Quand Hollywood rencontre Godlywood

Quand Hollywood rencontre Godlywood

À travers l’étude de la société de production Walden, une analyse des relations entre l’industrie du cinéma et les mouvements conservateurs chrétiens aux États-Unis.

Temps de lecture : 6 min

« Les films ruinent l’influence spirituelle des Chrétiens. Ils débauchent l’esprit des enfants, enflamment les désirs des jeunes, endurcissent le cœur des pêcheurs. Ce sont des pièges pour l’âme, des moqueries envers Dieu, une malédiction pour l’Amérique ». Ces écrits de John Rice, pasteur baptiste évangéliste, parus en 1938 dans le livre What’s wrong with Hollywood, illustrent un siècle de relations conflictuelles entre les milieux chrétiens et le cinéma hollywoodien, et la pudibonderie qui structure officiellement la production américaine jusqu’au milieu des années 1960. Au tournant du XXIe siècle cependant, un rapprochement s’opère entre les deux mondes, avec la multiplication de blockbusters familiaux porteurs de valeurs traditionnelles et l’apparition de véritables « films de croyants » directement inspirés de thèmes bibliques.

Le travail de recherche de Nathalie Dupont, professeur associée en études américaines à l’Université du littoral côte d’Opale, porte sur le lien entre les milieux conservateurs chrétiens et Hollywood. Dans Between Hollywood and Godlywood, The case of Walden Media, elle s’intéresse plus particulièrement à la stratégie de la société de production Walden, à qui l’on doit notamment l’adaptation cinématographique de la franchise Le Monde de Narnia. Elle y décrit comment, après des années d’opposition entre les milieux conservateurs chrétiens et la vicieuse Hollywood, la montée en puissance de la subculture chrétienne dans la société américaine à l’orée du XXIe siècle croise l’ouverture de Godlywood à un cinéma familial grand public, et permet ainsi l’émergence de cinématographies chrétienne produites et distribuées par l’industrie hollywoodienne. Cette dernière, mue par un besoin croissant d’internationaliser sa production et ses profits, reste cependant portée par une vision universaliste qui limite de fait l’influence des messages chrétiens à une frange de la production ou à un jeu de valeurs morales superficiel.

Des mondes traditionnellement antagonistes

Les relations entre les pouvoirs religieux et le cinéma aux États-Unis ont longtemps été conflictuelles. Nathalie Dupont définit les mouvements conservateurs chrétiens comme l’ensemble des groupes sociaux (protestants et catholiques) qui souhaitent réguler la production hollywoodienne, croient au créationnisme, s’inscrivent dans des mouvances évangélistes et sont défenseurs de la « droite religieuse » républicaine. Ces groupes relèvent d’une posture bien plus radicale que la simple religiosité civile américaine, qui se vit comme un ensemble de valeurs communes autour de la destinée manifeste du pays, de la recherche de la justice et de l’égalité de traitement, et d’associations symboliques entre la nation et la religion (comme le serment sur la Bible lors de l’investiture présidentielle).
 
S’opposant à la violence, à l’immoralité et à la sexualité portées à l’écran, les milieux conservateurs chrétiens entretiennent une méfiance naturelle à l’égard d’Hollywood, voire une sérieuse hostilité. Très tôt, dans les années 1920, les pressions des milieux religieux et les débats des comités de censure sur un contrôle des films après la production ou tout au long de celle-ci ont conduit la profession à s’autoréguler en soumettant ses scripts à la MPPDA (Motion Pictures Producers and Distributors of America). Les projets y étaient examinés à l’aune des 36 critères du Code Hays de 1930 à 1966 (du nom du directeur presbytérien de la MPPDA), qui proscrivait la mise en scène des crimes, des drogues, de la sexualité, et contrôlait la décence des images.
 
Les succès croissants de l’industrie du cinéma, dont les revenus dépassent alors ceux du culte, irritent les milieux chrétiens, d’autant plus que l’industrie s’est déplacée de New York (où officiait Thomas Edison) à Hollywood, contrôlée par des producteurs juifs issus de l’immigration européenne (William Fox, Carl Laemmle, Adoph Zuckor, Samuel Goldwyn ou David O. Selznick).
 
