Couverture du livre Médiactivistes par Dominique Cardon et Fabien Grajon. Le titre est écrit en lettres capitales de couleur blanche sur un fond rouge, les noms des auteurs apparaissent en-dessous.

Couverture du livre Médiactivistes par Dominique Cardon et Fabien Grajon. 

© Crédits photo : Les Presses de Science Po.

Qui sont les médiactivistes ?

Cette histoire (mise à jour) des médias alternatifs depuis les années 1960 intègre désormais le « Printemps arabe » et l'influence croissante des « hacktivistes » et des lanceurs d’alertes. C’est dire si elle tombe à pic.

Temps de lecture : 7 min

Une fine barbichette tressée, un sourire narquois souligné par des pommettes saillantes et des yeux plissés par des zygomatiques enjoués. Des sourcils en accent circonflexe, le tout dessiné à l'encre de Chine sur un fond blanc immaculé : qui n'a pas vu ce masque tiré de la bande dessinée V pour Vendetta d’Alan Moore et David Lloyd, et inspiré de Guy Fawkes, cachant le visage des plus célèbres « cyber activistes » du moment, qui sévissent à grands coups de détournements de sites ou de soutiens aux manifestations pour le respect des libertés publiques et individuelles ? « Anonymous » mais si connus…

Ils sont depuis 2008 les emblèmes de la résistance à la manipulation numérique, s’auto-proclamant vigies de la démocratie 2.0 et vengeurs des citoyens espionnés partout dans le monde par Big Brother. Dans notre société individualisée où l'affichage médiatique vaut consécration, ils sont l'incarnation actuelle des « médiactivistes », comme les surnomment Dominique Cardon et Fabien Granjon, dans leur ouvrage : rejetons d'une lignée de militants qui luttent contre l'emprise des médias par un petit nombre, ils revendiquent une autre façon d'informer les citoyens, descendants à la fois des exégètes du stratège en propagande communiste Lénine, adeptes de Noam Chomsky, altermondialistes soutiens d'Attac, lecteurs du Monde Diplomatique, abonnés de Mediapart, voire adhérents libéraux du Parti Pirate…
 
Médiactivistes est opportunément réédité et mis à jour en cette fin d’année 2013. Sa première parution, en 2010, a précédé l’explosion de la médiatisation des « hacktivistes » anonymes et autres lanceurs d’alertes mondialement populaires. Dans cette précieuse histoire des médias alternatifs depuis les années soixante, Dominique Cardon et Fabien Granjon, tous deux sociologues spécialistes des médias et des nouvelles technologies, tentent de faire tomber les masques, du moins répertorient-ils et analysent-ils les motivations, les objectifs, les modes de gouvernance et d'organisation de l'ensemble de ces mouvements protéiformes qui critiquent les médias dominants : l'ouvrage, très documenté, donne de la profondeur et nous rappelle que les activistes des médias alternatifs ne peuvent être ramenés à cette caricature infantilisante de militants par ailleurs controversés. De nombreux activistes, pourfendeurs de la culture « mainstream » revendiquent aujourd'hui des racines dans la culture BD et manga, génération spontanée de geeks surdoués dans l'art du « braquage » des « méchantes » institutions capitalistes nationales et transnationales, experts de l'animation « lol cats »… Pour autant, ils se distinguent de leurs prédécesseurs qui ont bâti leur combat à la source de réflexions politiques profondes, se livrant à des affrontements idéologiques sur des choix de société au mitan du XXe siècle.

Les limites de la « cyber révolution »

Qu'on ne s’y trompe pas, déclarent les auteurs : il est vrai qu’on a vu manifester les Anonymous au côté des Tunisiens ou des Égyptiens en 2011 lorsque s'éveillait le « Printemps arabe » ou auprès des militants d’Occupy Wall Street contre la financiarisation de la société. Il est vrai qu’ils prolongent l’histoire sociale des médias alternatifs. Mais ils ne sont pas, comme nous les présentent généralement les médias grand public, les nouveaux révolutionnaires qui ont fait tomber les dictateurs, en construisant une e-gouvernance, par la grâce d'un outillage numérique omniscient : les deux sociologues livrent ici une analyse avec près de trois ans de recul qui s’oppose aux commentaires dithyrambiques de la presse dominante qui voyait alors dans la mobilisation des réseaux sociaux le catalyseur des révolutionnaires arabes sur le terrain. (Libération du 3 février 2011 : « Tunisie : ils ont fait l’e-révolution » ; Télérama du 12 février 2011 y voit « la Toile de fond de la révolution », Ouest-France, le 17 janvier 2011 résume : « En Tunisie, la révolution passe par Facebook et Twitter », etc.).

