisement de l’Occident », l’avènement de la « globalisation aux caractéristiques chinoises ». Deuxièmement, la Chine ambitionne de se poser en partenaire crédible et fiable avec les alliés traditionnels des États-Unis en Europe, à un moment où la perplexité à l’égard de l’effacement du leadership américain monte en flèche, comme le ressentiment envers le mépris de l’administration Trump.
Cette stratégie chinoise est visible tant en Europe centrale et dans les Balkans qu’avec l’Italie, les Pays-Bas ou la France, via notamment une « diplomatie des masques » suscitant d’âpres rivalités. Le secteur privé chinois est associé à cette entreprise : le fleuron technologique Huawei s’est lancé dans la distribution de millions de masques aux quatre coins de la planète (Canada, Pays-Bas, Maroc…), adjuvant d’une diplomatie sanitaire destinée à convaincre les partenaires de la Chine « de son exemplarité et à faire oublier ses erreurs et responsabilités dans la gestion initiale de la crise ». Opération de communication menée tous azimuts, cette stratégie informationnelle de Pékin se caractérise par un ton désinhibé, en rupture avec le soft power de ces dernières années projetant l’image d’une Chine « bienveillante » au monde.
Il s’agit bien d’une évolution dans la stratégie informationnelle chinoise, traditionnellement plus « subtile » et restreinte à son environnement national et régional immédiat
À cette fin, la Chine semble s’appuyer sur les tactiques éprouvées développées par la Russie, qu’elle oriente vers le même objectif : semer le doute chez les opinions publiques comme chez les décideurs occidentaux. Comme la Russie, la Chine intègre dans sa stratégie différentes « briques » qui se complètent : diplomatie publique classique, dissémination de multiples récits sur le Covid-19 afin de répandre la confusion à l’étranger (et éviter de se pencher sur les responsabilités initiales du régime), alternance entre rhétorique consensuelle et propos véhéments, et attaques informatiques. Ces tactiques comprennent l’utilisation de chaînes officielles pour disséminer des théories conspirationnistes variées et parfois contradictoires, y compris en amplifiant les propos complotistes de médias marginaux en recourant à un appareil médiatique d’État tentaculaire afin de les faire gagner en visibilité voire en viralité. Il s’agit bien d’une évolution dans la stratégie informationnelle chinoise, qui se démarque d’une politique traditionnellement restreinte à son environnement national et régional immédiat (Taïwan, Hong-Kong), et plus « subtile » — elle est centrée sur la censure en amont des voix critiques plutôt que sur l’« inondation » de l’espace informationnel par des contenus confus et/ou falsifiés. Or, on constate bien une attitude décomplexée de la Chine sur ce terrain, très certainement en partie le fruit d’une fine observation des stratégies asymétriques déployées par Moscou au cours des six dernières années.
Moscou et Pékin coopèrent depuis plus d’une décennie au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), en particulier en matière de « sécurité internationale de l’information ». Les récents communiqués au ton outrancier de l’ambassade de Chine en France illustrent ce changement de rhétorique et rappellent la grossièreté des techniques médiatiques russes au plus fort de la crise ukrainienne (2014-2016). Enfin, le fait que les autorités chinoises assument ce type de dialectique offensive tout en niant la moindre responsabilité dans l’origine de la crise, imputant d’ailleurs celle-ci aux États-Unis, rappelle le « déni plausible » de la Russie lors de son intervention militaire en Crimée puis dans le Donbass ukrainien.