Quand les « radios de la paix » prennent racine

Quand les « radios de la paix » prennent racine

Les radios créées à partir des missions de maintien de la paix des Nations unies restent en tête de l'audience, même quand la guerre est finie.

Temps de lecture : 9 min

 

Pour mettre fin à un conflit, puis rétablir une paix durable, il faut des casques bleus, mais aussi des médias capables de faire contrepoids aux propagandes guerrières avant de réconcilier. Depuis les guerres de l'ex-Yougoslavie et le génocide rwandais, la radio s'est imposée comme le média le plus adapté aux situations de crise. En faisant le bilan des « radios de paix » créées sur les différents points chauds du globe, on constate que leur audience est massive et, plus surprenant encore, qu'elle se maintient longtemps après le rétablissement de la paix. À tel point que, du Kosovo au Sud-Soudan, en passant par la RDC, on n'imagine plus aujourd'hui le démantèlement d'une « radio de la paix » à l'issue d'un conflit.

Des médias de la haine aux radios de la paix

 

Au commencement étaient les médias de la haine. Pendant le conflit des Balkans, la presse écrite et audiovisuelle des différents fragments de l'ex-Yougoslavie véhicule des discours nationalistes haineux et une propagande guerrière comparables à ce qu'a connu l'Europe lors de la Seconde Guerre mondiale. À la même époque, apparaît au Rwanda une forme de « média de la haine » beaucoup plus moderne. Créée en 1993, la Radio-Télévision Libre des Mille collines (RTLM) a, comme son nom l'indique, une liberté de ton que le pays n'a jamais connue jusqu'alors. Les auditeurs, habitués à des médias d'État rigides et soporifiques, découvrent une radio aux émissions drôles et vivantes, où les auditeurs ont la parole. Lors du déclenchement du génocide, cette radio joue un rôle démultiplicateur grâce à son ton moderne, décomplexé, un ton de radio libre. Ses fondateurs sont des proches du président Habyarimana, dont certains figurent parmi les stratèges du génocide. Tout se passe comme s'ils avaient compris que, pour répandre la haine plus efficacement, il fallait la rendre légère, voire jubilatoire. C'est ce que fait l'animateur vedette de la RTLM, Kantano Habimana(1). « Ce génie de l’animation, explique l'universitaire Marie-Soleil Frère, (...) avait cultivé ses talents de commentateur sportif et suivait les massacres comme s’il s’agissait de parties de football, [il] suscitait sans cesse l’hilarité. « Tout le monde, même nous, nous écoutions Kantano, se rappelle une rescapée. Il était tellement drôle qu’on ne pouvait pas s’empêcher de suivre ses émissions. Même si c’était toi qu’il disait de tuer(2)» Ce qui rend terriblement meurtrière la Radio-Télévision Libre des Mille collines, c'est qu'elle est en situation de quasi-monopole, ayant l'appui du pouvoir et bénéficiant du réseau de diffusion de la radio nationale dans un pays où aucun média indépendant n'est autorisé à émettre.

Depuis cette époque, les conflits, en Afrique comme ailleurs, sont souvent attisés par des médias apparemment libres mais violemment partisans plutôt que par des organes de propagande à l'ancienne.

La radio, seul média de paix ?

Pendant le conflit des Balkans, après les accords de Dayton, la paix fragile installée en Bosnie Herzégovine pouvait à tout moment être compromise par les discours toujours virulents des nationalistes croates, serbes et bosniaques. La situation était particulièrement grave du côté des Serbes de Bosnie, comme en témoigne un rapport de l'Institut Média Plan (3) : « Le programme de la Radio-télévision officielle de Republika Srpska(4), dont le siège se situait à Pale, le fief des extrémistes, regorgeait de slogans de haine et de propagande dirigés contre le plan de paix(5).» Face à cette situation, la communauté internationale a été amenée à saisir les émetteurs et à transférer, en 1997, les bureaux de ce diffuseur à Banja Luka, « ville plus souple et plus ouverte. » Auparavant, le Haut représentant international pour la Bosnie-Herzégovine avait créé, avec l'Union européenne, la chaîne de télévision OBN (Open Broadcast Network), destinée à faire contrepoids aux médias violemment « ethniques » des trois camps en présence. Mais, lors des premières élections organisées après les accords de Dayton, l'impact de cette télévision, qui a déjà coûté, à ce stade, 10,5 millions de dollars, est jugé « nul » dans le rapport d'un observateur international. Comme à la veille du conflit en 1990, les trois quarts des électeurs votent en 1996 pour les trois partis nationalistes qui ont mis le feu aux poudres. Le réseau OBN survit pourtant. Il est racheté en 2000, puis à nouveau en 2004 par des opérateurs croates et constitue aujourd'hui l'un des principaux diffuseurs privés de Bosnie, émettant toujours dans les trois langues, serbe, croate et bosnienne. 
 

