Quand l’oligopole de l’internet courtise les éditeurs de presse

Quand l’oligopole de l’Internet courtise les éditeurs de presse

Avec Apple News, Twitter Moments, Instant Articles, Google AMP ou encore Snapchat Discover, les grands acteurs du web cherchent à contrôler l’accès à la presse depuis les smartphones. Tour d’horizon des offres… et des enjeux économiques, journalistiques et politiques.

Temps de lecture : 10 min

Depuis les débuts de l’informatique connectée dans les années 1980, l’information de presse a constitué l’une des composantes essentielles des services en ligne grand public. Que ce soit le Minitel en France ou Prodigy et CompuServe aux États-Unis, les fournisseurs de services interactifs ont toujours pris soin d’inclure dans leurs offres des contenus d’actualité fournis par des médias pour en augmenter la valeur d’usage. L’avènement du web n’a fait que renforcer cette tendance mais en modifiant le rapport de force : au début des années 2000, Google s’est ainsi cru capable d’imposer sa loi aux éditeurs de presse grâce à sa forte emprise sur le search, qui paraissait alors une voie d’accès au contenu en ligne sans concurrence. C’est ce qui a permis le lancement de Google News en 2002 sans aucune consultation avec les éditeurs qui ont subi la loi de la firme californienne et ont dû s’adapter en conséquence.

Néanmoins, la montée en puissance de l’internet mobile a modifié la donne. Le produit du travail des journalistes professionnels constitue plus que jamais un attrait d’audience majeur. Mais aux côtés de Google est venu s’ajouter un petit nombre d’acteurs qui contrôle l’essentiel des canaux de distribution de contenu sur les supports mobiles. Apple, Facebook, Twitter et Snapchat sont désormais avec Google les principaux infomédiaires sur l’internet mobile. Pour chacun d’entre eux le contenu de qualité produit par des médias professionnels est un moyen de différencier leur offre de services. Exactement comme pour les fournisseurs de services en ligne des années 1980 et les portails des années 1990 et 2000. C’est ainsi que, depuis quelques mois déjà, nous observons une surenchère de solutions techniques visant à rendre la consultation des contenus d’actualité plus rapide et plus confortable sur les smartphones. Cette nouvelle configuration offre aux éditeurs de presse un plus grand choix de canaux de distribution et réactive le jeu de la concurrence au niveau des plateformes d’infomédiation. Mais, dans le même temps, elle renforce la dynamique oligopolistique de l’internet mobile où la concentration de l’audience et des usages est beaucoup plus forte que sur le web. Voici un tour d’horizon des solutions proposées et une mise en perspective de leurs enjeux.

Snapchat Discover

Paradoxalement, le premier à avoir lancé sa plateforme dédiée aux médias est le petit dernier, à savoir Snapchat. Ce réseau socionumérique, plus connu pour la possibilité qu’il offre d’envoyer des messages éphémères, joue désormais dans la cour des grands. Valorisé entre 10 et 15 milliards de dollars en bourse, Snapchat propose de nombreuses fonctionnalités. Sa force réside dans ses 100 millions d’utilisateurs quotidiens, dont 37 % sont âgés entre 18 et 24 ans. Selon une étude du Pew Internet Center, 41 % des adolescents étatsuniens utilisent le service et parmi eux un grand nombre appartient à des familles aux revenus élevés. Snapchat attire donc une cible très intéressante pour les annonceurs et difficilement atteignable sur d’autres supports.

Discover a été lancé en janvier 2015 et connaît un succès considérable depuis. Ainsi, le magazine Cosmopolitan a annoncé en octobre y avoir atteint trois millions de consultations quotidiennes . Intégré à l’application mobile de Snapchat, Discover propose quinze channels à dominante de divertissement mais inclut des sources d’information journalistique « sérieuse » comme CNN, Vice et Mashable. Les partenaires sélectionnés sont obligés d’utiliser un système de gestion propriétaire, créé par Snapchat, afin de publier du contenu original et exclusif pour les utilisateurs du service. L’effet de rareté créé par l’existence de seulement quinze places pour des partenaires au sein de Discover et la position privilégiée qu’occupe Snapchat auprès des jeunes à fort pouvoir d’achat génère une grosse demande du côté des médias et permet au service d’orienter fortement le type de contenu produit . Ainsi, les partenaires sont par exemple incités par Nick Bell, responsable de contenu chez Snapchat et ancien de News Corp, à produire davantage de vidéos au format vertical (par opposition au format horizontal classique) qui génèrent plus de visionnages sur les supports mobiles. Par ailleurs, les performances des partenaires sont scrutées de près afin de déterminer ceux qui attirent le plus l’intérêt des utilisateurs du service. C’est ainsi que Snapchat a remplacé cet été Yahoo! et Warner Music, dont les performances ont été jugées non satisfaisantes, par Buzzfeed et iHeartRadio.

Apple News

La nouvelle application d’Apple lancée cet été  vise à centraliser la totalité de l’offre journalistique gratuite à un seul endroit de l’iPhone. Elle permet aux éditeurs d’y ajouter leur contenu simplement via un flux RSS ou alors de l’intégrer davantage au service avec l’implémentation d’un code spécifique. Plusieurs fonctionnalités sont proposées à l’utilisateur : s’abonner à des sources au choix, un peu comme un lecteur RSS classique, sauvegarder des articles pour les lire plus tard, mais aussi découvrir des contenus en fonction de ses intérêts. Il y a donc une forte composante d’infomédiation dans le service qui met en œuvre un algorithme de recommandation comparable à celui de Netflix. Le but ultime d’Apple News est de remplacer les applications propriétaires des éditeurs et de procurer une « expérience utilisateur » satisfaisante en uniformisant la mise en page en en augmentant la rapidité de la consultation. En effet, l’application enlève tout ce qui peut alourdir les pages des éditeurs comme les trackers et les publicités envahissantes. L’utilisateur peut toujours, s’il le désire, consulter le contenu sur le site de l’éditeur mais tout est conçu pour l’inciter à ne pas le faire.

 Le lancement de cette application permet à Apple de se rendre indispensable aux médias en court-circuitant les applications concurrentes et elle porte un coup au modèle économique de Facebook et Google 
La force d'Apple News, qui s’inspire largement de services existants comme Flipboard, réside dans la position privilégiée qu’Apple occupe dans l’internet mobile, puisque la société de Cupertino contrôle 14 % du marché mondial de smartphones et presque 40 % de celui de tablettes. En effet, Apple News est installé par défaut dans le système d’exploitation iOS 9 qui équipe déjà deux tiers des terminaux de la firme. Son potentiel d’utilisateurs est donc gigantesque. Le lancement de cette application est tout à fait cohérent avec la stratégie globale de la société. D’une part elle permet à Apple de se rendre indispensable aux médias en court-circuitant sur sa plateforme les applications concurrentes. D’autre part, elle porte un coup au modèle économique de ses concurrents Facebook et Google, très dépendants des revenus publicitaires. En effet, Apple News ne permet que l’affichage d’une seule publicité à côté des articles consultés, uniquement fournie par sa régie iAd, dont les revenus seront partagés. Et ceci au moment même où Apple vient d’autoriser avec iOS 9 l’utilisation de bloqueurs de publicités dans Safari. La volonté d’Apple est de rendre de plus en plus compliqué le fonctionnement des modèles économiques basés sur la publicité au sein de son écosystème technologique, à moins que ceux-ci utilisent sa propre régie.

Instant Articles

En mai dernier, Facebook a introduit Instant Articles dans son application mobile. Cette nouvelle fonctionnalité, lancée officiellement en octobre, permet aux utilisateurs d’un smartphone de consulter des articles de presse directement dans l’application sans avoir à la quitter pour visiter le site de l’éditeur. Pour l’heure seulement une cinquantaine de médias états-uniens sont partenaires de cette initiative mais des pourparlers sont en cours avec d’autres éditeurs, notamment en Europe. The Washington Post a même annoncé que la totalité de ses contenus seraient disponibles dans le service. Facebook promet de reverser l’intégralité des revenus publicitaires aux éditeurs qui choisissent de gérer eux mêmes la publicité. Il prendra en revanche une commission de 30 % sur les publicités gérées par sa régie qui, elle, bénéficie des données des utilisateurs et peut donc mieux cibler les publicités.
 
D’un point de vue technique, Instant Articles est comparable à Apple News. À partir du code HTML ou du flux RSS des sites recensés, Facebook est capable de reproduire le contenu des médias partenaires dans un format adapté aux supports mobiles. L’outil est conçu pour rendre « l’expérience utilisateur » très agréable et faire en sorte que celle-ci soit la plus intuitive possible. Instant Articles fait partie de la stratégie de séduction que Facebook mène auprès des éditeurs. C’est dans le cadre de cette stratégie que Facebook vient de lancer Signal, une boite à outils réservée aux journalistes professionnels. Signal comprend plusieurs applications facilitant la curation de contenus mais également la veille permettant ainsi de repérer les sujets d’actualité qui montent dans Facebook.
 
 Facebook veut pousser les éditeurs à lui confier l’hébergement et les conditions de publication de leurs contenus 
Avec Instant Articles, Facebook veut pousser les éditeurs à lui confier directement l’hébergement ainsi que les conditions de publication de leurs contenus. Les raisons
avancées pour justifier ce choix sont liées aux particularités du marché de l’internet mobile. En effet, la redirection vers un site d’information à partir de l’application mobile de Facebook est relativement lente (en moyenne huit secondes), ce qui génère un taux d’abandon élevé. Or, le contenu tiers hébergé et optimisé par et pour Facebook peut faire gagner du temps aux internautes et garder plus facilement leur attention. Mais l’objectif central et inavoué pour Facebook est d’accroitre le temps de connexion des internautes à ses propres services. Dans l’idéal ils n’auraient jamais à sortir de son périmètre, ce qui permettrait à Facebook de maximiser leur monétisation.

Twitter Moments

Comparé à Facebook ou Snapchat, Twitter est probablement le réseau socionumérique dont l’usage est le plus ancré parmi les gros consommateurs d’actualité dans la découverte et le partage de contenus de ce type. Néanmoins, les initiatives pour renforcer sa position auprès des utilisateurs moins habitués à ce type d’usage ont été jusqu’ici peu nombreuses. Moments propose de pallier ce manque en offrant un dispositif qui rassemble des tweets se réfèrent à un sujet d’actualité, permettant ainsi de le suivre en temps réel sans être obligé de connaître les hashtags et les sources associées. La recherche et la curation de contenus est prise en charge par des opérateurs humains, à l’image d’agences de presse spécialisées comme Storyful or Reported.ly.
 
Moments fait partie de la stratégie actuelle de Twitter qui, sous la pression de ses investisseurs, cherche à élargir son marché auprès des nouveaux utilisateurs qui ne maitrisent pas son fonctionnement nécessitant un effort conséquent de sélection de comptes et de hashtags à suivre. Le but est de faciliter l’adoption en proposant de contenus présélectionnés dans un service « clés en main ». Si Moments s’adresse à tous les utilisateurs de Twitter, la compagnie teste également le service en partenariat avec des éditeurs étatsuniens comme BuzzFeed, Bleacher Report, Fox News, le New York Times et le Washington Post. Twitter leur propose les mêmes outils de curation qu’utilisent ses propres équipes pour qu’ils puissent constituer des Moments sur des sujets spécifiques.

Google AMP

Le projet Accelerated Mobile Pages de Google lancé début Octobre se distingue clairement des précédents. Quand Facebook, Snapchat et Apple poussent les éditeurs à confier leurs contenus pour qu’ils soient hébergés et distribués via des applications optimisées pour le mobile, Google prend, lui, le chemin inverse : il propose une nouvelle version du langage HTML allégée, permettant ainsi un affichage rapide des pages web. Le but avancé est d’aider les éditeurs à optimiser leur contenu pour un accès mobile mais sans passer par une application dédiée. Il s’agit notamment de limiter l’utilisation de JavaScript qui alourdit considérablement les pages web. L’autre différence entre AMP et les autres initiatives présentées plus haut est qu’il ne se fonde pas sur une boîte noire technologique mais suit la logique Open Source. Ce qui signifie que le code est librement consultable et modifiable. De plus, l’utilisation de cette nouvelle infrastructure de distribution de contenu est gratuite pour les éditeurs qui ne sont pas dans l’obligation de partager leurs revenus publicitaires. Le projet dispose ainsi de nombreux partenaires parmi les éditeurs (le New York Times, Vox Media, le Financial Times, Gannett, Hearst, le Washington et le Huffington Post) mais également parmi les fournisseurs de services en ligne (Twitter, Pinterest, LinkedIn, Chartbeat, Parsely).
 Ce projet est une tentative de prise en main par Google de l’évolution du web  
Cependant, certains commentateurs critiquent le fait que l’initiative de Google tente d’imposer une vision alternative du web lui-même. À travers AMP, Google décide quelles technologies et quelles parties de code d’HTML méritent d’exister et quelles doivent disparaître. De ce point de vue, si ce projet paraît au premier abord comme un moyen de défendre le web originel contre la logique de « jardins privés » (walled gardens) qui est celle de Facebook et d’Apple, il n’en est pas moins une tentative de prise en main par Google de l’évolution du web, à l’image de ce qu’avait essayé de faire Microsoft eu début des années 2000.
 
Du point de vue de la stratégie de Google, il s’agit de favoriser ce qu’il appelle l’ « open web », par opposition aux application mobiles. En effet, le modèle économique de Google est très dépendant de la publicité présente sur le web. Tout contenu distribué par le biais d’une application dédiée échappe donc à son moteur de recherche et ne peut pas être « monetisé » à travers ses liens sponsorisés. En optimisant les pages web pour le mobile de manière simple, Google espère ralentir la tendance qui voit les éditeurs de plus en plus dépendants des applications et des plateformes propriétaires qui les hébergent. On peut en déduire qu’il s’agit là d’un signe de faiblesse face à l’évolution des usages sur mobile de la part de l’acteur qui a tenté le premier à acquérir une position dominante dans l’infomédiation de l’actualité avec Google News. Or, l’importance stratégique que Google accorde aux médias est également perceptible dans la dernière annonce de la firme appelée Digital News Initiative. Il s’agit d’un fonds doté de 150 millions de dollars destiné à financer des propositions innovantes dans le domaine du journalisme. Ce fonds est apparemment conçu sur le modèle de celui que Google a mis en place en France en 2013. Ainsi, on trouve à sa tête Ludovic Blecher, ancien de Libération, qui préside également le Fonds pour l’innovation numérique de la presse. Cette manne financière est susceptible de permettre à Google de régulariser ses relations avec les éditeurs, qui demeurent très tendues dans de nombreux pays européens comme l’Allemagne et l’Espagne.

Quel impact pour les médias ?

On le voit, les récentes manœuvres des acteurs oligopolistiques de l’internet visent à contrôler au plus près possible la manière dont les utilisateurs de smartphones accèdent au contenu journalistique. Cet investissement important de la part d’Apple, de Google et de Facebook est motivé par la croissance exponentielle de ce segment de marché qui assurera une part importante de leurs futurs profits. Pour d’autres, comme Twitter et Snapchat, c’est le résultat de la pression des investisseurs pour dégager enfin des sources de revenus pérennes, capables d’assurer un équilibre financier. L’aspect positif de cette compétition pour les éditeurs de presse est la réaffirmation de la valeur ajoutée que procurent les contenus professionnels et labélisés. Leur présence dans les offres de géants technologiques paraît indispensable comme un produit d’appel et un gage de qualité.
 
 Nous pouvons nous interroger sur les effets de cette évolution sur la liberté d’expression des journalistes 
Cependant, cette évolution constitue dans le même temps un approfondissement de la dépendance des éditeurs envers l’oligopole numérique. En effet, dans tous les cas de figure présentés plus haut, sauf peut être dans l’AMP de Google, le contenu des éditeurs est profondément transformé sur sa forme, hébergé sur les serveurs des infomédiaires et consultable en intégralité directement sur leurs plateformes. Autrement dit, les éditeurs perdent encore davantage la maîtrise des canaux de distribution de leur information sur les supports mobiles en échange d’une amélioration de l’ « expérience utilisateur ». D’un point de vue politique, nous pouvons par exemple nous interroger sur les effets de cette évolution sur la liberté d’expression des journalistes. En effet, Apple et de Faceboo k ont déjà démontré leur propension à censurer des contenus qui ne leur conviennent pas.
 
De plus, la logique du partage de revenus progresse et devient substantielle dans le modèle économique des éditeurs. Ce qui n’était pas le cas dans le cadre d’une infomédiation traditionnelle où les contenus sont uniquement consultables en intégralité sur les sites des éditeurs et où les plateformes se contentent de la distribution d’extraits (snippets) et de liens. Enfin, les éditeurs sont encore plus privés des moyens d’innovation technologique, qui sont pris en charge par les infomédiaires, et sont cantonnés uniquement dans le rôle de producteur de contenu. Il s’agit donc d’une étape supplémentaire dans le long processus d’intégration de l’industrie de l’internet avec celle de la presse. Sauf que le rapport de force est écrasant en faveur de la première.

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Crédits photos :
Capture d'écran du site d'Apple

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