 De fait, les cyber militants tunisiens et égyptiens qui ont soutenu le mouvement se classent dans une longue histoire du militantisme contre les dictatures nord-africaines  nord-africains et n’ont touché qu’une frange des citoyens déjà sensibilisés aux apports des nouvelles technologies. Et les sociologues de citer l’Égyptien Youssef El-Chazli à propos de la « révolution égyptienne » en 2011 : en fait, Internet a joué son rôle le plus visible auprès d’une partie de la population dont l’action politique ne constituait ni une nécessité de survie (comme les ouvriers), ni une conviction idéologique (comme les activistes). En d’autres termes, le Net a contribué, parmi bien d’autres éléments, à politiser la jeunesse éduquée, aisée et individualiste ; une jeunesse « dorée » qui n’était pas perçue comme une menace par les autorités ».
 
Presque trois ans après la chute de ces deux dictatures nord-africaines , le constat des limites de l’impact des réseaux sociaux sur l’évolution politique de la société est clair : « Une des leçons à tirer des révolutions tunisiennes et égyptienne, et plus généralement de ces mobilisations « par le bas », est que l’on risque le malentendu à vouloir trop rapidement superposer la démocratisation de l’espace public (numérique) et l’installation des procédures électorales de la démocratie représentative (…). On comprend ainsi que les résultats des élections en Tunisie et en Égypte aient pu décevoir tous ceux qui considéraient par trop rapidement les mobilisations d’individus comme un équivalent des rapports de force électoraux entre les différents acteurs, anciens et nouveaux, des scènes politiques nationales. De fait, deux formes d’expressions de la citoyenneté coexistent, beaucoup moins superposables que ne le laissent penser les apparences. »

« Contre hégémonistes » et « expressivistes » : l’impossible entente ?

L'ouvrage de Dominique Cardon et Fabien Granjon rend ainsi au fil des pages, un hommage appuyé à ces hommes et femmes qui se sont appliqués, parfois au péril de leur vie, à lutter pour davantage d'égalité des citoyens devant l'information et la transparence des échanges de communication partout dans le monde. Ils rappellent de façon salutaire que leurs combats se sont inscrits dans la lutte ancienne et toujours vivace pour la liberté d'expression et des droits de l'Homme : il y a eu, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale la prise de conscience de la nécessité pour l'humanité de mettre en place des institutions, des garde-fous internationaux pour réguler les marchés financiers, développer l'éducation, soutenir les agricultures locales, préserver le patrimoine mondial. De même, il est des citoyens qui ont œuvré (et continuent de le faire) à la libre circulation de l'information et à son accessibilité pour tous, s'appuyant sur des réseaux informels ou des structures plus solides et ramifiées, guidés par des idéaux sociaux et politiques structurés.

Pour les auteurs, ce mouvement se décline en deux familles d'activistes qui se disputent depuis 50 ans la primauté de la lutte au gré du temps, des enjeux géopolitiques, voire des avancées technologiques : la critique « contre hégémonique » et le courant expressiviste.
 
La critique « contre hégémonique », se trouve « à la base de luttes visant à surveiller plus spécifiquement les productions médiatiques de masse, les modes de fonctionnement des médias ainsi que leurs structures de propriété ». Elle dénonce l'emprise de quelques-uns sur la production, la diffusion et l'exploitation des informations aux dépens de la majorité des citoyens de la planète. Au fil des ans, cette communauté contre « l'impérialisme culturel », formule consacrée des années 1970, a poussé les instances internationales à favoriser l'émergence d'agences de presse continentales disputant leur influence aux géants mondiaux : on en retiendra principalement le rapport MacBride (intitulé Voix multiple, un seul monde), du nom de son initiateur irlandais qui le présenta en 1979 devant la conférence de l’Unesco à Belgrade. Ce rapport soulignait en particulier  le la place dominante des grandes agences d’information occidentales (Agence France Presse, Reuters, Associated Press, United Press International), et appelait de ses vœux un « nouvel ordre mondial de l’information et de la communication (Nomic) ». Ce rapport aura une grande influence et nourrira jusque dans les années 90 les réflexions (autour du « Programme international pour le développement de la communication »), des sommets internationaux et les initiatives favorisant l’émergence de médias locaux ou transrégionaux (notamment les agences continentales Alasei en Amérique latine, la caribéenne Cana, Wanad en Afrique occidentale, etc.). Puis ce courant a perdu de sa dynamique, indiquent les auteurs, en même temps que tombait le mur de Berlin et disparaissait l’affrontement Est-Ouest.
 
Autres temps, autres mœurs, le courant « expressiviste » s’impose alors. Il accompagne l’éveil de la mondialisation. Le mouvement de dérégulation dans le mode des médias et l’expression de nouvelles revendications (féminisme, antiracisme, etc.) se conjuguent et favorisent la prolifération des médias communautaires. Les tenants de la critique « expressiviste » insistent en effet davantage sur « la production d'information comme instrument d'émancipation plutôt que comme moyen de lutter contre la reproduction de la domination symbolique », notent Cardon et Granjon. On ne veut plus changer le système, mais libérer la parole individuelle.
 
