Armé de deux téléphones et de plusieurs batteries portables, le journaliste de Brut, Rémy Buisine, a tenu plus de cinquante heures de direct ces dix derniers jours, pour montrer les protestations contre la réforme des retraites. Après avoir utilisé Périscope (une application de diffusion en direct sur Twitter) pour couvrir le mouvement « Nuit Debout » (2016), puis Facebook Live pour celui des « gilets jaunes » (2018-2019), c’est désormais sur le compte TikTok de Brut que ça se passe. Passé maître dans l’utilisation du format « live » pour informer, au gré des mutations des plateformes, Rémy Buisine scotche des dizaines de milliers de spectateurs, avides de se faufiler avec lui, par smartphone interposé, dans les manifestations surprises de la capitale jusque tard dans la nuit. Sans subir les inconvénients du gaz lacrymogène et des coups de matraques. Manifestations sur lesquelles le journaliste de 32 ans devance les chaînes d’information en continu… en trottinette.
Pourquoi êtes-vous passé de Facebook à TikTok pour les directs de Brut ?
Leur algorithme, qui peut faire exploser le nombre de vues d’une vidéo, y compris pour un utilisateur qui n’aurait même pas un abonné, m’a fasciné. L’idée m’est venue en décembre dernier. J’ai commencé avec les rassemblements festifs de la Coupe du monde sur les Champs-Élysées. Mais le point d’orgue a été la diffusion de la manifestation en réaction à l’attentat contre le centre culturel kurde, à Paris (23 décembre 2022). Je me suis rendu compte que l’application était bien adaptée à cet usage, avec un contrôle de l’interface qui permet par exemple de cacher les commentaires. Mais ce changement s’ancre dans la continuité de mon passage de Périscope à Facebook : les plateformes évoluent, et moi avec. À ceci près que Brut n’abandonne pas Facebook, malgré l'adoption des codes de TikTok : nous voulons être multiplateforme, avec des diffusions simultanées grâce à la technique qui, depuis nos bureaux, rediffuse mon live sur Facebook [ainsi que sur Instagram et sur l'application Brut lors de la manifestation du 23 mars, NDLR]. Mais TikTok n’est pas infaillible : mon direct est parfois désactivé sans raison, jamais plus de quelques minutes heureusement. On a des contacts réguliers avec eux. Je n’ai jamais eu ce problème sur Périscope et Facebook.
Qu’est-ce que TikTok change à votre live ?
C’est plus convivial ! Les spectateurs échangent avec moi en direct dans les commentaires, et je me montre beaucoup plus que sur Facebook, pour m’adapter à TikTok. Ça personnifie l’information, en créant un lien fort avec une communauté dont je me sens proche, avec qui je parle. Ce côté humain s’ajoute aux informations que je leur communique en temps réel, aux points que je leur fais en fin de direct sur les actualités à venir le lendemain. C’est très agréable, je me sens soutenu dans mon travail. Et cela détruit le mur qui sépare habituellement le journaliste télé des spectateurs, qui s’adresse à la caméra plutôt qu’à eux.
J’ai conscience que j’ai un public plus jeune, plus sensible à l’image que celui d’avant
Les gens me reconnaissent sur le terrain et me tutoient, ils me connaissent, ont confiance en moi. Je contextualise une situation de terrain et réponds aux questions des spectateurs tout le long du live. Leur participation nous permet aussi d’être mis en avant par l’algorithme, et donc de toucher un public plus large. Un soir, nous sommes montés jusqu’à 78 000 spectateurs simultanés ! Mais j’ai aussi conscience que j’ai un public plus jeune, plus sensible que celui d’avant à l’image que je diffuse. Cela exige encore plus de rigueur : quand quelqu’un est blessé par exemple, je détourne mon téléphone et préfère plutôt expliquer ce qu’il s’est passé. Plus d’incarnation amène aussi plus de pédagogie auprès de ceux qui nous suivent.
Que prenez-vous dans votre sac pour tenir un live ?
