Capture d'écran de la série Kingdoms of fire, diffusée sur MBC. On y le protagoniste, incarné par Khaled El Nabawy, qui fait face à la foule alors que son personnage Tuman bay II s'apprête à être pendu.

Le feuilleton historique Kingdoms of fire s'intéresse au conflit entre les Mamelouks et les Ottomans à travers le court règne de Al-Achraf Tuman Bay (1516-1517), vaincu puis exécuté par le sultan ottoman Selim Ier Yavuz.

© Crédits photo : Kingdoms of fire / MBC / Capture d'écran.

Sans réinvention, les séries du ramadan ne seront bientôt qu'un vestige du passé

Juteux business pour les chaînes de télévision du monde musulman grâce à des spots publicitaires plus nombreux et plus chers en ce mois pieux, les séries du ramadan incarnent aussi une époque passée. Face à la concurrence des webséries et des services de (S)VOD, elles doivent repenser leur approche pour séduire le public jeune. 

Temps de lecture : 8 min

Mois sacré, de recueillement et de piété, le mois de ramadan n’échappe pas à ce que sont devenues, chez nous, les fêtes de fin d’année : une immense entreprise de consommation collective. Le « temps de cerveau disponible » de tout téléspectateur se change en denrée recherchée par les chaînes de télévision, dont les programmes sont modifiés le temps de ces vingt-neuf jours. Si cela est vrai de tout le monde musulman, de l’Afrique du nord à l’Asie du sud-est, le monde arabe a une particularité : la production des séries télévisées est organisée pour une diffusion pendant le mois de ramadan, qui est ainsi aux séries ce que la rentrée littéraire de septembre est au monde de l’édition. Cette année, les séries de ramadan seront diffusées dans une ambiance un peu particulière à cause de la crise du coronavirus : certaines d’entre elles ont dû mettre fin au tournage prématurément.

Prenant souvent la forme de grandes fresques historiques à tonalité religieuse, comme Les Royaumes de feu, gigantesque production émiratie sur la vie d’un sultan mamelouk égyptien aux XVe-XVIe siècle, diffusée en 2019 sur une chaîne saoudienne, ces séries relèvent parfois du simple divertissement comique. Elles sont, finalement, à l’image du médium télévisuel, longtemps resté au cœur de tous les foyers de la classe moyenne du monde arabe, mais aujourd’hui en passe d’être détrôné par les services de VOD (video on demand) ou SVOD (subscription video on demand) et les réseaux sociaux.

Pendant le ramadan, les prix des publicités sont multipliés presque par trois, et le volume des pubs, lui, par cinq

Dans l’ensemble du monde musulman, les habitudes des téléspectateurs sont entièrement modifiées pendant la période de ramadan : la journée de travail est écourtée, et lors du repas festif de rupture du jeûne, toute la famille se retrouve devant son écran de télévision. Les chaînes, publiques comme privées, se livrent à une course à l’audience, et tentent par tous les moyens d’attirer le téléspectateur : les prix des publicités sont multipliés presque par trois, et le volume des pubs, lui, par cinq (de 13 heures en moyenne pour un mois ordinaire à 69 heures de pub pendant le mois de ramadan en Tunisie). Les feuilletons télévisés, divertissement populaire s’il en est, sont un bon moyen de doper l’audience. Cela est propre au monde arabe : dans d’autres pays musulmans, comme en Turquie, par exemple, les talk-shows animés par un prêcheur renommé, ou les films sur certains épisodes célèbres de l’histoire de l’islam sont privilégiés pendant le ramadan, alors que les séries suivent habituellement le calendrier scolaire (elles commencent en septembre pour prendre fin en juin). Est-ce l’attraction du modèle économique de la télé arabe ou le tournant puritain du gouvernement AKP ? En 2020, pour la première fois, une série sera diffusée sur la chaîne publique TRT1 exclusivement pendant le Ramadan : Voyage avec les oiseaux, inspiré d’un recueil de poèmes moraux écrits par un lettré persan au XIIe siècle.

