L'arabisation de la téléréalité occidentale
La téléréalité a fait une entrée assez tardive dans le monde arabe. La révolution satellitaire à la fin des années 1990 et l’explosion du nombre de chaînes au début des années 2000, sont les facteurs qui ont permis à ce nouveau phénomène de s’établir sur le marché régional. Diffusés dans leur langue et format originaux tout d’abord, ces programmes ont ensuite été adaptés à l’audience locale.
L’émission pionnière de
ce genre de divertissement dans le monde arabe a été
Man Sayarbah Al Mallion ? (
Qui veut gagner des millions ?). Lancée en 2000 par MBC et diffusée deux fois par semaine, la version arabe de l’émission britannique
Who Wants to be a Millionnaire? a rencontré un franc succès, devenant le programme le plus regardé dans toute la région en 2000 et 2001. Avec des candidats originaires de tous les pays arabes,
Man Sayarbah Al Mallion? a été la première émission à représenter la diversité du Moyen-Orient et à s’adresser à un public transnational en abordant des questions relatives à l’histoire arabe, au patrimoine islamique, et aux problématiques panarabes comme la question palestinienne. Le présentateur George Qerdahi a même déclaré en 2002 dans une interview : « Je ne pense pas exagérer si je vous dis que ce programme arrive à unir la totalité du monde arabe. […] Quelques mois plus tôt des statistiques ont révélé que 80 % des téléspectateurs de la région regardent l’émission, un audimat jamais atteint par aucun autre programme dans le monde ». Bien qu’il s’agisse d’un jeu télévisé, tous ces aspects ont fait que
Man Sayarbah Al Mallion? a constitué un tournant majeur pour le développement de la téléréalité sur le marché satellitaire arabe.
George Qerdahi, présentateur de « Man Sayarbah Al Mallion? »,
version arabe de « Qui veut gagner des Millions ? »
Face au succès de MBC et de
Man Sayarbah Al Mallion? la chaîne libanaise Future TV a voulu tirer parti de l’engouement nouveau pour les jeux télévisés occidentaux importés sur le petit écran arabe. Elle lance fin 2001
Al Halka Al Ad’af (
Le maillon faible),version locale de l’émission
The Weakest Link produite par la BBC. Imitant le concept original, la présentatrice du show, Rita Khoury, a du adopter non seulement la même personnalité acerbe et autoritaire que la présentatrice britannique, Anne Robinson, mais également la même apparence : cheveux courts, lunettes sévères et vêtements noirs. Reproduit sans aucune adaptation culturelle, le concept d’une femme délibérément masculine qui humilie les candidats en public n’est pas passé. Le show a provoqué un tollé et n’a pas été reconduit.
La téléréalité, au sens propre du terme, a réellement vu le jour dans la région avec
Al Hawa Sawa, première production entièrement arabelancée fin 2003 par MBC. Inspirée de concepts occidentaux comme
The Bachelorette mais adaptée à l’environnement culturel, cette émission offre à la gagnante un mariage arrangé. Dans un appartement de Beyrouth équipé de caméras, huit jeunes femmes passent en revue une série d’hommes célibataires et choisissent, avec les conseils de leur famille et le soutien des votes du public, leur futur époux. Les prétendants de leur coté peuvent observer les candidates 24h sur 24h et les contacter à n’importe quel moment pour obtenir un rendez-vous et faire leur demande en mariage. Les candidates étaient soumises à des codes vestimentaires et comportementaux très stricts imposés par MBC pour ne pas heurter les téléspectateurs les plus conservateurs. Ces règles ont au final éliminé les ingrédients majeurs sur lesquels repose le succès des versions occidentales (nudité, disputes, flirts...). L’émission s’est révélée être un échec et n’a pas été renouvelée, d’autant plus que la gagnante a refusé quelques heures avant la finale
d’épouser celui qui avait été choisi pour elle.
Mais l’échec le plus cuisant essuyé par MBC reste celui de l’émission
Al Ra’is, lancée en 2004 sur le concept de
Big Brother. Dans une maison au Bahreïn, six jeunes hommes et six jeunes femmes vivent sous la surveillance constante des caméras. Tout comme
Al Hawa Sawa, les règles de vie sont strictes. Les candidats ne sont filmés ni dans les chambres, ni dans les salles de bains, et seules les pièces de vie commune sont mixtes. Malgré toutes ces précautions, l’émission a rencontré de vives critiques. Lors du premier épisode, le candidat saoudien a accueilli avec une bise sur la joue la candidate tunisienne. Cet événement a suffi pour rallier les détracteurs du Bahreïn dénonçant le fait que des hommes et des femmes vivaient sous le même toit sans être mariés, allant même jusqu’à manifester et écrire au parlement pour demander le retrait de
Al Ra’is des grilles de programmes. L’émission a été arrêtée moins de deux semaines après son lancement.