Avec la fin du Code Hays dans les années 1960, et le renforcement progressif de la droite chrétienne, les tensions reviennent : elles se concrétisent par exemple lors de la sortie de La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese en 1988, où le film est violemment critiqué par le télévangéliste Jerry Falwell et fait l‘objet de nombreux mouvements de contestation. La critique d’Hollywood rassemble désormais des croyants de tous bords, comme l’illustre le best-seller Hollywood vs America de l’auteur juif Michael Medved (1992). Ces critiques s’intègrent plus généralement dans la guerre culturelle qui oppose plusieurs identités de l’Amérique et qui conduit à la victoire des conservateurs avec l’élection de Georges W. Bush en 2000.
 
Parallèlement à Hollywood, les milieux conservateurs ont développé dès les années 1980 une industrie de l’image chrétienne, essentiellement distribuée dans les églises et mega-églises américaines, dénommée par certains sous l’appellation de « Godlywood ». Dès les années 1970 et le développement du câble, les chaines dédiées fleurissent et donnent le pouvoir aux télévangélistes. Des sermons télévisés et programmes spécialisés rencontrent aussi un important succès en vidéo, comme Left behind : the Movie (Les survivants de l’Apocalypse) adapté en 2001 d’une collection de livre à succès. Un film sur le football américain comme Facing the Giants, produit par l’Église Baptiste de Sherwood en 2006, est ainsi une œuvre qui déploie de manière explicite son message évangéliste, s’adressant à une communauté de convertis et à ses prêcheurs.
 
 Walden Media illustre la collusion d’intérêt ponctuelle qui a pu être trouvée entre l’industrie et les milieux chrétiens  
Cette industrie parallèle a ses producteurs, ses festivals, ses réseaux d’exploitation, son public de niche. Elle déborde même de son lit naturel : un groupe de chrétiens travaillant à Hollywood fonde Act One, une association qui cherche à transformer Hollywood de l’intérieur. Dans cette veine, le cas de Walden Media illustre la collusion d’intérêt ponctuelle qui a pu être trouvée entre l’industrie et les milieux chrétiens.

Walden, à la croisée des mondes

L’objectif des fondateurs de Walden Media, Michael Flaherty et Cary Granat, au début des années 2000, était de produire des films familiaux, adaptés de best-sellers pour enfants, qui mobilisent l’imaginaire et la curiosité et servent un certaine forme d’éducation. Parmi leurs premiers titres, Holes (La morsure du lézard, 2003) et Because of Winn Dixies (Will Dixie mon meilleur ami, 2005) sont des modèles d’exaltation des valeurs familiales traditionnelles et d’une spiritualité légère.
 
Le soutien du milliardaire Philip Anschutz, motivé par des visées propagandistes, a permis à Walden Media de croître autour d’un objectif commun, la promotion des valeurs chrétiennes dans des films familiaux grands publics. Walden doit alors adoucir son message, car la société a aussi besoin des professionnels du cinéma, qui ne sont pas nécessairement portés par les mêmes valeurs, et des studios eux-mêmes pour coproduire et distribuer leurs films – La Morsure du Lézard, avec Sigourney Weaver, Jon Voigt et Shia Laboeuf, a ainsi été coproduit par Walden et Disney.
 
Au cours des années 2000, en adoptant une stratégie plus grand public qu’ouvertement propagandiste, Walden produit et coproduit ainsi plus d’une quarantaine de films, comme Le tour du monde en 80 jours (2004), Le monde de Narnia 1, 2 et 3 (2005, 2008, 2010), Le dragon des mers (2007), Le secret de Terabithia (2007), L’ïle de Nim (2008), Voyage au centre de la terre 1 à 4 (2008 à 2018), Everest (2015), ou encore le Bon Gros Géant (2015). La thématique animale semble même être un véritable fil rouge éditorial, depuis Will Dixie mon meilleur ami (2004) et Hoot (2006) jusqu’à A Dog’s Purpose (2017) réalisé par Lasse Hallström (connu pour Gilbert Grape, mais à qui l’on devait aussi Hachi : A Dog’s Tale...).
 
Pour financer et distribuer ses projets, Walden doit ainsi s’associer à 20th Century Fox, New Line Cinema, Warner Bros, Universal Pictures, et Disney. Malgré son ambition de devenir une mini major, elle ne possède pas encore la puissance de frappe pour distribuer ses films de manière indépendante. La société s’appuie sur les réseaux de distribution des studios pour diffuser ses productions tout en menant des campagnes marketing de niche auprès de ses publics cibles. S’associant à l’agence Grace Hill Media spécialisée dans les publics religieux, Walden mène de véritables campagnes parallèles auprès des chrétiens.
 
Les stratégies adoptées illustrent un changement de mentalité chez les conservateurs chrétiens : pour Le Monde de Narnia 1, sorti la même semaine que « le détestable » Secret de Brokeback Mountain, le président de Grace Hill Media a encouragé ses communautés à préacheter leurs places pour le film et à aller le voir massivement, de manière à « montrer à l’industrie quels films les américains veulent voir » – au lieu de s’opposer massivement et publiquement au film de cow boy, comme les anti-hollywood l’auraient fait quelques années plus tôt.

La perméabilité relative de Hollywood à la théocratie

Les projets de Walden coïncident avec le couronnement des mouvements politiques chrétiens aux États-Unis, en particulier l’élection de George W. Bush en 2001. L’environnement favorable, en termes de levées de fonds comme de perspectives économiques, rend ainsi crédible la culture chrétienne aux yeux des studios américains. Le succès de La Passion du Christ de Mel Gibson, en 2004, enclenche une dynamique d’exploitation par Hollywood de thèmes chrétiens (parfois labellisée « Godsploitation ») et de communication ciblée destinée à courtiser ce public spécifique. Plusieurs études ont en effet rappelé le grand potentiel de marché de cette catégorie de la population : 75 % des Américains s’identifient à la culture chrétienne, 30 % participent à une forme d’office dans la semaine.
 
En 2014, la 20th Century Fox distribue ainsi Son of God, de Christopher Spencer. Grace Hill Media mène une campagne ciblée pour promouvoir le film, qui rencontre un succès immédiat, se plaçant second au box-office de la semaine et collectant in fine 60 millions $ aux États-Unis et 8 millions $ à l’étranger. Dans la foulée, sort, la semaine de Pâques, Noé de Darren Aronofsky (Paramount Pictures), qui réussit à atteindre 102 millions $ au box-office domestique et 209 millions $ au box-office international. En fin d’année 2014, pour Noël, c’est Exodus : Gods and Kings de Ridley Scott, qui réinterprétait l’histoire de Moise avec Christian Bale en rôle principal.
 
Présentés d’une certaine manière, les productions hollywoodiennes classiques peuvent aussi être adressées à la communauté chrétienne : les valeurs portées par certains blockbusters tels que les franchises Hunger Games et Avengers – fraternité, courage, sacrifice – peuvent aussi bien séduire que leurs promesses d’effets visuels spectaculaires. Mieux, certains films font des allusions directes à la religion, comme le personnage Captain America dans Avengers, répondant lorsqu’on lui dit que ses ennemis sont des dieux : « There’s only one god, m’am, and i’m pretty sure he doesn’t dress like that ». La communauté chrétienne s’accommode : malgré ses sorcelleries, le monde de Harry Potter est apprécié pour ses valeurs morales, tout comme celui de Twilight, adapté des romans mormons de Stephenie Meyer.
 
 À Hollywood, le film de croyant devient un « divertissement qui fait du bien »
Mais Hollywood est loin de se soumettre absolument aux codes de la « Godsploitation » : dans sa recherche de profits internationaux, les différences culturelles tendent à s’effacer au profit de messages et grammaires cinématographiques universalistes. Pour des films comme Le Monde de Narnia, les distributeurs adaptent leur stratégie de communication, les messages grands publics sont moins directement religieux et le film de croyant (« Faith based film ») devient un « divertissement qui fait du bien » (« uplifting entertainment »). Le cas Walden est ainsi intéressant pour les limites de l’exercice qu’il permet de mieux cerner : Hollywood ne sera perméable aux messages chrétiens que dans la mesure où ceux-ci sont réduits à leur plus simple expression, et solvables dans une culture de masse au potentiel commercial international.

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