Cependant, l'impact jugé décevant de cette « télévision de paix » amène les Nations unies à miser exclusivement sur la radio lorsqu'éclate la guerre du Kosovo. Pour lancer la radio « Blue Sky » à Pristina, la MINUK (Mission des Nations Unies au Kosovo) fait appel à un opérateur suisse, la Fondation Hirondelle.
 
 
 
 

Cette ONG a été créée au lendemain du génocide rwandais par des professionnels des médias, responsables de la section suisse de Reporters sans frontières. Elle a fait ses premières armes en créant dans l'est du Zaïre Radio Agatashya(6), qui a diffusé sur l'ensemble de la région des Grands Lacs avant d'être démantelée en 1997 à la suite du pillage de la ville de Bukavu. La même année, la Fondation Hirondelle a créé Star Radio au Liberia, autre pays martyrisé par une guerre civile.
 
Avec Radio Blue Sky au Kosovo, la Fondation Hirondelle collabore pour la première fois avec les Nations unies. Elle sera appelée par la suite à intervenir à plusieurs reprises dans le cadre d'opérations de maintien de la paix de l'ONU, ou après un retrait onusien : en RDC, en Centrafrique, en Sierra Leone et au Soudan. À chaque fois, le média choisi est la radio. C'est en effet le moyen de diffusion le plus économique et le plus adapté aux périodes de conflit : il permet de toucher les populations les plus démunies, y compris les nombreuses personnes déplacées.

Médias de paix, mode d'emploi

 

Créées, la plupart du temps, après un armistice ou un cessez-le-feu, les radios de la paix servent surtout à éviter une reprise du conflit. Elles aident à rompre l'isolement mental de populations enfermées dans des discours de propagande. Elles permettent aussi de battre en brèche les stratégies de désinformation des belligérants. Seules des informations crédibles et impartiales peuvent faire reculer les rumeurs qui alimentent les peurs et favorisent la violence. Face à des situations de guerre civile, les médias de la paix ont aussi pour rôle de réunir des populations divisées. Au Liberia, la Fondation Hirondelle a fait de Star Radio un instrument de diffusion multilingue, utilisant quatorze langues locales. En République démocratique du Congo, Radio Okapi est le seul média capable de couvrir l'ensemble du territoire national. Un enjeu essentiel pour un pays qui, au début des années 2000, a failli être dépecé par une multitude de mouvements de rébellion et d'armées étrangères. En Côte d'Ivoire, la radio ONUCI FM compte dix-huit fréquences couvrant une grande partie du territoire. Elle a fortement contribué à la transparence des élections présidentielles de 2010(7) et demeure un contrepoids essentiel après la confiscation du pouvoir par Laurent Gbagbo. Si ce dernier a réduit au silence les médias français ou francophones (RFI, France 24 et TV5), il ne peut agir de la même façon avec la radio des Nations unies. En 2006, Radio Okapi avait également joué un rôle déterminant dans la tenue d'élections libres en RDC.

 
 
 Vidéo: Radio Okapi, reportage au Congo: Ondes de choc (2007).
 
 
 
Mais les guerres continuent ou reprennent là où aucune radio impartiale n'a droit de cité. Si la Fondation Hirondelle a pu créer, en 2006, Miraya FM au Sud-Soudan, à la demande des Nations unies, les autorités soudanaises n'ont jamais autorisé la diffusion de cette radio dans les autres régions du pays et notamment au Darfour. Comme le génocide rwandais, le conflit du Darfour s'est joué, et continue de se jouer, en grande partie à huis clos. 

