Comment la nécessité de réguler le traitement médiatique du terrorisme s’est-elle imposée ? Dans Face aux attentats (dir. Florence Faucher et Gérôme Truc, PUF, 2020), le politiste Pierre Lefébure (université Paris-XIII) et l’historienne des médias Claire Sécail (CNRS) analysent comment les réactions du public face à la diffusion d’images choquantes lors de la couverture médiatique d’actes terroristes ont progressivement conduit les pouvoirs publics à s’emparer de cette question. Entretien.
Vous avez étudié la façon dont la couverture médiatique des actes terroristes en France suscite des réactions dans la société, qui conduisent à une volonté accrue de la part des pouvoirs publics, à partir de 2012 mais surtout depuis 2015, d'encadrer cette médiatisation par des dispositifs ad hoc. Pourriez-vous rappeler quels sont ces dispositifs et ce qui les a motivés ?
Pierre Lefébure : Après l'attentat de la station Saint-Michel, le 25 juillet 1995, il n'y a pas eu, de la part des pouvoirs publics, de dispositif de régulation de la médiatisation d’actes terroristes, hormis l'indignation du chef de l'État lui-même, qui a donné lieu à un rapport de force entre Jacques Chirac à l'époque et les journalistes, en particulier de presse écrite. Ces derniers lui reprochaient de ne pas traiter directement les questions de sécurité et de terrorisme, mais de s'en prendre aux médias eux-mêmes. Le CSA s'est senti obligé d’organiser une table ronde de conciliation pour calmer à la fois les professionnels de l'information et les autorités politiques, en montrant qu'on réfléchissait à la question. Mais ça n'a pas réellement donné lieu à la mise en place de bonnes pratiques.
Au milieu des années 2000, les autorités publiques considèrent les médias comme la courroie de transmission du pouvoir pour s'adresser au public, et les enjeux de médiatisation liés aux attentats ne sont pas vus comme un enjeu — nous le voyons dans le livre blanc publié en 2006 sur la question du terrorisme. C'est encore une sorte d'« impensé ».
Il faut attendre 2012, avec les attentats de Toulouse et Montauban perpétrés par Mohammed Merah, pour qu’on commence à réfléchir à ces questions, avec des sensibilités différentes selon les présidences du CSA. Avec Hervé Bourges (président de 1995 à 2001), le CSA a tenté une première tentative d’intrusion sur les contenus mêmes de l'information, à travers cette fameuse notion d'« honnêteté de l'information » rajoutée dans les cahiers des charges et les conventions avec les chaînes. Le président suivant, Dominique Baudis (président de 2001 à 2007), n'était pas sur cette ligne interventionniste. Mais il n'y avait pas vraiment d'attentats terroristes en France, hormis en Corse, donc il n’y a pas eu non plus de mise à l'épreuve de l'autorité administrative.
En 2012, c'est un vrai basculement. D'abord, l'écosystème médiatique a changé avec l'arrivée des chaînes d'information en continu. À partir de 2005, ces chaînes (BFM TV et I-Télé) sont accessibles et ont un écho et une capacité d'amplification et de traitement en continu des événements. Il y a aussi l’apparition des réseaux sociaux, Facebook, Twitter, etc. Le CSA est bien obligé de tenir compte de ces évolutions. À partir de 2012 et de 2015 encore plus, cette arène élargie, qui englobe à la fois les médias et les publics, va conditionner les orientations du CSA, qui tiendra davantage compte de l'émotion des publics dans ses décisions, dans les choix de ses mises en demeure et de ses mises en garde.
C'est d’ailleurs l'émotion suscitée par certains traitements de l'attaque de Toulouse qui, en 2012, a conduit le CSA à créer son groupe de travail sur la déontologie.
Claire Secail : Oui, c'est ça. Rachid Arhab, le responsable de ce groupe de travail, et ancien journaliste, a incarné ce retour à un interventionnisme. Cela a été perçu par les professionnels comme une ingérence dans les choix de contenu.
Mais la grande bascule, c'est vraiment les attentats de 2015 ?
Claire Sécail : Entre janvier 2015 et juillet 2016, une accumulation de faits pose la question politique du rapport de la société française aux attentats, avec diverses polémiques, comme sur la déchéance de nationalité. Le rôle que les médias ont à jouer devient l’un des éléments de cette mise en action globale de toutes les ressources disponibles de régulation de la société.
