Attendu par les chaînes et régies nationales, redouté par les médias locaux, un décret publié en août reconfigure le marché publicitaire pour la télévision. Il autorise, pour la télévision diffusée par la TNT ou les box et après recueil du consentement des téléspectateurs, la publicité segmentée, c’est-à-dire adaptée à la cible visée compte tenu de critères sociodémographiques (composition du foyer, catégorie socio-professionnelle…), mais aussi géographiques (géolocalisation). Comme l’expliquait Marianne Siproudhis, directrice générale de FranceTV Publicité, dans Nextinpact : « Deux personnes habitant un même quartier ne verront pas la même publicité s’ils n’ont pas le même profil de consommateur. »
Pour la télévision nationale, c’est la promesse d’un marché élargi, plus libre. Les chaînes n’ont d’ailleurs pas tardé à passer des accords avec les opérateurs : les premières campagnes ont commencé dès le mois de novembre 2020, inaugurées par France Télévisions, en partenariat avec Orange. Pour la presse locale, notamment la presse quotidienne régionale (PQR), le risque est de voir certains de ses annonceurs habituels se tourner vers ces nouveaux acteurs pour leurs contrats publicitaires. Les groupes de PQR regardent donc attentivement ce qui va se passer sur les chaînes de télévision en 2021.
Un temps d’avance pour la presse locale ?
Afin de protéger les recettes publicitaires de ces médias locaux, le décret prévoit des garde-fous : le volume horaire de publicité géolocalisée est limité à quelques minutes par heure, cette ouverture ne concerne pas les programmes pour enfants, et l’adresse précise de l’annonceur ne peut être diffusée.
La PQR se veut également confiante en ses capacités. Pour Gabriel d’Harcourt, directeur de publication de La Voix du Nord, l’arrivée de la publicité géolocalisée à la télévision nationale « est un nouvel intervenant sur le marché de la publicité locale, qu’on va regarder avec attention. Mais en tant que médias spécialistes de la proximité, nous savons que nous restons meilleurs pour les annonceurs que n’importe qui d’autre. » Rappelons, par exemple, que la diffusion payée quotidienne du principal titre de PQR, Ouest France, s’élève à environ 630 000 exemplaires quotidiens, loin devant les grands journaux nationaux comme Le Monde ou Le Figaro (autour de 330 000 exemplaires). Quant à La Voix du Nord, elle frôle les 200 000 exemplaires.
Autre raison de tempérer l’inquiétude : le prix d’un spot de publicité sur une grande chaîne nationale, même ciblé sur un territoire restreint, sera bien supérieur à celui demandé par un journal local. « Ça s’adresse à une petite frange d’annonceurs, très élitiste », signale Marylène Guérard, directrice de la publicité pour le groupe Centre France. Selon elle, la majorité du marché publicitaire de la presse locale, qui repose principalement sur les petits annonceurs locaux, ne devrait donc pas être perturbée par cette nouveauté.
L’offre serait d’ailleurs « complémentaire », car elle concerne la télévision et non la presse papier ou web comme les journaux de PQR. Mieux, les médias locaux pourraient peut-être jouer un rôle d’intermédiaire à travers leurs régies publicitaires, puisqu’ils « connaissent très bien les acteurs locaux », avance la directrice de la publicité. Certains, comme Patrick Venries, le directeur général de Sud Ouest, vont même jusqu’à saluer l’effet bénéfique de ce nouveau « challenge », qui poussera les médias locaux à s’organiser et à se renouveler.
« L’union fait la force » face à la concurrence nationale
Certains de ces grands groupes de presse régionale sont en réalité doublement concernés, possédant également leurs chaînes de télévision locales. Ce qui domine pour l’instant chez eux : la prudence, l’observation, et la préparation. « Ça va être un chantier pour 2021-2022. Nous ne sommes pas contre la géolocalisation, mais son arrivée nous interpelle. Il faut qu’elle soit réglementée, et qu’on s’organise — ce que nous sommes en train de faire », décrit Jean-Michel Lobry, président de la chaîne Wéo de La Voix du Nord, la plus regardée des télévisions locales qui revendique une moyenne de 580 000 téléspectateurs par semaine. En effet, la concurrence concerne les journaux, mais aussi les chaînes locales, qui appartiennent souvent à des groupes de presse écrite, et qui peinent encore à s’affirmer dans le paysage audiovisuel français.
Pour y résister, quatre groupes de PQR, La Voix du Nord, Sud Ouest, Le Télégramme et La Nouvelle République du Centre-Ouest ont lancé Territoires TV, une alliance pour développer des programmes de télévision communs sur leurs sept chaînes respectives. Ils visent un démarrage début 2021 avec quatre émissions — comme Extra-Locale, un programme politique hebdomadaire où des éditorialistes de la presse locale intervieweraient une personnalité d’envergure nationale.
Selon Patrick Venries, patron de Sud Ouest et président de Territoires TV, l’enjeu économique consiste à « additionner nos écrans pour atteindre un pourcentage d’audience suffisant et des nouveaux revenus à partager pour la presse locale. On ne peut pas rester les bras ballants avec des télévisions déficitaires, et la géolocalisation qui arrive. C’est aussi à nous de faire la démonstration de nos capacités, notamment à travers l’addition de la presse régionale. » Les discussions avec le réseau de télévisions locales Vià ou avec TF1 n’ayant pas abouti, les groupes de PQR se sont donc rassemblés derrière leur régie publicitaire commune (366) pour ce projet, avec la création de l’antenne 366 TV.
