Les pays en développement doivent emprunter leur propre voie
Face à une offre (technologique et de contenus) inadaptée en provenance des pays occidentaux, les pays en développement font leurs propres explorations dans l’édition numérique.
La téléphonie mobile, qui connaît un taux de pénétration bien supérieur à celui d’Internet dans les pays en développement, est devenue un protagoniste majeur de l’édition numérique dans ces pays.
MXit, société sud-africaine prestataire d’un service de chat mobile utilisé par 27 millions de personnes, a lancé la série m-books en 2009. Les œuvres s’achètent chapitre par chapitre et en micro-paiements. Octavio Kulesz note aussi l’initiative m4Lit, site qui a distribué un récit en ligne en 2009 et qui depuis 2010 héberge avec
Yoza, bibliothèque virtuelle, d’autres textes écrits spécifiquement pour les téléphones portables. « Si ce que les jeunes ont entre les mains, ce sont des téléphones portables, alors c’est avec cela que nous devons travailler », raconte Steve Vosloo, responsable du projet m4Lit chez MXit. Des initiatives similaires se sont développées avec succès en Inde où certaines maisons d’édition traditionnelles, comme
HarperCollins India ou
Penguin ont franchi le cap en s’associant avec l’opérateur
Reliance Communications. La platefome Kotobaria en Égypte a, elle aussi, commencé la distribution d’e-books
via les téléphones mobiles. En Chine, où les sinogrammes se prêtent facilement au jeu, les contenus pour téléphones portable ont constitué, en 2009, 40 % du total de l’édition numérique et ravivé le goût pour des genres littéraires comme le roman court et la poésie.
Pour Octavio Kulesz, il est primordial que les acteurs du livre numérique parviennent à former de véritables écosystèmes locaux autonomes et ne se contentent pas de la seule production ou de la seule vente, ni ne se limitent à un seul maillon de la chaîne : contenus, software ou hardware. Il prend notamment pour exemples l’Inde et la Chine qui sont engagées dans cet effort. En Inde,
EC Media, entreprise fondée en 2009, a lancé un
e-reader,
le Wink, qui fonctionne en anglais et dans 15 langues parlées en Inde. Mais au-delà du dispositif, EC Media a créé le WinkStore qui contient plus de 200 000 e-books et projette de nouveaux développements : une revue personnalisable, un réseau social de recommandations d’ouvrages, une maison d’édition, une application pour les téléphones portables et un concours littéraire.
Son directeur exécutif explique : « Le contenu est roi. Une compagnie dont les revenus gravitent exclusivement autour du dispositif n’est pas viable. Seuls prospéreront les business models qui fonctionnent à partir des contenus, des communautés de clients et de la valeur ajoutée ». En Chine, l’exemple de Shanda est aussi probant : Shanda Interactive Entertainment, entreprise de jeux vidéo, s’est forgée une réputation mondiale avec
Shanda Literature, présentée à la Foire de Francfort de 2009. Rassemblant des centaines de milliers d’écrivains et 10 millions de lecteurs actifs, leur « Librairie dans les nuages » permet aux utilisateurs d’interagir entre eux, voire avec l’auteur, et peut être consultée sur un téléphone portable. Shanda ne s’est pas arrêtée en si bon chemin et a lancé en 2010 son propre
e-reader, le Bambook. Elle a pris des parts dans des maisons d’édition pour tester les ventes papier de ses titres les plus lus, ouvert un site d’audio-livres qui comptent 300 000 inscriptions et grâce à ses compétences multimédia d’origine, Shanda a décliné certains textes en jeux vidéos et en films.
Octavio Kulesz encourage tous les pays en développement à utiliser les ressources à disposition, localement et à combiner un maximum d’activités possible. Il se montre ainsi plutôt critique à l’égard des ONG telles que Worldreader qui distribue des Kindle dans les écoles ghanéennes ou One Laptop per Child (OLPC) qui a développé le XO, un ordinateur de faible coût. Selon lui, l’intention est bonne mais la technologie est « parachutée » sans « business model pensé pour créateurs et entrepreneurs locaux ». Et une fois de plus, les e-books mis à disposition ne répondent pas aux besoins réels des populations, tant en terme de contenus que de langue.
Ce qui freine l’édition numérique dans les pays en développement reste, selon l’auteur de cette étude, la frilosité des éditeurs. La peur du piratage est présente sur tous les continents – un argument plutôt faible pour Octavio Kulesz qui rappelle que le fléau touche déjà l’édition papier et souligne le cercle vicieux que cette peur engendre : les éditeurs, effarouchés par le piratage, ne numérisent pas leurs contenus, si bien que les consommateurs déçus d’une offre quasi inexistante se tournent vers les fichiers illégaux. Ainsi en Russie, dotée de tous les dispositifs nécessaires (
e-readers, software et plateformes d’e-commerce viables), la pénurie de contenus pour ces nouveaux supports paralyse le secteur de l’édition. La frilosité des professionnels traditionnels s’explique aussi par leur manque de savoirs et savoir-faire pour entrer dans l’ère numérique. Tous expriment un besoin urgent en formation technique, juridique et en
networking, pour échanger avec leurs collègues, actualiser leurs méthodes de travail, être capables d’utiliser les logiciels adéquats, prendre connaissance de solutions open source, et mettre au point de nouveaux types de contrats (avec les auteurs et avec les agrégateurs étrangers).
L’étude menée par Octavio Kulesz a le mérite d’attirer l’attention sur des pays souvent oubliés dès qu’on s’intéresse à l’édition numérique. Leur expérience est pourtant riche d’enseignements. On observe que ce ne sont pas les acteurs de l’édition traditionnelle qui ouvrent la voie mais plutôt les professionnels d’autres secteurs (software, jeux vidéo, téléphonie mobile), dotés d’une forte capacité d’innovation. On comprend que calquer des modèles testés en Occident n’est pas toujours pertinent, les usages, les opportunités et les difficultés liées au numérique étant bien spécifiques dans les PED. Si ailleurs, l’édition numérique peut n’être qu’un enjeu commercial, elle constitue dans les pays du Sud un potentiel outil de développement, où la lutte « papier / numérique » n’a pas autant de sens que celle pour l’accès au livre et à la connaissance.
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