Depuis les années 2007-2008 et le lancement des pionniers comme Rue89, Mediapart et Arrêt sur images, la France a connu une multiplication des médias indépendants et nés en ligne. Ce développement particulièrement riche a même été remarqué à l’international, par exemple dans un rapport du Reuters Institut qui évoque l’ émergence en France d’une « Nouvelle vague » de start-ups journalistiques. Très présents à l’échelle nationale, ceux que l’on appelle pure players ou sites natifs de l’internet commencent également à investir le domaine de l’information locale et régionale, concurrençant les acteurs monopolistiques de la PQR.
Dans le même temps nous observons la naissance d’un embryon d’organisation collective des pure players. En témoigne la création du Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (Spiil) fin 2009 « pour procéder à l’étude, à la représentation et à la défense des intérêts professionnels, économiques, déontologiques, matériels et moraux des éditeurs de presse en ligne indépendants, généralistes ou spécialisés » . L’objectif de cette initiative institutionnelle est d’acquérir de la visibilité auprès des pouvoirs publics, mais aussi d’équilibrer l’influence des médias traditionnels qui dominent des instances comme le Groupement des éditeurs de contenus et de services en ligne (Geste) et Médiamétrie. La multiplication des partenariats économiques et éditoriaux entre les sites d’information natifs du web, malgré un succès mitigé, va aussi dans le sens d’une structuration de ce secteur de l’information en ligne.
Comme le confirme une étude d’envergure récente portant sur le pluralisme de l’information en ligne, nombre de ces sites se démarquent clairement d’un traitement convenu de l’agenda médiatique dominant. Ainsi, les pure players tentent d’inventer un nouveau journalisme en ligne – a priori loin des contraintes productivistes des grands médias – et de contribuer à la diversité de l’information disponible sur le web.
Un journalisme confidentiel mais dynamique
Le foisonnement des pure players français témoigne du dynamisme mais également de la fragilité de ce segment de l'information en ligne. En effet, si certains acteurs de cette catégorie ont su trouver leur place auprès d’un large public, la grande majorité d’entre eux demeurent relativement marginaux. Ainsi, le classement effectué par Médiamétrie/NetRatings est dominé par les émanations des médias traditionnels et par les infomédiaires. En mars 2011, seulement trois acteurs natifs du web (Rue89, Planet.fr et Slate) avaient franchi le seuil d’un million de visiteurs uniques mensuels et aucun d’entre eux ne faisait partie de dix sites les plus consultés en France un an après, en mai 2012.
L’ordre qu’esquissent ces chiffres est en accord avec les résultats de deux enquêtes sociologiques portant sur les usages de l’information en France. Le pourcentage des personnes qui y déclarent s’informer régulièrement auprès des pure players est très bas, oscillant entre 3 % et 6 %. Cette minorité fait souvent partie des catégories sociales supérieures. Ce qui explique sa préférence pour les sites d’information natifs du web est également son appartenance à des professions du symbolique, conjuguée à des trajectoires sociales ascendantes et à un usage intensif des réseaux socionumériques. Le « cœur de cible » des pure players paraît ainsi cantonné à un groupe social restreint et relativement homogène. Cependant, un processus d’élargissement de ce public semble à l’œuvre. Dans le contexte de l’élection présidentielle de 2012, 18 % d’un échantillon représentatif de Français interrogés en ligne ont déclaré explicitement s’informer auprès des pure players sur la campagne électorale.
La place centrale du public
Par conséquent, le fonctionnement quotidien de ces sites implique une interaction et un ajustement permanents entre les journalistes et une frange particulière de leur public dont les membres tiennent à la fois le rôle d’expert, de source, de commentateur et de lecteur. Ce public actif, loin de ressembler au citoyen moyen, se caractérise par des traits spécifiques. La possession d’un fort capital culturel (incarné notamment par le niveau d’études) ainsi qu’un intérêt marqué pour la politique dans le sens large sont des facteurs discriminants qui expliquent la propension des internautes à participer à l’élaboration et la diffusion des contenus d’actualité. Ce public contributeur, incarnation de la figure de l’ « internaute idéal », est également porteur d’un discours critique envers les journalistes professionnels et les « grands médias », tout en assumant un rapport « addictif » et « boulimique » à l’actualité. Une manière de résoudre cette tension est de contribuer à la constitution d’une offre d’information en ligne qui se veut différente. Cet engagement est d’autant plus aisé à réaliser au sein des pure players que cette posture critique envers les médias dominants est partagée par les journalistes eux mêmes.
