Quelles fin(s) pour Internet ?

Quelles fin(s) pour Internet ?

Avec Les fins d’Internet, le géographe Boris Beaude se penche à nouveau sur le réseau Internet en annonçant sa mort prochaine.

Temps de lecture : 7 min

Chercheur au sein de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), Boris Beaude étudie, entre autres, la dimension spatiale d’Internet. Tout au long de son ouvrage, il démontre point par point comment Internet, après avoir tenté de servir une cause juste, a fini par céder à quelques intérêts particuliers qui désormais sont en train de remettre en cause cet espace. Fruit d’une réflexion longue de plusieurs décennies sur le besoin de libérer la circulation de l’information, Internet a surpris en se déployant plus vite que n’importe quelle autre technologie à travers le monde. Si vite que notre société a changé sans s’en rendre compte. La liberté d’expression, si chère aux démocraties qui l’ont promue, était enfin effective, de nombreuses démarches favorisant l’accès aux ressources en ligne se sont mises en place… Même si cette « culture singulière pour l’ouverture » n’a pas été acquise aussi facilement qu’on le pense, il y avait là l’émergence d’un réseau qui surpassait les frontières et laissait espérer la création d’un « espace mondial. »

Mais désormais, si l’on en croit Boris Beaude, tout a changé : « 20 ans à peine après son développement commercial, Internet semble être à l’acmé de son potentiel. » L’ambition des pionniers d’Internet n’aurait été qu’une utopie. Et pour appuyer son raisonnement, Beaude fait la liste des transformations récentes d’un Internet désormais sous surveillance, faillible et aux mains de multinationales souvent peu scrupuleuses. C’est au cœur de ce conflit entre intérêts publics, privés, individuels et collectifs que pourrait se jouer la fin d’Internet.

L’émergence d’un Big Brother mondial

C’est peut-être la transformation la plus importante d’Internet. Dès les années 1960, le gouvernement américain a placé au centre de ce réseau ce qu’il avait placé au centre de sa jeune société à la fin du XIXe siècle : la liberté d’expression. Expliquant qu’Internet s’inscrit dans « le prolongement des Lumières », Boris Beaude rappelle que les citoyens et les États espéraient alors un « Monde »(1) éclairé, où la transparence serait reine et les despotes renversés. Dans une autre déclaration d’indépendance, celle du cyberespace en 1996, John P. Barlow(2), cité par Beaude, résumait en quelques mots l’incroyable aventure que pouvait être Internet : « Nous sommes en train de créer un monde où n’importe qui, n’importe où, peut exprimer ses croyances, aussi singulières qu’elles soient, sans peur d’être réduits au silence où à la conformité. » Bien sûr, cet idéal n’a pas tenu longtemps. Alors que la déclaration de Barlow supposait un Internet qui se régulait lui même pour rester un espace mondial commun et respectant un « contrat social » partagé par tous, mais la réalité a été bien différente. Le Monde, fragmenté en territoires, n’a pu surpasser les pratiques locales pour favoriser l’émergence d’un « espace mondial ». De même, la liberté d’expression totale, que beaucoup revendiquaient, n’existe pas. Que ce soit en Chine où la censure met en prison des dissidents, ou aux États-Unis, où des journalistes sont espionnés sur ordre de la Justice, cette liberté-là n’a jamais été mise en place. Et nombreux sont les États à avoir décidé d’échanger cette liberté contre des impératifs sécuritaires. Ce phénomène s’est aggravé avec l’émergence de WikiLeaks et les affaires Manning ou Snowden.
 Internet aura disparu avant même que la communauté internationale ne se décide à agir. 
Désormais, entreprises, gouvernements, et citoyens s’opposent dans un espace brouillé où les nationalismes émergent peu à peu, soucieux d’affirmer leurs valeurs politiques et leur souveraineté numérique. Pessimiste sur la création d’un « espace politique mondial », Boris Beaude estime qu’Internet aura disparu avant même que la communauté internationale ne se décide à agir. 