Dans ce nouveau paysage concurrentiel, la presse locale fait confiance à cette régie, qui réunit déjà tous les groupes de PQR de France, à l’exception du Parisien. Selon Luc Vignon, directeur général adjoint, l’arrivée de la publicité géolocalisée à la télévision « n’est pas une révolution, mais la continuité, réorganisée, de ce que l’on sait faire ».
Les journaux qui en font partie misent à la fois sur leur puissante audience locale et une mise en commun de leurs stratégies au niveau national. « L’union fait la force », répètent les fondateurs de Territoires TV. « Lorsque la PQR s’unit, elle est beaucoup plus influente que lorsqu’elle est peuplée de petites tribus parsemées sur le territoire », abonde Hubert Coudurier, directeur de l’information du Télégramme et président de la chaîne Tébéo.
Les médias à l’origine de la structure espèrent que d’autres groupes, comme EBRA (Le Dauphiné Libéré, Le Progrès, L'Est Républicain…) les rejoindront. Une majorité des journaux locaux ne possèdent pas de chaînes de télévision, mais les émissions de Territoires TV pourraient se décliner à l’avenir sur leurs sites internet.
Une stratégie publicitaire commune sera-t-elle suffisante pour contrer la future force de frappe locale des télévisions nationales ? « Ce sont des architectures lourdes et un peu complexes à mettre en place. Les médias nationaux ne sont pas encore capables de s’organiser et bien cibler en proximité, alors que de notre côté, avec une porte d’entrée massifiée et les diffusions de tous nos quotidiens, nous présentons une promesse intéressante pour les annonceurs », avance Luc Vignon de la régie 366.
Du côté des journaux locaux dépourvus de chaînes de télévision, on mise sur le développement des contenus web et vidéo, et sur la publicité adaptée à ces formats. Beaucoup envisagent de rejoindre plus tard ce type d’alliance, mais restent pour l’instant attentifs à toutes ces évolutions. « On a encore peu de visibilité sur la structuration de marché, la politique tarifaire, la manière dont vont s’organiser les groupes audiovisuels », rappelle Cyril Robert, directeur de la régie publicitaire du Dauphiné Libéré.
« Les médias locaux ont une mine d’or entre les mains »
Pour la plupart des personnes interrogées, l’intérêt des chaînes nationales pour la publicité géolocalisée révèle la valeur nouvelle de l’information de proximité. « Les territoires deviennent très à la mode aujourd’hui. Nous, nous y travaillons depuis des décennies. On voit donc de nouveaux acteurs qui s’y intéressent, avec qui on n’exclut pas de travailler d’ailleurs », décrit Hubert Coudurier. Les médias locaux voient notamment dans le traitement médiatique national de la crise du coronavirus une préoccupation renouvelée pour l’actualité régionale, et donc une manière de revaloriser leur rôle.
« Les médias locaux ont une mine d’or entre les mains, par la production de contenus régionaux. Ce sont des sujets qui occupent aujourd’hui 70 ou 80 % des journaux télévisés de TF1 ou M6. Mais on a beaucoup de mal à se mettre en avant : il est essentiel de mieux se valoriser, et de confirmer notre virage vers le digital », analyse Clotilde Massari, directrice de TV Tours.
Les groupes s’organisent aussi pour faire face à des réseaux comme celui de BFMTV, qui développe des antennes régionales à Lille ou à Lyon, et bientôt à Marseille et à Nice, selon Nice Presse.
Dans ce contexte concurrentiel mouvant, le modèle économique des chaînes locales est fragilisé. « Une chaine linéaire n’a aucun avenir. Sa planche de salut, c’est vraiment l’agrégation d’audience [entre la télévision en direct, le streaming ou les vidéos diffusées sur le site web et les réseaux sociaux, NDLR]», affirme Jean-Michel Lobry, de Wéo. Les médias locaux aspirent donc au renforcement de leurs offres communes : faire travailler ensemble les rédactions de la télévision et celles des journaux, reprendre des vidéos tournées par la télévision sur leur site, etc. Mais par ailleurs, ces télévisions restent très dépendantes des aides des collectivités locales, jusqu’à la moitié de leur budget : selon Hubert Coudurier du Télégramme, par exemple, une ouverture au marché national permettrait de s’affranchir en partie de cette contrainte.
Après Google et Facebook, « la publicité segmentée rajoute une couche »
Ce n’est pas avec l’arrivée de la publicité géolocalisée à la télévision que les médias locaux ont découvert la concurrence sur leur propre terrain. Ils se rejoignent pour souligner que le coup porté par les grands acteurs de la publicité en ligne, comme Google ou Facebook, perturbe déjà le marché local depuis plusieurs années, et représente pour eux le principal risque. « À l’origine, on travaille sur un marché où des acteurs locaux se rencontrent. La révolution numérique a déjà transformé cet équilibre-là. La publicité segmentée en rajoute une couche, mais ce n’est pas la première lame, ni celle qui fait le plus mal », garantit Fabrice Schlosser du syndicat Locales TV, qui regroupe 56 chaînes locales. « Le budget publicitaire des petits annonceurs est déjà partagé avec Internet, la part consacrée aux médias traditionnels diminue d’année en année. »
Selon lui, il ne s’agit pas d’interdire le recours à ces innovations technologiques, mais de repenser le fonctionnement économique et éditorial d’un secteur déjà profondément chamboulé, par exemple à travers une révision des aides pour la presse ou une meilleure intégration des chaînes locales à la télévision nationale. « La question qui se pose finalement, c’est celle du financement des médias locaux : veut-on d’une société sans ces médias de proximité? Il faut qu’on se réveille et qu’on se demande comment les pérenniser dans un environnement aussi perturbé. »