Un divertissement familial

Dans le monde arabe, les séries du ramadan doivent répondre à un cahier des charges précis : pouvoir être regardées par toute la famille, c’est-à-dire les femmes et surtout les enfants, et donc ne contenir aucune scène choquante ou violente. En ce mois sacré, il faut aussi observer une certaine décence : les séries qui contiennent des histoires de trahison conjugale, comme certaines séries turques, sont proscrites. Certains feuilletons ont une tonalité religieuse, pour permettre aux téléspectateurs de s’instruire tout en se divertissant : les grandes fresques historiques sur un héros ou un épisode de l’histoire de l’islam sont le produit de ramadan par excellence. Dans cette veine, la série Omar, sur la vie du deuxième calife de l’islam, co-produite en 2011 par la chaîne Qatar television et la chaîne saoudienne MBC (Middle-East Broadcasting Center), avait été qualifiée de « plus grosse production arabe » par ses promoteurs.

Autre exigence pour ces séries : être suffisamment divertissantes pour un téléspectateur harassé par une journée de travail en période de jeûne. C’est pourquoi le Maghreb privilégie en général les sitcoms comiques, comme la série tunisienne à succès Choufli hal (« Trouve-moi une solution »). On observe d’ailleurs ici une différence entre mondes sunnites et chiites : pour les sunnites, le ramadan est une fête joyeuse, alors que les chiites commémorent en cette période la mort de l’imam Ali, un rituel de deuil.

C’est sans doute pour cette raison que les productions iraniennes de ramadan traitent plutôt de la vie de personnages saints, comme par exemple la série sur la vie du prophète Joseph, Prophet Joseph, produite en 2008, qui sera encore rediffusée largement sur les écrans de télévision pour ce ramadan 2020, notamment en Turquie.

Des séries aux ambitions internationales ?

L’Iran est d’ailleurs un producteur important de séries télévisées diffusées dans le monde arabe, dans un secteur traditionnellement dominé par l’Égypte, mais largement concurrencé depuis les années 1990 par la Syrie, puis, depuis les années 2010, par la Turquie et les pays du Golfe. Au Maghreb, les chaînes nationales et privées se sont lancées depuis le début des années 2000 dans une production de séries locales, qui s’exportent très peu, toutefois, par comparaison avec les productions turques, syriennes, iraniennes, et les productions du Golfe. Si ces dernières s’exportent principalement au Moyen-Orient, les feuilletons turcs ont connu un destin mondial et sont regardés jusqu’en Amérique latine, autrefois grand exportateur de telenovelas.

Depuis 2018, la Turquie a même dépassé les États-Unis et est aujourd’hui le premier exportateur mondial de séries télévisées

Depuis 2018, la Turquie a même dépassé les États-Unis et est aujourd’hui le premier exportateur mondial de séries télévisées. Même si c’est principalement dans le monde musulman que les séries turques font fortune, les grandes productions de ramadan venues des pays du Golfe sont de plus en plus formatées pour la vente à l’international, avec des épisodes plus courts, ce qui laisse penser que leurs concepteurs ambitionnent de les vendre ailleurs. Les pays où réside une importante minorité musulmane, comme l’Inde, pourraient être de bons clients.

Propagande et censure

Aussi vieilles que l’acquisition massive par les familles arabes d’un poste de télévision, les séries du ramadan sont à l’image du médium télévisuel, aujourd’hui en perte de vitesse. La moralité dont les séries du ramadan doivent faire preuve les pousse à n’aborder que des thèmes consensuels, ce qui les rend peu propices à l’innovation formelle ou au traitement de sujets sensibles.

Les webséries, au contraire, sont un nouveau format qui permet une expression beaucoup plus libre. Ainsi, au Liban, Shankaboot abordait en 2013 des thèmes tabous comme le système confessionnel, la prostitution ou la situation des travailleurs étrangers. Plus récemment au Maroc, en 2018, Marokkiat a permis à des femmes de tout âge de s’exprimer sur leur condition dans des petites capsules d’une minute diffusées sur les réseaux sociaux. Les douze épisodes de la série ont récolté plus de six millions de vues sur Facebook, et ont été abondamment commentées.