Ce qui a changé, c'est la façon dont les autorités publiques, les parlementaires, se sont emparés de cette question, à travers la mise en place, en janvier 2016, d’une commission d’enquête qui a, pour la première fois, réfléchi aux enjeux de médiatisation des attentats au cours de deux journées d'étude pour les professionnels, tous supports confondus. Cela a permis d'aborder la question de manière beaucoup plus fine. Un rapport est publié quelques jours avant l'attentat du 14 juillet 2016 à Nice. Ses préconisations élargissent la perspective à tout l’écosystème médiatique, y compris les réseaux sociaux, alors que le CSA ne s'occupe que des contenus audiovisuels.
« Entre janvier 2015 et novembre 2015, la médiatisation n'a pas été identique, parce que les attentats n'étaient pas identiques » — Claire Sécail
Le CSA est ensuite missionné pour élaborer un code de bonne conduite, après audition de magistrats, enquêteurs, policiers, et chercheurs en sciences sociales. Nous y avons contribué avec Gérôme Truc. Nous voulions aider à affiner la compréhension des enjeux de médiatisation d'attentats et mettre le doigt sur la volonté contradictoire d’édicter des principes généraux alors que chaque attentat est un cas particulier. Et nous voyons bien qu'entre janvier 2015 et novembre 2015, la médiatisation n'a pas été identique, parce que les attentats n'étaient pas identiques. Dès lors, les rédactions ont pu réagir différemment, ne pas reproduire les mêmes erreurs, etc.
L'effort le plus intense a été produit en février 2015. Ces 15 mises en garde et 21 mises en demeure signifient que tous les médias sont concernés, pas un n'y échappe — chaînes publiques, chaînes privées, radio et télévision. Leur première réaction est de se défendre : ils vivent très mal le fait d’être sanctionnés par le régulateur, alors qu’ils ont l'impression de parer au plus pressé et de faire comme ils peuvent.
Pierre Lefébure : Dans la reconstitution de ce fil chronologique, on voit bien qu'on est dans une forme de prise en charge réactive par les institutions publiques (régulateur ou législateur), qui n’ont pas la capacité d'anticiper, au contraire du secteur de l'audiovisuel où il y a une réflexion prospective sur le numérique, son impact économique, les questions de droit et de régulation.
À propos de la question du direct : les Américains peuvent, par exemple s’il y a un risque de nudité pendant un événement, différer légèrement la diffusion. Cette technique avait été utilisée lors d’un concert du Super Bowl. Les chaînes françaises sont réticentes pour plusieurs raisons : le léger différé, c'est combien de temps ? Quel est le genre de contrôle éditorial qu'on veut pouvoir exercer si jamais il y a un différé ? Et il est difficile d'être à la fois dans la réaction et, en même temps, dans la mise en œuvre de mesures techniques ou d'un concept de droit nouveau qui s'adapte à la situation. Mettre en œuvre un consensus culturel et socio-professionnel autour de la régulation spécifiquement dédiée aux attentats, c'est vraiment très difficile.
Pourquoi la loi du 29 juillet 1881 et les chartes professionnelles des journalistes sont-elles considérées, à partir de 2015, comme insuffisantes par les pouvoirs publics ?
Claire Sécail : Ce cadre donne des principes généraux, or l'actualité vient sans arrêt mettre au défi les professionnels. Les journalistes connaissent les textes, ils les ont appris dans les écoles, mais en pratique, comme c'est un métier collectif, ils ne sont pas seuls sur le terrain. Il y a toute la rédaction, les gens qui montent les sujets, les commentent, etc. Et puis le présentateur va introduire les images à l'antenne par un discours... Il y a toute une chaîne.
Léa Demirdjian a montré que les dérapages naissaient des dysfonctionnements entre ces différents acteurs de la chaîne. Le soir de l’attentat de Nice, un sujet est diffusé sur France 2 dans lequel on voyait un corps. Le journaliste qui était sur place pensait que les images allaient être floutées par sa rédaction nationale. Il se déresponsabilisait à juste titre, en pensant que c'était au journaliste qui recevait les images à la rédaction de faire son travail de conformité par rapport aux textes de loi. Les contraintes de l'information sont telles que les textes ne sont pas respectés, parce que les journalistes ne sont pas en capacité de le faire.