Des journalistes entre contraintes et opportunités
Justement, les journalistes en question sont aussi confrontés à des changements importants au niveau de leurs pratiques mais aussi au niveau des représentations de leur métier. Leurs routines professionnelles font émerger des tâches nouvelles et de plus en plus prégnantes (tenir un blog, gérer des dispositifs participatifs, animer une communauté, interagir dans les réseaux socionumériques, collaborer avec des développeurs pour créer des contenus multimédia). Nombre d’entre eux s’éloignent progressivement d’une posture qui consiste à dévaloriser la parole des amateurs et, simultanément, à mettre en avant la dimension contraignante de ces activités, pour investir ce que Caroline Datchary appelle leur « dimension habilitante ». Pour ces journalistes il s’agit d’acquérir un savoir-faire professionnel valorisé sur le marché de travail et, dans le même temps, de renouveler et de revigorer les représentations traditionnelles du métier.
Ainsi, travailler pour un pure player peut tout autant consister à se contraindre (obligation de justification permanente auprès du public, dispersion dans des tâches hétérogènes) et à s’affranchir des formats de production et de diffusion dominants. Cet affranchissement est multiple. Il concerne la temporalité de l’activité de production et de diffusion — beaucoup plus souple que pour les sites en provenance de la presse et de l’audiovisuel qui eux privilégient l’immédiateté et donc la productivité. Il concerne également le refus, du moins partiel, de s’inscrire dans l’agenda médiatique dominant, en se démarquant d’un « suivisme » reproché justement aux grands médias. Il concerne enfin l’innovation éditoriale, qu’elle soit envisagée du point de vue des cadres ou des formes mobilisés.
Le gommage de l’aspect contraignant des nouvelles pratiques journalistiques au profit de leur potentiel émancipateur s’opère souvent au sein des pure players à travers un mode de gestion du personnel se rapprochant fortement de celui des start-ups. Celui-ci est caractérisé par une faible hiérarchie apparente, des procédures de management par objectif et l’exigence d’une forte adhésion au projet. Dans ce type d’organisation du travail, l’intégration progressive d’impératifs de marketing dans les tâches journalistiques n’est pas toujours formulée ou comprise explicitement en tant que telle. C’est ainsi que la frontière entre interaction/collaboration avec le public d’un côté et activité promotionnelle de l’autre s’amenuise dans le quotidien des rédactions.
Une économie contraignante
Les avantages du numérique pour l’économie du journalisme sont bien connus : faiblesse des coûts variables (fabrication et diffusion), fine connaissance des habitudes des lecteurs, possibilité d’élargir son public par delà les limitations géographiques . Cependant, le passage de l’économie du journalisme à un régime de rendements croissants ne comporte pas que des avantages mais pose également une série de problèmes nouveaux, notamment celui de la rémunération. En effet, la grande majorité de sites d’information ne peut compter que de manière très marginale sur la vente de contenus ou d’abonnements. Il en résulte une dépendance accrue au financement indirect en provenance du marketing et de la publicité.
Cette dépendance complique la mise en place de modèles d’affaires rentables. En effet, contrairement aux médias traditionnels, l’environnement publicitaire du web est hyperconcurrentiel . Non seulement les structures qui vendent des espaces publicitaires sont très nombreuses, débordant largement le domaine des médias d’information, mais les logiques qui s’y affrontent sont également très différentes. Ainsi des acteurs comme Google imposent une « convention de performance », établissant le retour sur investissement publicitaire à partir du taux de clic, aux dépens d’une « convention traditionnelle », fondée sur les notions de notoriété et d’image portées par les médias. Ces caractéristiques du marché renforcent les tendances déflationnistes au niveau des prix des espaces publicitaires et obligent les éditeurs des sites d’information à rechercher la maximisation des volumes d’audience.
Pour des structures de petite taille comme les pure players qui n’ont pas les moyens ou la volonté de s’engager dans la compétition pour une audience de masse, les alternatives sont limitées : soit ils arrivent à limiter leur dépendance de la ressource publicitaire en diversifiant leurs sources de revenus, soit ils adoptent un modèle de production low cost – en exploitant notamment la participation des internautes –, soit ils disparaissent.
La lutte pour survivre
Alors que les pure players journalistiques commencent à gagner de la visibilité auprès du public mais aussi de la reconnaissance auprès des professionnels des médias et des institutions, leur survie et leur indépendance sont loin d’être garanties.  Ainsi, Rue89, pionnier dans ce domaine, a été racheté par le Nouvel Observateur pour 7,5 millions d’euros fin 2011. En effet, malgré une audience élevée (près de 2 millions de visiteurs uniques par mois), une image positive auprès du public et des sources de revenus diversifiées, Rue89 n’a pas atteint le seuil de rentabilité cinq ans après sa création. Nonobstant une légère augmentation du chiffre d’affaire en 2011 (2 millions d’euros), le déficit s’est creusé par rapport à 2010 atteignant les 400 000 euros.
