Show is not tell
Sur le terrain, les journalistes-agenciers Reuters s’exposent à bien des dangers, notamment dans les pays en conflit. Longue est la liste de ceux qui furent tués, blessés, emprisonnés. L’entreprise créa un prix Kurt Schork, en hommage au journaliste-texte, ressortissant américain fort respecté pour sa couverture des conflits yougoslaves, notamment lors du siège de Sarajevo, qui fut tué à l’âge de 53 ans en reportage lors du conflit au Sierra Leone (2000). Les cameramen (photo/vidéo) ont la réputation d’être particulièrement « casse-cou ». Il arrive que, satellite-téléphones (smartphones) aidant, l’on capte des images sans qu’on dispose de texte ; cette « visualisation » du monde se traduit par la consigne communiquée aux journalistes-texte : « show, not tell », « montrez plutôt que racontez », souvent entendue depuis le développement de Reuters Television. Il arrive que des pigistes, personnel pourtant indispensable, abusent de la confiance qui leur est faite : en 2006, David Schlesinger regretta publiquement qu’en août Reuters ait diffusé une image d’un bombardement sur Beyrouth, trafiquée par le pigiste qui la lui avait fournie.
L’agence, tout comme d’autres, doit gérer la coordination souvent délicate entre les producteurs de la copie sur le terrain ou dans les bureaux, et les deskmen, particulièrement soucieux de la copie client-compatible. Elle multiplie les dispositifs en ligne pour capter les réactions des clients professionnels et des « usagers lambda » en temps réel ou presque, à l’offre–produit rédactionnel. Par ailleurs, l’entreprise valorise la réputation de ses grandes signatures : depuis peu, ces dernières multiplient des papiers d’interprétation où les « breaking views », accompagnent en quelque sorte les « breaking news » ; par exemple, un papier sur les villes du monde divisées par un mur ou une barrière (Jérusalem, jadis Berlin) avec un commentaire commençant par : « En admettant que vous lisiez à la cadence habituelle de la généralité des lecteurs, le temps qu’il vous faut pour lire ce papier, la guerre en Irak aura coûté $760 000 de plus aux États-Unis » (20 septembre 2007) ; trente ans plus tôt, à Beyrouth, on tira sur l’auteur de ces lignes, Bernd Debusmann.
Bref, l’agence propose toujours des spot et hard news, et le papier factuel reste la copie la plus attendue, mais les « papiers d’angle, de synthèse, d’interprétation », et les packages multimédia (photo et vidéo, infographie, texte-écrit, bande son…) se multiplient. En janvier 2010, le quotidien londonien The Independent diffusa un supplément où figuraient des photos prises par un journaliste Reuters lors du tremblement de terre à Haïti, qui firent le tour du monde ; ce support-papier pouvait être complété par le package multimédia diffusé par l’entreprise. Celle-ci se réinvente constamment, la concurrence – qu’il s’agisse de grandes entreprises mondiales d’information établies depuis longtemps, ou des nombreuses « start-up » liées à Internet (Google date de 1998 et Google News de 2002) - l’y oblige. Ces agrégateurs de news inquiètent sérieusement les agences d’information généralistes. L’information pointue concernant les domaines spécialisés – marchés sur lesquels se positionne Thomson-Reuters – serait apparemment moins menacée pour l’heure. Ceci n’apparaît guère « au grand public ». Jour après jour, minute après minute, internautes, téléspectateurs, lecteurs de journaux « consomment » les produits-Reuters qui sont souvent pour eux la « première source d’actu ». La mesure « maison » des taux de reprise, à la nanoseconde près pourrait-on dire, de ces produits, s’affine en permanence. C’est aux États-Unis que Reuters développa d’abord son dispositif d’interaction avec les internautes. Son nom : « The good, the bad and the ugly ». Mais la déstabilisation constante des marchés de l’information avec les réseaux sociaux et le consommateur devenant lui-même producteur (« prosumer », dit l’Américain), paraît jouer tout autant que les politiques plus traditionnelles de rétention et d’orientation de l’information par bien des acteurs (États, entreprises, etc.) et n’arrange guère les choses. Aux impératifs traditionnels de l’actualité s’ajoute la confusion des sens de la notion de gratuité.