« Dans la plupart des cas, il n'y a pas de faute vraiment individuelle » — Pierre Lefébure
Pierre Lefébure : Hormis le cas de Dominique Rizet sur BFM TV, en janvier 2015, qui en direct, en plateau, a mis en danger ceux qui s'étaient réfugiés dans l'Hyper Cacher, la source du problème était la façon dont le contrôle de la rédaction n'a pas permis d'éviter les dérapages. Les médias sont d'autant plus gênés par ces reproches qu'ils renvoient globalement à la difficulté de fonctionner comme une organisation. Dans la plupart des cas, il n'y a pas de faute vraiment individuelle.
C'est pour cela d'ailleurs que la question de la régulation qu'on veut faire opérer par le CSA est pertinente, parce qu'elle s'adresse à des organisations, à des rythmes de production et de diffusion de l'information. S’il s'agissait de réguler essentiellement les comportements individuels du reporter, ce ne serait pas nécessairement ni le bon outillage ni bon le niveau de régulation.
C’est la question de la « maîtrise de l'antenne » qui est mise au jour. Dans un système où la concurrence est exacerbée et où la capacité de traiter en direct et en continu les faits est accentuée, le contrôle collectif de la production de l'information, et simultanément sa diffusion, sont rendus moins aisés. C'est cet état de mise sous tension de l'activité journalistique comme activité organisée et collective qui est soulignée par les sanctions et les reproches.
Des contre-exemples existent, comme en 2015 lors de la traque des terroristes à Bruxelles. Les différents médias, en se concertant les uns les autres, ont suspendu la couverture des événements en direct et posté sur internet des images de chatons. La prise en charge du risque éditorial a été faite collectivement, entre plusieurs rédactions. Je ne dis pas que c'est la bonne solution, mais la façon de s'organiser ne repose pas sur la responsabilité individuelle du reporter ou du présentateur en plateau.
Entre la solution drastique qui consiste à ne plus couvrir un événement pendant un certain temps, comme l'ont fait les Belges, et le déni ou la volonté de s'émanciper de toute forme de régulation qui serait considérée comme intrusive, ce qui est plutôt la ligne des médias français en général, à chaque fois, il s’agit d’une question d'organisation collective du travail.
Vous dites que les médias sont pris en tenaille d'un côté entre les pouvoirs publics et de l'autre côté, la sensibilité du public. Comment la réaction du public se manifeste-t-elle auprès des médias ?
Claire Sécail : Il y a longtemps eu des formes discrètes d'intervention du public : écrire à un médiateur de l'information dans une rédaction, par exemple. Il y a aussi eu des émissions télévisées, qui ont pour la plupart disparu — or c'est peut-être un enjeu aujourd'hui, pour renouveler la confiance avec le public. Ces émissions de médiation, comme celle de Jean-Claude Allanic (L'Hebdo du médiateur, sur France 2), étaient des moments de discussion entre des représentants du public ou des chercheurs sur des questions d'information. Cela dépassait le cas des attentats. Après l’élection présidentielle de 2002 et la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour, il y a eu une remise en cause assez profonde des rédactions, qui n'a pas duré très longtemps. Cette émission permettait notamment aux journalistes de s'expliquer, de discuter de leur responsabilité dans la surenchère autour des questions de sécurité. C'était un dispositif ouvert, qui permettait de créer le débat, de convier le public à réfléchir à ces questions.
Désormais, sur les réseaux sociaux, Facebook ou Twitter, on interpelle directement les journalistes, les rédactions. Le CSA a aussi mis en place un espace de signalement. Ce qui est nouveau, c’est que les journalistes ont compris qu'il y avait un intérêt à ouvrir le débat. J'ai d’ailleurs participé à un séminaire interne aux rédactions de France Télévisions, je ne sais pas s'il y en a beaucoup de ce genre. Les rédactions manquent de moments de réflexivité.
Et avec les attentats ?
Claire Sécail : À partir de 2015 et 2016, le public s'oriente vers les médias pour les critiquer sans filtre. Les journalistes ressentent donc le besoin d'expliquer comment ils font. Après 2016, des débats émergent autour de la question de l'image des terroristes, en réponses à certaines tribunes d'intellectuels, comme celle de Fethi Benslama dans Le Monde, ou des pétitions qui commençaient à circuler. On a vu parmi les rédactions des sensibilités très différentes, avec des arguments qui s'entendent, pour les uns et pour les autres.
Quelle était la position du public sur cette question ?
Claire Sécail : Nous avons mené, avec Gérôme Truc, une étude quantitative pour voir comment était perçue la manière dont les médias parlent des terroristes. L’une des questions était justement : doit-on montrer des images tournées par des terroristes, en en précisant l'origine (images d’Al-Qaïda, images de propagande), et montrer le visage et les noms des terroristes ?