Très vite les garanties d’indépendance offertes par l’acquéreur ont révélé leurs limites. Le propriétaire du Nouvel Observateur, à la pointe des initiatives visant à faire payer Google par l’intermédiaire de l’Association de la presse d’information général et politique (AIPG), a ordonné à Rue89 de quitter le Spiil dont il était membre fondateur. En effet, les positions du syndicat des pure players étaient de plus en plus en contradiction avec les intérêts du Nouvel Observateur. Le Spiil s’est notamment exprimé contre une « Lex Google » qui selon lui ne ferait que favoriser les versions en ligne des médias traditionnels au détriment des acteurs indépendants. Il a également réclamé la fin des aides directes à la presse, dont le Nouvel Observateur bénéficie, dans son manifeste publié en octobre dernier.
 Le 21 décembre 2012 la société Owni SAS a été mise en liquidation. Ce fut la fin d’une aventure qui avait commencé trois ans plutôt pour l’un des pure players journalistiques les plus innovants de l’internet français. Or celui-ci n’a pas pu trouver un modèle économique capable de soutenir une production journalistique coûteuse, couplée à la gratuité et au refus de la publicité. Après multiples rebondissements, il s’est avéré que le modèle économique d’ Owni fondé sur la prestation de services aux entreprises n’était pas viable. Ceci malgré un nombre important de « coups » journalistiques réussis, parmi lesquels la collaboration avec Wikileaks, mais aussi le rôle fondamental joué par ce site dans l’importation en France du concept de « journalisme de données ».
Ces derniers mois, d’autres pure players comme Newsring ont soulevé des polémiques liées à leur pratique du « journalisme participatif », envisagé uniquement comme un moyen de produire du contenu attractif à un prix très bas. D’autres encore, comme Quoi.info d’Ask Media, tentent l’équilibre difficile entre site d’information généraliste et usine de contenu à destination de Google. Le rapprochement entre Quoi.info et Le Parisien peut être interprété comme une preuve de pertinence du concept. Mais on peut légitimement s’interroger sur son apport en termes d’innovation éditoriale et de qualité journalistique. Encore une fois ce sont les contraintes économiques qui sont en cause dans l’évolution des pure players dont le projet initial déclaré était de revitaliser le débat public.
De son côté Slate traite l’actualité sous un angle magazine, plutôt centré sur l’analyse et le débat. Afin de minimiser ses coûts de fonctionnement Slate emploie une équipe de permanents restreinte et publie régulièrement des traductions d’articles en provenance de la version américaine du site. Cette stratégie semble réussir car, fin 2012, Johan Hufnagel, le rédacteur en chef du site a annoncé qui celui-ci avait atteint l’équilibre financier, chose rare pour un site financé quasiment uniquement par la publicité.
 Finalement, les bonnes nouvelles économiques sont venues de manière inattendue des deux seuls pure players d’envergure nationale qui mettent en œuvre un modèle payant et strictement sans publicité : Mediapart et Arrêt sur images. Ainsi, pour l’exercice 2011, le premier a annoncé un bénéfice de 500 000 euros pour un chiffre d’affaires de 5 millions d’euros et 58 000 abonnés. Le second a eu le succès plus modeste mais tout aussi étonnant puisque, sur la même période, ses 27 000 abonnés lui ont procuré un bénéfice de 50 000 euros pour un chiffre d’affaires de 1 097 000 euros.  Indéniablement, le succès journalistique est aussi au rendez-vous du point de vue de l’impact positif de ces sites sur le débat public et de la qualité de leur production. Néanmoins, il convient de s’interroger sur la pérennité de leur modèle économique dans l’ère post-Sarkozy et sur leur capacité à se renouveler et à se développer dans un environnent très contraint. On peut aussi douter de la possibilité d’autres éditeurs indépendants de répliquer le choix du mur payant (« paywall »). Ainsi, Dijonscope, site indépendant couvrant la région de Dijon qui a tenté d’adapter cette stratégie à l’échelle locale, semble aujourd’hui en difficulté. Enfin, la pérennisation du modèle payant pour les pure players butte aussi sur une difficulté de taille : le taux de TVA appliqué sur les ventes de la presse en ligne est de 19,6 % au lieu de 2,1 % réservé à la seule presse papier. L’alignement sur la TVA appliquée aux journaux est une revendication de longue date du Spiil mais qui n’a pas été approuvée par les députés, ce qui a poussé certain membres de ce syndicat comme Indigo et Mediapart à entrer en résistance en s’appliquant eux mêmes le taux réduit.
Références
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Maître de conférences à l'université Toulouse-III