Les expressivistes sont représentés depuis les années 1960 par les réalisateurs « pour un troisième cinéma »(1) et leurs fils spirituels des années 1970(2) qui filment et donnent la parole aux minorités féminines, homosexuelles, immigrés… Plus tard, ils accompagneront le mouvement des premières radios communautaires (contre les centrales nucléaires de Fessenheim en 1976, déjà !), elles-mêmes précurseures des « radios libres » à partir de 1981 en France…

« Do it yourself » : vers l’hybridation des courants médiactivistes ?

On le voit à travers cette histoire racontée par les auteurs, le mouvement de balancier entre ces deux axes de la lutte des « médiactivistes » est incessant, rendant irréconciliables les deux camps dissidents. Voire : une troisième période permettra peut-être leur cohabitation en ce début des années 2010. C’est ce qu’avaient probablement pressenti Alain Minc et Simon Nora quand ils rédigèrent le rapport sur L'informatisation de la société  en 1978. « Aujourd'hui, écrivaient-ils, l’information descendante est mal acceptée parce qu'elle est ressentie comme un prolongement d'un pouvoir, comme une manipulation : il sera de plus en plus nécessaire que ses destinataires soient associés à son élaboration, que les récepteurs soient émetteurs et que les émissions tiennent compte des conditions de réception. Cette participation ne sera acceptée que si les groupes antagonistes sont également capables de fabriquer, traiter et communiquer leur propre information. Ceci suppose que la plupart des citoyens puissent se constituer en collectivités ou associations, publiques ou privées, et s'outiller pour rassembler et exploiter l'information qui légitime leur projet ».

Formidable prophétie effectivement, préfigurant le changement de mode de diffusion de l’information : de pyramidale, elle devient de plus en plus horizontale et favorise la mise en relation des communautés d’intérêts quels qu’ils soient ! Depuis est née (et déjà morte) la télématique créant les premiers réseaux corporatistes, syndicalistes, militants (Alternatik, Mygale, GlobeNet… qui s’installeront naturellement plus tard sur le Web) ; depuis, les bloggeurs ont envahi la Toile, les gazouillis de Twitter ont modifié l’écosystème politico-médiatique, Facebook et les réseaux sociaux bousculent les relations interpersonnelles, autant que l’ouverture aux commentaires des articles de journaux on line transforme les relations lecteurs/journalistes, etc.
 
« Do it yourself! » résume-t-on aujourd’hui… À tel point que l'imprégnation de la société entière par les réseaux sociaux nous plonge dans cette situation hybride : la société de « communication de masse individuelle » (« mass self-communication »), théorisée par le sociologue Manuel Castells, à la fois globale, personnelle et interactive.
 
Aujourd’hui chaque individu connecté est sensibilisé par une cause, mais y répond de façon individuelle, sans l'appui ou le consentement de partis politiques, d’associations ou d'ONG, à l’inverse de ses aînés. C’est pourquoi, réagissant de façon autonome, en vertu d'une « auto-organisation », sans programme prédéfini, les médiactivistes des années 2010 déroutent ceux qui les observent. Naguère en effet, appartenir à une communauté supposait que le candidat suive un chemin initiatique pour être accepté par ses futurs pairs. Aujourd’hui, les mobilisations « numériques » s’affranchissent d’un contrôle a priori de partage des valeurs : « les collectifs d’internet se définissent moins par des valeurs partagées que par des engagements circonstanciés ». Pour les sociologues, il est donc plus difficile de donner des caractéristiques stables aux groupes qui se forment, d’autant qu’ils sont souvent éphémères. Ce constat renvoie à d’autres évolutions sociologiques, notamment sur le désengagement des citoyens pour la politique portée par les partis traditionnels « offline », et leur nouvel mais modeste intérêt pour des « partis high tech » (comme le « Parti pirate »).
 
Quoiqu’il en soit, les deux sociologues s’autorisent en conclusion de leur étude à donner les trois nouveaux traits des « médiactivistes » actuels :  « développement de mobilisations informationnelles par le bas, dont le printemps arabe est une spectaculaire illustration » ; « revendication de transparence sur l'information et (…) émergence conjointe de nouvelles formes d'actions collectives numériques distribuées dont les Anonymous sont l'incarnation emblématique » ; « volonté de faire entrer les enjeux relatifs à la liberté numérique sur la scène politique, notamment à travers la création de partis pirates »
 
Et l’on repensera une dernière fois aux Anonymous cachés derrière leur masque : visibles, rebelles, imprévisibles… et mystérieux : les « médiactivistes » de demain ont de beaux jours devant eux, et leurs scrutateurs aussi, à qui l’on souhaite déjà une deuxième actualisation de leurs travaux pour accompagner ce mouvement fertile, insaisissable et véloce !
(1)

Titre du manifeste de Fernando Solanas et de Octavio Getino, défenseurs de la création d’une voie entre Hollywood et le cinéma ouest-européen. 

(2)

En France Chris Marker, René Vautrin, Marin Karmitz… 

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