Le territoire aux mains des géants du Net

Au-delà des États, les grandes entreprises du numérique s’approprient elles aussi, chaque jour un peu plus, l’espace numérique. Une conquête qui se fait aux dépends de la décentralisation et la diversité que promettait Internet à ses débuts. L’internaute se retrouve encadré dans un système fermé créé de toutes pièces par, entre autres, les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). Google propose son propre navigateur et a même payé Mozilla et Apple pour que son moteur de recherche soit utilisé par défaut sur FireFox et Safari. Même chose pour les systèmes d’exploitation, beaucoup reprochent à Apple le manque d’ouverture de l’iPhone et du Mac. Pire encore : une fois que l’internaute s’est vu imposer quelque chose, il change rarement ses usages. Boris Beaude cite dans ce sens les travaux de Richard Thaler(3) et Cass Sunstein(4) sur les « architectures du choix ». Ils expliquent que les choix alternatifs ont très peu de chances de s’imposer face à l’option « par défaut », et que l’internaute change rarement d’avis par la suite. Autre facteur déterminant : le réseau qui, en misant sur la virtualité des relations, promet à l’internaute la sensation d’appartenir à une communauté, à un groupe dont on sort rarement. Facebook compte plus d’un milliard d’utilisateurs et jouit ainsi d’un poids considérable sur le « Monde Internet ». Et si les États ne se décident pas à établir des règles internationales pour contrôler cette « hypercentralité », ces géants continueront d’imposer leur vision du monde, au détriment des libertés individuelles.
 
Il faut également savoir que leur emprise sur Internet a également été possible grâce au détournement de l’un des grands principes fondateurs d’Internet : la gratuité. Et c’est un problème de plus, si l’on en croit Boris Beaude. L’économie tout entière a été renouvelée avec une redéfinition du rapport à la transaction, à la matérialité du produit et à ses échanges. Écouter de la musique, financer un projet, louer un appartement, réserver une chambre d’hôtel... autant de pratiques bouleversées par Internet. De l’autre côté, le coût de diffusion des œuvres s’est considérablement réduit. Pourquoi fabriquer des millions de DVD du dernier blockbuster américain quand il est accessible en ligne ? Pourquoi imprimer des centaines de milliers de journaux pour un article qui peut être lu sur le web en quelques clics ? Mais là encore, l’auteur prévient : la gratuité n’est jamais totale. Il y a toujours quelqu’un qui paie le prix de la gratuité. Certes Google met à disposition un grand nombre de services gratuits (mails, actualité, cartographie…), mais récupère en échange des données qu’il peut revendre à des entreprises. Résultat : pour 37 milliards de dollars de fonctionnement en 2012, Google a généré 50 milliards de chiffre d’affaires. Même chose pour Facebook, qui vient d’annoncer qu’il allait désormais utiliser les données de navigation extérieure à son site pour cibler la publicité. Twitter, YouTube ou encore Wikipédia… Tous fabriquent du contenu gratuitement puisque les contributions de l’internaute ne lui coûtent rien. Ce Monde, explique Beaude, ne respecte pas le coût de production, ce qui pose encore d’autres questions sur la propriété intellectuelle. C’est sur ce terrain glissant, entre respect des auteurs et le droit des internautes à accéder à des contenus gratuitement, que les États doivent avancer. Et là encore, les souverainetés nationales émergent, mettant en péril Internet.
 Les souverainetés nationales émergent, mettant en péril Internet. 
Et pourtant, comme l’explique le géographe, « Internet est apparu comme une opportunité inédite de produire du lieu à l’échelle mondiale et d’assurer la convergence des intelligences en un espace commun. » Selon lui, il y a même eu un échec démocratique avec Internet. Alors qu’il prévoyait que les intérêts particuliers seraient au service de l’intérêt collectif, ce Monde-là a déjà montré ses limites en termes d’intelligence collective et participative. Internet souffre d’inégalités criantes (80 % des Américains y ont accès contre 2 % des Nigériens), et la participation à la création des ressources communes est faible (l’encyclopédie Wikipédia compte seulement 0,0002 % d’utilisateurs actifs). Et si n’importe qui peut apporter sa contribution, l’intelligence collective est alors prise en otage par des intelligences individuelles, souvent des entreprises, pour leur profit personnel. Ces géants numériques, les GAFA en tête, livrent leur vision d’Internet, niant aux internautes leur propre capacité à s’approprier leur espace.