En général, je peux faire jusqu’à six heures de live. C’est soutenu, même si cela reste moins long que mon record à l’époque des « gilets jaunes » : douze heures. Je termine donc vers 1h ou 2h du matin. J’emporte avec moi deux batteries portables très puissantes. Avec un téléphone chargé à 100 %, je peux tenir trois heures de live. J’emporte aussi un casque de protection, un masque à gaz, un brassard de presse et un décontaminant, qui sauve mes yeux des gaz lacrymo. Normalement, je n’emporte rien à manger ou à boire, j’attends de terminer… [On l’a pourtant vu boire de l’eau et une boisson énergisante à la taurine le 23 mars vers 21h, pour soulager sa « gorge en feu à cause des lacrymos »]
Comment faites-vous pour informer tout en étant pris dans l’action ?
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le direct est compatible avec le recul. J’arrive toujours avec des informations en amont, l’explication d’un contexte, d’un projet de loi qui lui serait lié par exemple, et des témoignages dans la rue. J’enrichis le live en continu avec des informations qui tombent, même en dehors de Paris, ou avec des déclarations du gouvernement relatives aux manifestations. Sans oublier le plus important : ne pas tomber dans les fake news, en démentant et en rectifiant les informations rapportées dans les commentaires. Je le fais pour des prétendues morts de manifestants par exemple, ou des gardes à vue de journalistes. Ça calme les spectateurs. Il faut aussi accepter qu’on ne peut pas tout contrôler, ça fait partie de l’essence même du live. Je suis serein là-dessus. Je me contrôle énormément dans les moments de tension. Il arrive qu’on vienne me chercher, me menacer, me donner des coups de matraque… On peut être en colère, mais il faut toujours rester correct.
Faites-vous autre chose que des lives ?
Je filme et monte en même temps que je diffuse en direct, même si je fais plutôt ça lors de mes pauses. Nous publions des vidéos TikTok pour teaser l’actualité du jour, la résumer, et permettre à ceux qui rejoignent le live en cours de route de la rattraper. Chez Brut, personne n’est enfermé : si un journaliste souhaite s’essayer à un autre format, il le fait. J’ai déjà fait du reportage, et une interview du président Macron, par exemple. En dehors des lives, je suis aussi le rédacteur en chef des formats courts (moins de 1’30). Ça concerne les shorts de YouTube, Instagram, Snapchat… Qu’importe l’heure de fin des manifestations, je dois être sur le pont à 9h30 pour tenir la conférence de rédaction.
Il y a une particularité sur TikTok, c’est de pouvoir récolter des dons. Gagnez-vous de l’argent de cette façon ?
On a atteint jusqu’à 1 200 euros lors du live sur la manifestation en réaction à l’attentat contre le centre culturel kurde. Mais on a décidé de désactiver la possibilité d’offrir des « cadeaux » [des dons sous forme d’animations qui vont de quelques centimes à plusieurs centaines d’euros, NDLR]. Ces animations qui mangent l’écran sont distrayantes, quand elles ne cachent pas la scène. Être liké et partagé nous suffit comme encouragement. C’est ce que j’explique quand on me demande comment faire pour me soutenir. On a gagné 400 000 abonnés depuis le début des manifestations contre la réforme des retraites grâce à cela, ce qui fait de nous le premier média d’information sur TikTok en France. C’est ça qui récompense notre travail.
Comment collectez-vous vos informations ?
J’ai toujours deux téléphones sur moi, un pro pour diffuser en direct, un perso pour recueillir des informations. Je réalise ma propre veille de l’actualité, et je peux compter sur ma rédaction pour me tenir au courant des infos qui tombent, mais aussi sur des confrères. Nous sommes une dizaine dans un groupe Whatsapp, dans lequel nous partageons nos localisations pour retrouver les cortèges. J’ai un lien amical avec eux, nous partageons les mêmes craintes et l’intensité du terrain. Pour ce qui est des sources, j’en ai du côté des pompiers, des forces de l’ordre, des manifestants… mais aussi dans les commentaires sur mon live. Quand des manifestants se rassemblent par surprise dans un coin de Paris, certains spectateurs me préviennent. Avec la réforme des retraites, on observe des mouvements de contestation spontanés, réguliers et non déclarés. Les spectateurs m’aident à m’y adapter.
Pour se rendre sur les points chauds des manifestations, Rémy Buisine et ses confrères partagent leurs positions en temps réel.
Depuis mes débuts, avec le mouvement Nuit debout en 2016, je sais reconnaître les CRS, les gendarmes, la BAC, pourquoi ils campent sur une position ou nassent les manifestants. J’ai lu le schéma national du maintien de l’ordre, mais 90 % de mes connaissances me viennent du terrain. À force, on connaît les mouvements par cœur, et on repère à certains détails — une mimique, une visière rabattue — le moment où la situation est sur le point de basculer.