Les feuilletons de ramadan, généralement diffusés sur des chaînes publiques, sont largement sujets à la censure et à l’influence du politique

De plus les feuilletons de ramadan, généralement diffusés sur des chaînes publiques, sont largement sujets à la censure et à l’influence du politique. Ainsi, le feuilleton saoudien Al Assouf, diffusé à l’été 2018, mettait en scène la société d’Arabie saoudite dans les années 1970, relativement libérale et moderne, avant d’être soumise à une vague de réformes conservatrices destinées à instaurer un ordre moral répressif. Le message diffusé dans cette série — le danger que les conservateurs wahabbites font peser sur la société saoudienne et la nécessité d’une certaine modernité – venait en renfort de la politique de modernisation sociétale et de lutte contre les autorités religieuses menée par Mohammad ben Salmane depuis son arrivée aux commandes du pays en 2017. La série a été abondamment critiquée par les sheikhs conservateurs du pays, qui n’ont pas pour autant réussi à la faire interdire. Autre exemple, les productions égyptiennes, plus ou moins directement pilotées par le pouvoir politique, surtout depuis l’arrivée au pouvoir du général Sissi. En 2015, au moment où le régime égyptien a choisi de se rapprocher d’Israël, une nouvelle série (Le quartier juif) présentait la communauté juive sous un jour beaucoup plus positif qu’auparavant. Dans la même veine, l’été 2018 ne comptait pas moins de six feuilletons à la gloire des forces de police égyptiennes, sur une trentaine de productions pour le ramadan.

La fin d’un monopole du divertissement

La rude concurrence qu’exercent les services de SVOD (subscription video on demand) comme Netflix sur les chaînes de télévision est un autre facteur d’érosion du phénomène des séries du ramadan. Disponibles en permanence, les séries produites par Netflix ne sont pas soumises au calendrier du ramadan, et recueillent les faveurs des moins âgés. Directement ciblées pour un public jeune — contrairement aux séries du ramadan qui doivent plaire à toute la famille —, ces dernières s’aventurent dans des genres très inhabituels pour la télévision arabe. La première série produite par Netflix pour un public arabe, Jinn, s’inscrit dans un univers surnaturel, avec la présence d’esprits malins, des djinns (sorte de génies, traditionnels dans la culture musulmane) qui viennent semer le chaos et la mort dans un groupe d’adolescents jordaniens. Les deux séries Netflix en langue turque produites depuis 2018 s’approprient, pour l’une, le thème des superhéros (Le Protecteur d’Istanbul), et pour l’autre, celui des vampires (Le Vampire d’Istanbul). Par ailleurs, les services de VOD, et, plus largement, la pratique du visionnage en ligne (streaming et replay) mettent tout le secteur en danger, grignotant les parts d’audience des séries, ce qui entraine une baisse des recettes publicitaires, source majeure de financement des chaînes de télévision.

Les réseaux sociaux et les discussions en ligne sont souvent des distractions préférées au visionnage en famille de séries télévisées

Enfin, la télévision a perdu le monopole du divertissement à l’heure où presque tous les adolescents et jeunes adultes, dans le monde arabe comme ailleurs, sont dotés d’un téléphone portable. Les réseaux sociaux et les discussions en ligne sont souvent des distractions préférées au visionnage en famille de séries télévisées. Les pratiques sociales pendant le ramadan en sont profondément modifiées : une fois le repas de rupture du jeûne consommé, les jeunes, en général, s’isolent pour échanger sur les réseaux sociaux, ou ne suivent que d’un œil les séries entrecoupées d’innombrables publicités tout en discutant sur WhatsApp ou Instagram avec leurs amis. Ces séries, du reste, font rarement l’objet de commentaires sur les réseaux sociaux, contrairement aux séries phénomènes que sont certaines productions américaines.

En définitive, le grand moment de communion familiale et intergénérationnelle devant le poste de télévision pendant le ramadan semble toucher à sa fin. Destinées à une audience très large, soumises aux exigences voire aux pressions du politique, excluant toute thématique non consensuelle et toute scène violente ou osée, les séries diffusées pendant cette période sont nécessairement frappées d’une certaine insipidité. Les contenus se trouvant sur les sites de SVOD ou de VOD, au contraire, ciblent efficacement l’important public jeune — dans le monde arabe, près d’un tiers de la population est âgé de moins de 30 ans. Dans le même temps, la créativité et le traitement de sujets sensibles semblent s’être réfugiés sur Internet, avec l’irruption de nouvelles webséries plus audacieuses. À moins de se réinventer, les séries de ramadan sont certainement vouées à n’être bientôt qu’un vestige du passé.

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris