Hier « lecture 2.0 », aujourd’hui « lecture sociale » (et ses variantes : « livre 2.0 », « livre social », etc.) : la « lecture sociale » semble suivre les évolutions sémantiques du « web 2.0 », devenu « web social ». Trop chargées idéologiquement, trop flottantes, ces expressions doivent néanmoins être prises au sérieux. Elles sont en effet au croisement de mondes sociaux (monde des institutions, monde des entreprises, etc.) qui parviennent à se réunir et à se comprendre, malgré les différences qu’ils attachent aux significations de ces expressions. Si le chercheur doit se montrer critique face à leur mobilisation, qui peut être le signe d’une pénétration de discours d’accompagnement, il peut aussi y trouver un ressort méthodologique. C’est ainsi moins à la définition de ces expressions que l’on s’attachera qu’aux discours qui les légitiment, qu’aux lieux où ils s’épanouissent et aux acteurs qui les crédibilisent. Comment croire, en effet, que toute lecture ne serait pas éminemment sociale ? Même dans la solitude d’une chambre, une pratique de lecture implique des savoir-faire acquis au sein d’une communauté, que réactive l’acte de lecture et qu’il convoque donc implicitement. Comment comprendre, par conséquent, l’insistance de l’adjectif « social » ?
Les foires internationales sur l’édition numérique, et les grands « shows » où se croisent des métiers différents (commerciaux, éditeurs, etc.), constituent un premier terrain d’approche. En novembre 2010, le fondateur de la société Rethink Books annonça en effet, lors d’un événement américain (TEDxEAST), son application Social Books, présentée comme la solution contre la défection supposée de la lecture. La « socialisation » (soit ici le partage d’extraits de livres, la publication d’annotations, l’échange entre lecteurs, etc.) fut alors présentée comme le moyen d’accroître cette activité. De la même façon,
Bob Stein prédisait en 2011 que le livre numérique allait changer la façon dont nous pensons, sous prétexte qu’il deviendrait de plus en plus « social » et « collaboratif ». Lors de l’édition 2011 de la Foire de Francfort, il affirmait également que
« les applications de lecture reproduisaient « les choses ennuyeuses du monde imprimé ». Or, la « libération » des livres, c’est-à-dire la mise en réseau d’un ensemble d’acteurs (lecteurs, amis, historiens, professeurs, etc.), permettrait de contrer cet ennui, en imaginant d’autres formes de lecture. On voit donc d’abord que les promoteurs de l’expression « lecture sociale » ou « livre social » s’appuient sur des fictions (l’inerte papier), des discours (plus personne ne lirait) et des valeurs (lire, c’est bien), pour vendre des remèdes face à des constats évidents que nous partagerions tous.
La recommandation est à ce titre exemplaire. En 2012, la librairie Decitre lança un nouveau réseau de lecteurs (Entrée Livre) qui se présente comme le moyen le plus sûr et le plus efficace de trouver un livre face à la sacro-sainte « surcharge d’informations » :
Les solutions et les prédictions de ces acteurs se doublent généralement de conseils prodigués aux éditeurs et d’outils fournis aux auteurs et lecteurs. Lors du Tools of Change
2012 de Francfort, par exemple,
Ganxy fut vendu aux auteurs comme le couteau suisse du marketing direct, qui permettrait de construire un plan de communication rapide et de vendre directement des livres, sans passer par les éditeurs. La désintermédiation joue en effet un rôle puissant dans les discours sur Internet et consiste ici à construire un rapport de force entre un monde éditorial contraignant et un désir de liberté des auteurs et des lecteurs. Paradoxalement et dans le même temps, les éditeurs sont invités à envisager des partenariats avec des réseaux socionumériques de lecteurs,
comme Copia ou BookGlutton lors du Digital Book World 2012, afin de recueillir des données sur leurs clients et faire du ciblage marketing.