D’où vous vient cet attrait pour les manifestations ?
La lutte sociale m’a toujours intéressé, de même que les maux de la société. J’aime arriver plus tôt pour humer, ressentir l’atmosphère d’une manifestation avant de travailler. Ma fibre journalistique, liée à celle des manifestations, me vient de mon enfance passée dans un petit village du nord de la France, où les habitants étaient peu considérés. Sauf par le JT de 13h de Jean-Pierre Pernaut : là, on pouvait donner la parole aux gens qu’on n’entend pas, pour mieux la comprendre. Cette approche humaine, sociale, des manifestations s’est confirmée lorsque j’ai couvert le mouvement des « gilets jaunes » pour Brut. Grâce à la réalité du terrain, je pouvais montrer qu’être habillés en noir n’en faisait pas des extrémistes de gauche violents. Que, sur place, il y avait beaucoup de mères célibataires – cela m’avait frappé. Et c’est ce que j’ai mis en avant. Mais je ne suis pas là pour dire ce que je pense des choses, je suis là pour les rapporter, sans parti pris.
Comment avez-vous appris à les couvrir en tant que journaliste ?
J’ai appris à recouper les faits en observant la façon dont travaillaient les journalistes lors de plusieurs évènements, en leur posant des questions. En 2015, avoir un téléphone était inconcevable pour filmer l’actualité. Je me sentais de trop avec mon appareil en main, parmi les journalistes. Je n’ai pas fait d’école comme eux. Cette année-là, j’ai commencé sur Périscope, en direct. Le métier me passionnait depuis petit, mais je n’ai pas pu passer par les portes traditionnelles, alors j’ai dû me distinguer par des idées nouvelles.
J’avais découvert Périscope en 2013, lorsque je travaillais comme community manager pour le Groupe 1981 (Voltage, Ado FM et Latina). Je posais des demi-journées de congés pour me former seul. Ça m’a été utile lorsque j’ai couvert en live le mouvement Nuit debout (2016). C’est comme ça que j’ai découvert les manifestations en direct… avec toutes les approximations que cela implique. J’y ai rencontré des jeunes journalistes sympathiques et solidaires, et d’autres, moins réceptifs à mon approche téléphone en main pour filmer l’actualité. On ne peut pas s’improviser journaliste : ma démarche était journalistique, mais je ne l’étais pas encore à l’époque. J’apprenais. C’est en rejoignant Brut la même année que je le suis devenu.
Je ne réduis pas les manifestants à des casseurs. Ou les policiers à des violences même s’il y en a, c’est factuel
Depuis, je tiens à ne pas être manichéen dans mes lives, à ne pas généraliser. Je ne réduis pas les manifestants à des casseurs. Ou les policiers à des violences même s’il y en a, c’est factuel. Ils ne le sont pas tous : quand l’un me matraque en manifestant, un autre, bienveillant, me demande plus loin si ça va. J’ai aussi appris à couvrir les manifestants en m’imposant : au moindre geste inapproprié, il faut se faire entendre. Ne pas accepter l’anormal de la part des forces de l’ordre pour pouvoir faire mon travail. Dans le live, on me voit protester quand on me demande de m’éloigner sans raison, négocier jusqu’à pouvoir rester, même si je ne gagne que quelques mètres.
Votre popularité a-t-elle changé votre expérience du live ?
Lorsque je suis reconnu sur le terrain même en n’étant pas identifié Brut, je sais que c’est avant tout pour mon travail, parce qu’on apprécie ce que je fais. On ne pourrait pas parler à la télévision comme on peut le faire avec moi grâce au live. La communauté qui me suit est protectrice, que ce soit dans les commentaires du live ou lorsque je suis reconnu par des abonnés sur le terrain. On me demande comment ça va, si j’ai pu dormir, on s’inquiète pour moi…
Parfois, je suis visé à titre personnel. Les manifestants ne sont pas les seuls à me reconnaître. Et, le plus dangereux pour un journaliste isolé, c’est la toute fin de manifestation. Toute cette bienveillance m’encourage en raison de l’environnement hostile dans lequel j’évolue. J’espère à chaque fois rentrer chez moi dans le même état que j’en suis parti.