Concilier paix et liberté

 

« En zone de conflit, une radio vaut cinq bataillons », aurait dit un ancien chef de mission de maintien de la paix des Nations unies. Si elle est à ce point stratégique, une radio de la paix peut-elle informer librement ? « Pour la paix, on est prêt à occulter bien des choses », disait un ministre de l'Information du Burundi (8)dans les années 90. Mais Nicolas Boissez, de la Fondation Hirondelle, réfute toute idée de censure par l'ONU à Radio Okapi. « Il y a eu parfois des divergences au sein de la radio, par exemple sur l'opportunité de relayer certaines déclarations de Laurent Nkunda(9). Mais ce type de divergences peut se produire au sein même des Nations unies et, le plus souvent, la transparence l'emporte car, si l'ONU ne parle pas, elle perd toute crédibilité.» La même personne explique, toutefois, que Radio Okapi a choisi de ne programmer aucune émission de libre antenne entre sa création en 2002 et l'année 2009. La crainte que des propos incendiaires puissent être diffusés en direct était à l'origine de cette prudence. Aujourd'hui, l'émission « Parole aux auditeurs » est gérée comme le sont les programmes de ce type dans les radios des pays développés, avec filtrage des appels en amont, rappel des auditeurs et interventions vigilantes d'un animateur formé pour éviter les dérapages. Cette approche rigoureuse avait déjà amené Radio Okapi à gérer l'émission de débat « Dialogue entre Congolais » avec un logiciel de décompte des temps de parole.

Des médias plébiscités par le public

 

Au Sud-Soudan, une étude de 2007 indiquait que Miraya FM était la radio la plus connue. En RDC, Radio Okapi est, de très loin, le média le plus écouté. Son signal, relayé par 59 émetteurs, lui permet de viser un public potentiel de vingt millions de personnes. En République centrafricaine, Radio Ndeke Luka, héritière de l'ancienne Radio MINURCA(10) est également la radio la plus écoutée, avec plus d'un million d'auditeurs. À plusieurs reprises, elle a été plébiscitée pour son rôle de protection des populations. Quelques mois après sa création, elle était élue « meilleur défenseur des droits de l'homme » lors d'un sondage. Au Liberia, Star Radio demeure l’une des stations les plus écoutées, treize ans après sa création. Née à la veille des élections présidentielles de 1997, elle est l'un des rares médias de crise à n'avoir aucun lien avec les Nations Unies. Mise sur pied par la Fondation Hirondelle et la Fondation internationale pour les systèmes électoraux, elle a été fermée à deux reprises par Charles Taylor(11) , en 1998 et 2000, avant de redémarrer en 2005. Aujourd'hui encore, elle est considérée comme l'une des meilleures radios d'Afrique de l'Ouest. 
 
 
 
Radio Miraya émet au Sud-Soudan

L'après-guerre... et après

 

Lorsqu'un conflit prend fin et qu'une mission de maintien de la paix des Nations unies se retire, la radio créée dans son sillage est appelée à fermer. Mais, à Pristina, Radio Blue Sky, après un an d'existence, a été intégrée en 2000 à la Radio-télévision du Kosovo, dont elle constitue, aujourd'hui encore, le deuxième programme. La même année, en République centrafricaine, la Fondation Hirondelle est intervenue pour faire vivre une nouvelle radio, dans le prolongement de celle de l'ONU. Baptisée Ndeke Luka, cette radio est désormais gérée par une fondation de droit centrafricain. Si elle ne peut fonctionner sans l'apport de bailleurs de fonds internationaux(12), son budget annuel de 770 000 euros est alimenté à 25 % par la publicité. Au Liberia, Star Radio est gérée désormais par un conseil d'administration entièrement libérien. En RDC, la perspective d'une autonomie d'Okapi est plus difficile à envisager. Il s'agit de la plus importante des radios de l'ONU, avec une équipe de près de 250 personnes et des journalistes réputés incorruptibles qui sont payés douze à quinze fois plus que leurs confrères de la presse locale(13). L'impartialité et la vocation de service public sont à ce prix, dans un pays gangrené par la corruption. Dans bien des régions, Radio Okapi est le seul média qui puisse dénoncer les exactions quotidiennes (viols, rackets) des hommes en uniforme(14). Si son budget annuel peut paraître considérable (10 millions de dollars par an), il représente un investissement minime si on le rapporte au budget total de la MONUSCO : plus de 1,3 milliards de dollars en 2010-2011.


 
 
  La régie de Radio Ndeke Luka en CentrAfrique.