La promesse des données conduit à deux types de comportements : des groupes d’éditeurs rachètent parfois des réseaux socionumériques, afin de bénéficier de leur savoir-faire (
Penguin, Random House, HarperCollins acquirent aNobii en 2011) ; mais ces mêmes réseaux peuvent aussi proposer leurs services. La fondatrice de BookGlutton lança ainsi en 2012
l’API « ReadSocial » qui, une fois installée sur un site web et contre rémunération (de 10 à 400 dollars), permet à ses lecteurs de commenter n’importe quel paragraphe d’une page. De la même façon, les partenariats entre Readmill et les éditeurs indépendants avaient pour ambition de fournir à ces derniers des données sur leurs utilisateurs, alors que les distributeurs (comme Apple ou Amazon) les partagent rarement. Les modèles diffèrent cependant (d’un côté une API, de l’autre un réseau), même s’ils font partie de la constellation de la « lecture sociale » : il s’agit chaque fois de mobiliser un imaginaire.
La page d’accueil de ReadMill (ci-dessus), par exemple, met en scène des signes de reconnaissance livresques aussi bien visuels (son logo évoque ainsi un ouvrage imprimé, comparable à la pliure de Kobo) que linguistiques (le terme « livre » est répété à plusieurs reprises – c’est un élément que l’on peut retrouver aussi bien chez Open Margin ou SubText). Ce discours de présentation peut lui aussi être compris comme un discours d’accompagnement qui donne à lire les gestes et les manipulations du texte promues sous le prisme d’une culture séculaire partagée, malgré l’apparente rupture des supports de lecture et des interfaces de visualisation.
On comprend l’importance et l’intérêt d’un tel discours d’accompagnement, pour des entreprises qui doivent continuellement faire face à des réticences culturelles ou, au contraire, à des discours opposés (« l’odeur du livre », etc.), qu’elles doivent donc contrer, contourner ou déjouer. C’est que leur modèle économique est en partie en jeu, comme elles se nourrissent des contenus produits par leurs utilisateurs. On peut ainsi considérer que ces réseaux, et la « lecture sociale » qu’ils promeuvent, s’inscrivent dans une forme de capitalisme néo-libéral appliqué à un objet bien identifié : le livre. Les recettes auxquelles ces réseaux recourent en effet rappellent celles du web collaboratif. Exemplaire, à ce titre, la « gamification » implantée dans les applications de lecture de Kobo, qui consiste à encourager les utilisateurs à participer en leur attribuant des récompenses incitatives
. Or, l’injonction à la participation est un trait caractéristique du web collaboratif marchand
.
Les récompenses dans l'application Kobo sur iPad
Le web collaboratif puise en effet historiquement ses sources « dans une utopie numérique qui a irrigué la Silicon Valley et à laquelle l’entreprise Kobo, à travers son fondateur (Michael Serbinis), a adhéré à une époque. Le journaliste Fred Turner montre ainsi dans From Counterculture to Cyberculture
comment une passerelle idéologique a été bâtie dans les années 1960 entre la contre-culture, caractérisée par l’idéal participatif et communautaire, et le marché, en vertu de médiations complexes :
« Ces éléments contribueront à mettre en place les principales revendications libérales des années quatre-vingt-dix visant à débureaucratiser la société, à soutenir l'agilité des petits contre l'inertie des gros, à libérer les énergies entrepreneuriales et à récompenser la créativité et le mérite. Les start-up de la nouvelle économie se verront ainsi légitimées à attaquer la vieille économie industrielle. La boucle est bouclée : la contre-culture est devenue le plus formidable ressort de l'expansion du capitalisme digital
Ainsi, le lancement du Global Business Network en 1987 à San Francisco aura notamment sensibilisé les cadres de grandes entreprises à la nécessité de s’ouvrir à d’autres « mondes sociaux » (chercheurs, penseurs, futurologues, prophètes, etc.), dont le magazine Wired – lancé à San Francisco également – fut chargé dès 1993 de présenter et d’articuler les représentations. » On trouve bien chez Michael Serbinis, l’ex-directeur de Kobo, une telle convergence, encouragée, planifiée et matérialisée dans ses équipes (développeurs, spécialistes du marketing) qui encouragent à la production de traces qu’elles analysent.
Ces traces ne sont évidemment pas les mêmes selon le type de manipulations proposées, qui dépend de la disponibilité du livre à partir desquels ces contenus seront produits.
Les réseaux socionumériques de lecteurs (
Babelio, GoodReads, Librarything, etc.), peuvent en effet être classés en deux catégories : les premiers ne proposent pas, sur leur site ou leur application, la lecture d’un livre. En conséquence, ils ont tendance à rappeler ce livre par un ensemble de signes iconiques (couvertures, photos, etc.) et de contenus éditoriaux (commentaires, quizz, citations, critiques, etc.). Les seconds, à l’inverse, permettent à leurs utilisateurs l’accès direct à un texte et limitent alors sa manipulation à des opérations intellectuelles (surligner, annoter, etc.) ou sociales (partager un extrait sur Twitter). On peut dès lors distinguer les réseaux qui permettent des manipulations « autour » du texte et ceux, au contraire, qui proposent de le manipuler directement (à son « entour », pourrait-on dire).
Dans cette perspective, les lecteurs sont assimilables à des auteurs , c’est-à-dire à des manipulateurs du texte qui garantissent sa légitimité. Une telle instabilité a donné lieu à un conflit qu’a eu à gérer le réseau GoodReads durant l’été 2012. Des « bandes organisées » de lecteurs furent en effet accusées de terroriser des auteurs en publiant massivement des critiques chargées de défaire leur réputation. Un site («
Stop the Goodreads Bullies ») fut ainsi créé pour dénoncer à la fois les exactions des lecteurs et les exagérations des auteurs, parfois accusés d’être trop susceptibles ou incapables de recevoir une critique. Cette affaire interroge donc à la fois les conditions de possibilité d’une critique participative sur Internet
Les similitudes idéologiques entre le web collaboratif et la lecture sociale, portée par les réseaux socionumériques, ne doit cependant pas conduire à une critique hystérique de leur fonctionnement, qui manquerait aussi leur intérêt et leurs apports éventuels. Les algorithmes de recommandation, par exemple, ne passent pas toujours par une maximisation des prédictions, qui consistent généralement à proposer un chemin d’accès à un utilisateur parce qu’il a été emprunté par d’autres utilisateurs. Ils peuvent aussi s’appuyer sur
les habitudes repérées d’un lecteur, suite à l’analyse de ses traces d’activité ou bien sur des critères thématiques, voire sémantiques. La grande diversité des utilisateurs de ces réseaux, notamment chez Librarything, peut par ailleurs assurer la finesse des propositions de titres et favoriser ainsi la constitution de riches listes bibliographiques
. Ces mêmes utilisateurs font par ailleurs preuve d’une créativité, notamment dans les listes de livres, qui permet de pallier les manques éventuels des algorithmes en introduisant de la singularité (« Livres pour les bi », « Livres avec un sens caché ») de l’analyse de contenu (« Les systèmes magiques les plus complexes », « Livres avec des personnages aveugles ») voire même de l’humour (« Les meilleurs livres pour les lecteurs récalcitrants », « Livres modérément inconnus »). De la même manière, il arrive que des lecteurs fournissent une matrice éditoriale érudite (glossaire de personnages, index, etc.) à des livres numériques qui en manquent parfois cruellement. Ainsi de
The Hobbit de Tolkien, qui bénéficie sur le Kindle d’Amazon d’un appareillage informatif. Or, ces informations sont tirées du réseau Shelfari racheté par Amazon.
La « lecture sociale » est donc d’abord un discours sur la lecture qui répond parfois à des craintes réelles, quoique démesurées. Mais elle peut aussi servir à asseoir des projets commerciaux. Elle articule dès lors des imaginaires de la lecture, qui convoquent une mémoire matérielle censée la légitimer. On peut imaginer que le nom qui sert aujourd’hui à la désigner (« lecture sociale ») change demain, avec les évolutions sémantiques du Web social (hier le Web 2.0) comme les directeurs des entreprises rencontrées entretiennent des liens étroits avec un champ industriel, idéologique et médiatique qui contribue à la diffusion de ces discours, à leur implantation et à leur circulation.