Doit-on montrer des images tournées par des terroristes, montrer leurs visages et leurs noms ?
Les résultats sont intéressants parce que l'on croit que le public est très conservateur, comme les personnes qui prennent la parole dans les espaces publics ou sur les réseaux sociaux. Mais notre panel (environ 1 000 personnes et représentatif de la population) a tendance à ne pas trop savoir se positionner. Le public n’arrive pas à bien voir ce qu'il faudrait faire dans cette situation, et estime que c'est aux journalistes et aux médias de réfléchir à ces questions-là. Donc il y a à la fois une critique très forte et en même temps une obligation de faire confiance aux médias.
Pierre Lefébure : La façon dont le débat sur le sujet s'est structuré est relativement tardive. Il a été déclenché en interne, à cause de la pression de figures intellectuelles, du public, des associations de victimes, et des députés qui ont dit qu'il fallait intervenir. Quand la question commence à se politiser, elle devient moins inévitable. Mais les réponses apportées par les rédactions montrent bien également qu'il n'y a pas eu de consensus.
Effectivement, Le Monde, BFM TV, France 24 choisissent de ne pas publier les photos de propagande, mais donnent les noms. TF1, Le Figaro, l'AFP et le Huffington Post publient quant à eux certaines photos et certains noms. Aucune photo ni aucun nom du côté de La Croix et d’Europe 1. Et Libération, France Inter, ou France Télévisions considèrent que la publication d'une photo ou d'un nom n'aura pas d'effet particulier.
Pierre Lefébure : TF1, Le Figaro et l'AFP veulent se donner une règle fixe. Libération et France Télévisions veulent faire du cas par cas. Ils pourraient être perçus comme des médias laxistes, qui ne veulent pas se fixer d'obligations, mais cela renvoie aussi à une grande exigence dans leur travail. La responsabilité sera envisagée à chaque fois, non pas pour se dédouaner mais vraiment pour traiter des choses ad hoc. C'est la ligne qui prévaut en général dans les médias anglo-saxons, l'idée de renvoyer la responsabilité aux organisations que sont les entreprises de médias. Et même ceux qui sont les plus enclins habituellement à adopter des règles générales peuvent très bien s'en démarquer quelques temps plus tard.
De la même façon que le CSA va peiner à fixer des règles générales, si certains journalistes, au sein d’une rédaction, envisagent d'adopter des règles générales, elles sont ensuite objectivement assez difficiles à mettre en œuvre. L'apprentissage du débat interne ayant mené à telle adoption de règles aura été oublié quelques mois ou quelques années après.
Depuis que le procès des attentats de janvier 2015 a commencé en France, plusieurs rédactions ont abondamment utilisé des images des terroristes de l'époque. Parfois, des photos assez neutres, parfois des images d'exaltation. Si on avait été dans le contexte de 2015-2016, les images auraient sans doute été beaucoup moins diffusées. Les appréciations ou les choix qui sont opérés par les différentes rédactions relèvent tout simplement de la ligne éditoriale, de la liberté éditoriale de chacun des médias.
Claire Sécail : Ces règles dépendent de la longévité des positions des journalistes au sein des rédactions. Les mobilités de carrière sont un autre frein systémique aux bonnes pratiques. Quand une rédaction prend des décisions aussi engageantes, si le renouvellement d'un tiers des professionnels et la non-transmission de ces règles de pratiques ne se fait pas, on tombe dans la communication. Quand les directions des chaînes prennent la parole pour annoncer publiquement leurs décisions, est-ce qu'elles ne sont pas plus dans des enjeux d'image que dans des positionnements éditoriaux ?
Vous semblez sceptiques sur la capacité des médias à définir et à respecter par eux-mêmes de bonnes pratiques. Pourquoi avez-vous évoqué ce facteur de renouvellement, de mobilité ? Et quels sont les autres facteurs qui peuvent jouer ?
Pierre Lefébure : Il y a non seulement la faible longévité des règles dans une rédaction, la dispersion des personnels qui changent de poste, mais aussi la morphologie des attentats. Un attentat contre certains types de cibles très particuliers, en un lieu précis, est différent d’un attentat « aveugle » qui va viser n'importe quel type de population. De la même manière, il peut y avoir un seul perpétrateur ou plusieurs, une traque ou au contraire des terroristes « neutralisés » immédiatement.