 
Depuis les années 90, l'idée suivante s'est imposée : un pays en proie à la guerre civile ne peut se reconstruire seulement à coup d'élections, de forces d'interposition et de programmes de désarmement ; il faut aussi des médias aptes à informer de façon équilibrée pour réconcilier. Si les radios issues des interventions de l'ONU se sont maintenues, même dans des pays où le conflit a pris fin depuis longtemps, c'est qu'au-delà de la paix, on attend d'elles encore mieux : la démocratie.

Données clés

 

RadioPaysAnnée de naissanceFondateurs

Star RadioLiberia1997Hirondelle et Fondation américaine pour les systèmes électoraux

Radio Blue SkyKosovo1999MINUK et Hirondelle

Neke LukaRépublique centrafricaine2000MINURCA, puis Hirondelle

OkapiRépublique démocratique du Congo2002MONUC et Hirondelle

ONUCI FMCôte d'Ivoire2004ONUCI

Miraya FMSoudan2006UNMIS Hirondelle

Cotton Tree NewsSierra Leone2007Hirondelle

Radio MINUSTAHHaïti2007MINUSTAH

 
 

Références

 

  • Jean-Pierre CHRÉTIEN (Dir.) Les médias du génocide, avec Reporters sans frontières, Karthala, 1995.
  • Marie-Soleil FRÈRE (dir.), Ron HOWARD, Jean-Paul MARTHOZ et Pamphile SEBAHARA. Afrique centrale : médias et conflits – vecteurs de guerre ou acteurs de paix, GRIP/Complexe, 2005.
  • Pierre MIGNAULT, Hélène MAGNY, Ondes de choc, documentaire de 52 minutes qui montre le quotidien de Radio Okapi en RDC (2007).
  • Pierre GUYOT, Radio Okapi, radio de la vie (2005).
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Crédits photos :
Tim McKulka/Nations unies
Lam Duc Hien/Fondation Hirondelle
Normal 0 21 false false false FR X-NONE X-NONE MicrosoftInternetExplorer4 Samuel Turpin/Fondation Hirondelle

 

 

 
(1)

Célèbre pour ses appels au meurtre, il n'a jamais été jugé. Le site grandslacs.net le donne pour mort.

(2)

Marie-Soleil Frère (Dir.) Afrique centrale : médias et conflits – vecteurs de guerre ou acteurs de paix ; GRIP-Editions Complexe, Bruxelles, 2005.    

(3)

Créé par Zoran Udovicic, ancien directeur de la Radio-Télévision de Bosnie-Herzégovine, Média Plan est un institut d'études oeuvrant pour le développement de médias libres et équilibrés. Il a été soutenu par l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, la Fondation Soros et la coopération française (avec l'Ecole supérieure de journalisme de Lille, opérateur d'une école de journalisme pluri-ethnique, opérationnelle à Sarajevo jusqu'en 2008).  

(4)

On appelle ainsi l'entité serbe de Bosnie. 

(5)

« Les médias au tournant – le paysage médiatique de la Bosnie-Herzégovine », par Zoran Udovicic et al., Institut Média Plan, Sarajevo. 

(6)

Radio Hirondelle, en kinyarwanda. 

(7)

Six mois avant ces élections, une étude TNS/Sofres/Africascope commanditée par Radio France Internationale montrait que Radio ONUCI, malgré une audience relativement faible (10 %) à Abidjan, arrivait largement en tête dans les grandes villes de l'intérieur du pays. X  

(8)

eJean-Marie Ngendahayo, cité dans « Afrique centrale – médias et conflits », op.cit.      

(9)

Laurent Nkunda, chef du CNDP, (Congrès national pour la défense du peuple, mouvement rebelle opérant dans l'Est de la RDC) a été arrêté au Rwanda en janvier 2009. 

(10)

Radio de la Mission des Nations Unies en République Centrafricaine.  

(11)

Chef de guerre libérien devenu président en 1997, il a été inculpé de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité par le Tribunal pénal pour la Sierra Leone ; son procès est en cours à La Haye.  

(12)

Organisation internationale de la Francophonie, Union européenne, Suisse, Pays-Bas, États-Unis et France. 

(13)

« Afrique centrale – médias et conflits », p 104.

(14)

Selon Nicolas Boissez, de la Fondation Hirondelle, des militaires de la Garde présidentielle ont été mutés après que Radio Okapi a signalé leurs opérations de racket à Kikwit ; la radio a permis aussi l'arrestation de policiers impliqués dans des viols. 

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