Un Monde fragilisé, des citoyens vulnérables

Piratage du site de l’Élysée, du compte Gmail de dissidents politiques, espionnage de journalistes des grands journaux… Si Internet a décuplé nos moyens de communication, il les a aussi rendus plus vulnérables. « À ce jour, plus aucun gouvernement, plus aucune entreprise et plus aucun individu ne peut avoir la certitude de maîtriser les informations à sa disposition, qui plus est si elles sont numériques », explique Boris Beaude.
 « À ce jour, plus aucun gouvernement, plus aucune entreprise et plus aucun individu ne peut avoir la certitude de maîtriser les informations à sa disposition, qui plus est si elles sont numériques. » 
Par exemple, lorsque Edward Snowden, qui lui-même avait rendu public des documents secrets de la NSA, rencontre les journalistes qui rendront son histoire publique. Il leur avait demandé de cacher leur téléphone dans le frigo, pour ne pas risquer d’être écouter. Cette affaire est symptomatique d’un monde qui a changé au lendemain du 11 septembre 2001. Le Patriot Act a permis à des programmes comme PRISM(5) d’exister, et de pousser la surveillance de masse à un tout autre niveau. Quitte à ce que les États-Unis ne respectent plus le quatrième amendement de leur Constitution, qui demande pourtant un mandat avant tout mise en place d’écoute. Le gouvernement américain bénéficie encore de ces mastodontes du Net, grâce auxquels il garde la main sur la quasi-totalité des communications mondiales, que ce soit par les communications satellites ou via les câbles sous-marins. Mais si la prise de conscience a été mondiale au lendemain des révélations Snowden, les conséquences n’en sont que plus désastreuses pour les nations, renforçant là encore l’émergence de nationalismes au détriment d’une politique mondiale pour Internet. L’Europe tente désormais d’éviter le cloud computing proposé par des entreprises américaines, la Russie et la Chine développent leurs propres systèmes d’exploitation, l’Iran veut mettre en place un Intranet qu’il pourra entièrement contrôler… Pour Boris Beaude, ces réactions politiques se font au détriment du citoyen.
 
L’anonymat est devenu quasi impossible, toute activité en ligne est potentiellement surveillée, la censure n’a jamais été aussi forte dans les régimes autoritaires comme dans certaines démocraties, et moins de la moitié de la population mondiale a accès au net. Prisonnier de rivalités spatiales, le citoyen est la première victime d’un « Monde » qui devait justement servir l’intérêt collectif. Il suffit de voir que la richesse des données produites par les internautes ne sert que l’intérêt d’entreprises ou d’agences des États. « Il est à présent évident que les annonceurs sont les réels clients de telles plateformes (les grandes entreprises du numérique, NDLR) alors que leurs millions d’utilisateurs ne sont que les produits. » C’est pour cela que Boris Beaude proclame la fin d’Internet, car l’humain n’est plus au centre du réseau. « Internet est vraiment sur le point de disparaître, et une part de notre humanité est sur le point de disparaître avec lui. »
 
Les fins d’Internet n’est finalement pas une nécrologie, mais un cri d’alarme sur ce « Monde » où les frontières émergent, tuant peu à peu le rêve de ses architectes pionniers. Vulnérable, sous écoute, privatisé, balkanisé… Internet n’est jamais paru autant en danger. Et Boris Beaude n’est pas le seul à suggérer la fin d’Internet. Dans son dernier ouvrage, intitulé Smart, Frédéric Martel rejoint son analyse, mais préfère le terme de « territoire » à celui d’« espace ». Après avoir enquêté à travers le monde, il estime que le monde numérique est en train de se diviser, segmenté par les différences culturelles et politiques entre chaque pays. Et ce que Boris Beaude anticipait avec les fins d’Internet, Frédéric Martel y complète cette réflexion en proposant l’avènement « des internets ». Tous deux s’accordent alors pour dire que c’est « ensemble » que les nations et les peuples pourront reconstruire et peut-être même sauver ce « nouveau Monde ».
(1)

C’est ainsi que Boris Beaude l’écrit. 

(2)

Cofondateur de l'Electronic Frontier Foundation, John Perry Barlow est poète, essayiste et militant libertaire.  

(3)

Economiste et théoricien de la finance comportementale. 

(4)

Juriste et philosophe américain, administrateur de l'OIRA (Office of Information and Regulatory Affairs) pour le gouvernement Obama.  

(5)

Programme de surveillance mis en place par les Etats-Unis pour suivre l'activité en ligne de nombreux internautes, mais aussi collecter les bases de données de géants de l'industrie numérique.  

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