Après plusieurs expériences malheureuses, MBC a finalement opté pour la diffusion d’émissions de téléréalité dans leur version et langue d’origine. L’idée étant qu’il est plus facile pour les téléspectateurs de la région de tolérer des comportements considérés comme choquants s’ils sont ceux d’individus étrangers, que s’ils sont le fait de personnes de culture arabe ou musulmane. « Ça reste acceptable aux États-Unis parce que vous regarder la culture de quelqu’un d’autre. Vous n’importez pas [ces comportements] dans votre propre culture » explique Tim Riordan, directeur des chaines du groupe MBC.
La téléréalité arabe a finalement trouvé la recette du succès lorsque les producteurs ont décidé de croiser ce genre de programme avec un autre phénomène extrêmement populaire dans la région : les clips musicaux mettant en scène des chanteuses sexy.
La sulfureuse chanteuse égyptienne Ruby dans son clip « Enta ‘aref leh »
Fin 2002, Future TV annonce l’achat du concept britannique de Pop Idol, émission dont la finale quelques mois auparavant a attiré plus de 13 millions de téléspectateurs et enregistré un record de 9 millions de votes. Intitulée Super Star, ce nouveau programme de téléréalité a été annoncé en 2003 comme la plus grosse production de divertissement télévisé dans le monde arabe. Dans cette émission de téléréalité musicale, la culture arabe est à l’honneur : tout est chanté et jugé par des candidats et jurys arabes. Super Star rencontre le succès escompté. Lors de la dernière semaine, l’émission enregistre plus de 4,8 millions de votes pour la première saison en 2003, près de 10 millions l’année d’après, et, toujours pour cette même semaine, plus de 15 millions de votes en 2005. Désireux d’exploiter cette réussite, le groupe libanais LBC (Lebanese Broadcasting Corporation) décide à son tour d’acheter un concept de téléréalité musicale, celui de Star Academy en septembre 2003. Dans sa version arabe, l’émission devient Star Academy, Al Acadimiya et rencontre elle aussi un succès immédiat. La neuvième saison annoncée pour 2012 est actuellement en préparation. La popularité de ces programmes n’ayant cessé d’augmenter, les chaînes ont établi des accords commerciaux avec les compagnies nationales de télécom et de téléphonie mobile dans les pays où l’émission est diffusée, (comme le Maroc, la Tunisie, l’Égypte, la Syrie, le Liban, la Jordanie, l’Irak, l’Arabie Saoudite, le Koweït, les Émirats Arabes Unis, et le Bahreïn) pour bénéficier des revenus considérables générés par les votes du public.

Clip promotionnel de « Star Academy », « Al Acadimiya » saison 8
Contrairement au groupe saoudien MBC, les chaînes libanaises LBC et Future TV n’ont aucun problème avec les femmes qui montrent leur peau et leur corps. En 2005, LBC trouve la synergie parfaite entre téléréalité et clip vidéo en lançant
Al Wadi inspiré de l’émission française
La Ferme des célébrités. Quatorze célébrités s’installent dans une ferme au Nord de Beyrouth pour y vivre et effectuer les tâches quotidiennes. Le concept n’est pas très différent de celui des autres programmes de téléréalité. Mais l’idée qui fera basculer
Al Wadi dans la catégorie des émissions à succès est d’avoir nommé Haif Wehbe – star libanaise à sensation extrêmement populaire pour ses vidéos clips assez osés – comme présentatrice permanente, s’installant chaque nouvelle saison à la ferme avec les candidats. Avec Haifa aux commandes,
Al Wadi est apparu comme la synthèse parfaite entre les deux phénomènes les plus populaires dans l’industrie du divertissement télévisé arabe, la rencontre ultime entre téléréalité et clips sexy.
Haifa Wehbe, présentatrice de « Al Wadi » version arabe de « La Ferme des Célébrités »
Les émissions de téléréalité musicales ou mettant en scène des artistes arabes se sont donc révélées être le secret de la réussite pour l’industrie de la région. Jusqu’à 80% des Libanais entre 18 et 35 ans ont suivi les premières saisons de Star Academy, Al Acadimiya. Les primes de l’émission, ainsi que ceux de Super Star et de Al Wadi, sont aujourd’hui devenus des événements régionaux dominant les conversations. Selon le groupe de conseil Arab Advisors Group, les tarifs publicitaires sur les chaînes satellitaires arabes lors de ces émissions augmentent de plus de 130 % par rapport aux tarifs en vigueur lors d’autres primes. Et lorsque le site internet de la chaîne d’information Al Arabiya publie un article sur une de ces trois émissions, il est généralement le plus lu et le plus partagé de la journée. Par conséquent, la téléréalité arabe est aujourd’hui bien plus qu’une pâle copie des programmes occidentaux et l’industrie a su développer une identité régionale forte et singulière.