Bien sûr qu'on a affaire au même type de faits, à du terrorisme au sens juridique. Il y a une doctrine, sans doute commune, en termes de buts de guerre, qui est d'effrayer les sociétés occidentales et d'essayer de scinder ou de compartimenter différents blocs de population. Mais il y aura des modes d'opération, et donc des morphologies d'action qui sont très, très différentes.
On voit désormais que se multiplient des agressions par un perpétrateur isolé, avec des armes blanches, plutôt que des actions menées par les cellules dormantes, lourdement équipées — aussi bien en Angleterre qu'en France. Donc la morphologie change. Les journalistes ne sont pas préparés à affronter tout type de situation, même si on les regroupe sous l’étiquette « attentat ».
Ensuite, les circonstances varient aussi. Tourner dans une grande agglomération ou dans une petite bourgade est différent. Il n'y a jamais eu de reproches adressés aux médias dans la couverture de l'assassinat du père Hamel, ce qui est probablement dû au fait qu'on est à relative distance d'une grande agglomération et qu’un direct était donc impossible pendant que les assaillants occupaient les lieux. Lors de l’attaque au Bataclan ou de la traque des frères Kouachi, il y a un direct, les journalistes se déplacent. Aux États-Unis, il y a des hélicoptères, peut-être bientôt des drones. La morphologie des attentats et les moyens techniques de les couvrir évoluent, la situation n'est donc jamais définie à l'avance.
« Les attentats cristallisent toutes les logiques ordinaires d'information » — Claire Sécail
Claire Sécail : Les attentats cristallisent toutes ces logiques ordinaires d'information que l'on connaît et qui ne changeront pas : effets de concurrence, chaînes hiérarchiques, de production, etc.
Un des leviers sur lequel les médias commencent à travailler est l’ouverture de leurs espaces de réflexivité. On voit le « Making-of » de l'AFP, BFM TV qui a son « Dézoom » pour essayer d'orienter les questions d'actualité sous l'angle de « Mais comment travaillons-nous, à quelle réalité est-on confrontés ? »
Derrière tout cela, il y a des enjeux d'éducation à l'image et aux médias. Il faut aussi que les publics comprennent bien comment fonctionnent les médias pour mesurer où sont les vraies failles, les vrais dysfonctionnements, les vrais défauts. Malheureusement, il y a une défiance systémique des publics à l'égard de leurs médias.
Malgré les reproches, tout le monde se rue sur les médias lorsqu’un attentat survient...
Pierre Lefébure : Globalement, toutes les enquêtes le montrent, ainsi que les chiffres d'audience et les chiffres de tirages sur papier, il y a une appétence considérable du public pour la couverture des attentats, pas par voyeurisme mais parce que les faits sont littéralement saisissants.
Lors des attentats du 13 novembre 2015, un tiers de notre échantillon environ nous dit avoir suivi intensément et en continu la couverture des attentats (« Je ne peux pas déscotcher, je les suis en continu »). C'est moitié moins (16,5 %) pour les attentats de Nice. Lors des attentats du 13-Novembre, il y avait une prise d'otage, donc le sujet était en continu et malheureusement très, très concentré dans le temps.
On se rend compte dans nos enquêtes que les médias doivent rapidement délivrer quelque chose, sinon ils ne répondent pas aux attentes et aux besoins d'information des gens. Il y a une pression vis-à-vis des médias, qui ont objectivement à se disputer une attention des publics. Ce n’est pas uniquement les médias qui donnent à voir beaucoup plus que ce qui serait convenable et espèrent gagner en audience et en ventes parce que ce sont des événements terribles et saisissants, les publics sont aussi très en attente d’informations. le terrorisme vise à avoir un impact sur la société, et celle-ci se sent effectivement touchée.
« Les médias doivent rapidement délivrer quelque chose, sinon ils ne répondent pas aux attentes et aux besoins d'information des gens » — Pierre Lefébure
Cette pression implique pour les médias d’être en capacité, d'un point de vue logistique, d'aller faire du direct, du duplex, de renouveler l'information, de la vérifier en continu, etc. Si on peut avoir un traitement plus raisonné avec un temps de réflexion, alimenter des plateaux avec des experts mieux choisis dans les vingt-quatre à quarante-huit heures qui suivent la commission des faits, les publics veulent être informés au moment où les faits se produisent. Dans nos enquêtes, nous voyons bien que, même des gens qui sont très réfractaires vis-à-vis des chaînes d'information en continu, ont une sorte de quasi réflexe lorsqu’un attentat se produit : ce sont elles qu’ils vont regarder.