Que peut une image ?

Que peut une image ?

La photo d’Aylan Kurdi et les conséquences de sa publication reposent la question des pouvoirs de l’image.
Temps de lecture : 3 min

« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement »,
La Rochefoucauld, Maximes
 
Que peut une image ? Beaucoup. La légende raconte qu’un empereur chinois demanda aux peintres d’effacer la cascade peinte sur un mur de son palais. Il s’en plaignait parce qu’avec le bruit de l’eau, il ne pouvait plus dormir. Aujourd’hui, plus encore, les images peuvent empêcher de dormir. Comme celle d’Aylan Kurdi, publiée par l’immense majorité des journaux dans le monde entier. Cette photo repose la question des pouvoirs de l’image. A priori la représentation n’a pas la main sur la réalité. Au contraire. Participant au spectacle dont se nourrissent les médias, elle est l’objet d’une méfiance, nourrie par une longue histoire de manipulations et de travestissements – comme, par exemple, l’affaire des charniers de Timisoara (1989). Risque multiplié par le fait qu’aujourd’hui n’importe qui peut se trouver en situation de fabriquer l’événement par un cliché saisi sur le vif avec un portable. C’est dans ce contexte de surabondance du « visuel », de démultiplication de sa diffusion par les réseaux sociaux et où il est difficile de faire émerger une image, que le petit corps d’Aylan sur la plage surgit, unique et iconique.

Que fait cette image ? Quel effet produit-t-elle ? Elle agit en trois temps : elle informe, elle transforme, elle performe.
 
Elle informe d’abord. C’est sa fonction première, permettant, par le regard avancé du photo reporter, de présenter les différents théâtres d'opération à tous ceux qui en sont exclus (civils, ou lecteurs lointains). Qui savait qu’à Bodrum tous les jours de dizaines d’embarcations précaires étaient mises à l’eau, et que chaque jour, comme l’explique l’auteur de la photo d’Aylan, Nilufer Demir, les photographes se relayaient à tour de rôle pour venir inspecter au petit matin la plage en quête des corps perdus rendus par la mer ? Voilà une information sur l’événement, et sur le dispositif mis en place pour l’enregistrer.
 
 Certaines images touchent l’œil, et encore plus profondément les consciences 
Elle transforme ensuite ceux qui la regardent. Certaines images touchent l’œil mais encore, plus profondément les consciences. Elles suscitent des réactions, provoquent un choc émotionnel et contribuent à « faire » l'opinion : il semble bien qu’avec cette photo une étape ait été franchie dans la perception du drame des migrants, à en juger par les initiatives prises par des individus ou des associations à travers toute l’Allemagne en particulier. La photo d’Aylan a déclenché de vastes mouvements de foule, des manifestations, des prises de parole dans les médias.
 
Elle performe enfin. C’est, pour reprendre une catégorie s’appliquant au langage, qu’elle est performative. Elle agit et fait agir. La publication de ce cliché du petit Aylan a conduit, le jour même ou le suivant, certains chefs de gouvernement à prendre des décisions qui constituent un bouleversement complet de la position des démocraties européennes face au drame humanitaire de ces peuples en quête de sécurité. Sans doute est-ce la première fois qu’une image a enclenché, si rapidement, l’action politique.

Il y a eu, dans le passé, beaucoup d’autres photos où l’enfant jouait un rôle majeur. On se souvient du choc dévastateur que suscitèrent dans la société américaine en pleine guerre du Vietnam les clichés de Nick Ut (1972), saisissant une petite fille nue brûlée au napalm, courant sur un chemin. La photo de la petite colombienne Omayra, treize ans, plongée dans une agonie de soixante heures, saisie par l’objectif de Franck Fournier (1985), tétanisa la planète entière et fit s’interroger sur le rôle du photographe, et le sens de la curiosité publique pour l’événement : compassion ou voyeurisme. La photo de l’enfant et du vautour de Kevin Carter (1993) entraîna son auteur dans un abime psychique qui le conduisit trois mois après au suicide. La photo du petit garçon juif, prise par des nazis au printemps 1943 dans le ghetto de Varsovie dut attendre d’être redécouverte en 1980 pour « immortaliser» la souffrance et devenir ce monument en fixant l’icône de la Shoah. Chacune de ces photos eut une incidence sur le débat relatif à l’information, à l’action dans les démocraties. Mais aucune comme Aylan.

 L’horreur est d’autant plus saisissante qu’elle prend appui sur un spectacle paisible 
Pourquoi ? Qu’est-ce qui, dans cette photo, porte cette puissance de réalisation ? Ce cliché pris par une jeune photographe turque de vingt-neuf ans, travaillant pour une agence, est marqué par la douceur. Est-ce le fait du regard d’une femme photographe ? Le petit corps est aperçu à distance, sans gros plan. Le corps est au repos, le visage contre le sable. C’est un enfant qui dort. Cette mort-sommeil, si douce, si paisible, se retourne en mort-soleil, insupportable au regard. Les signes doux s’inversent en signes durs. Comme dans le poème de Rimbaud, Le dormeur du val, dont l’horreur est d’autant plus saisissante qu’elle prend appui sur un spectacle paisible, presque tendre. La mer, qui rend le corps, est vide. La lumière d’aurore a la pâleur d’un jour de cave. Aylan est seul sur la plage, abandonné. Il est rendu à l’affreuse solitude des mourants. C’est, pour reprendre le mot d’un photoreporter, « l’image de trop », celle qui met à mal le seuil de tolérance de nos sociétés face au spectacle d’un corps mort. Est-ce parce que la mort violente a déserté les démocraties, que l’espérance de vie y a progressé, et que la mort est interdite d’image, comme l’explique le sociologue Norbert Elias ? Alors la voir surgir ainsi et frapper un enfant qui avait la vie devant soi…

On peut sans doute se féliciter que les gouvernements européens aient été assez secoués pour prendre l’initiative. Mais pourquoi avoir attendu ? Comment juger ce qui paraît un mode de gouvernement compassionnel ? Autant de questions qui demeurent ouvertes, au-delà de la photo.

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Crédit photo :
Gravestone without name fallen teddy bear symbolising child and children killed by war, stone with painted syrian flag. Bernd Schwabe in Hannover / Wikimedia Commons

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