Révolution numérique : les journalistes face au nouveau tempo de l’info

Révolution numérique : les journalistes face au nouveau tempo de l’info

Il y a bien une révolution numérique de l'information. Accès à l'information immédiat sur internet, mutation de l'écosystème des médias... L'accélération du timing de l'information accroit l'importance du rôle des journalistes capables de s'extraire de l'hyperprésent.

Temps de lecture : 10 min

 

Il est des transformations technologiques qui produisent plus que des évolutions, mais bel et bien des révolutions. Pour galvaudé que puisse être ce terme, particulièrement dans la bouche de certains journalistes, il convient de le réhabiliter dans toute sa puissance lorsqu’il s’agit de considérer la révolution numérique de l’information. Oh bien sûr, comme l’a si bien montré Alexis de Tocqueville comparant l’Ancien Régime et la Révolution, même dans une révolution, il existe des continuités historiques. Un journaliste reste un journaliste, des règles fondatrices visant à crédibiliser l’information demeurent : vérifier, recouper, hiérarchiser.

 

On peut même ajouter que plus il y a des propos circulant sur internet qui se revendiquent comme étant des informations (et chacun sait que tous ne méritent pas ce label), plus nous avons besoin de journalistes patentés dont le travail est régi par un fonctionnement collectif (les rédactions qui doivent éviter les errements individuels), des savoir-faire professionnels et une déontologie qui place le souci de vérité au-dessus de tout (la vérité contre les rumeurs, contre les approximations, contres les explications simplistes, contre les secrets et les tentatives pour empêcher la vérité d’éclater). Par conséquent, l’analyste doit, dans cette situation, montrer les persistances et ce qui change vraiment.

 

De nombreux travaux académiques ont cherché à cerner ces transformations. Nous avons proposé, avec Nathalie Pignard-Cheynel, d’en dresser un inventaire. Nous présenterons donc plutôt, ici, notre synthèse personnelle issue de ces publications mais aussi de nos propres travaux collectifs conduits au sein de l’Observatoire du webjournalisme depuis 2009, sur ces mutations numériques de l’information.

Un nouveau rapport à l’information des citoyens

 

 L’accès à l’information pour les citoyens est le plus souvent immédiat, se fait sur internet, et via, de plus en plus, les smartphones. Comme on le voit aux États-Unis dans la dernière étude du Pew Research Center sur l’usage des médias d’information, en février 2016.

 

 

Pourcentage d’Américains adultes qui suivent l’actualité souvent sur chacun des médias (« About four-in-ten Americans often get news online », Pew Research Center, février 2016)

 

 L es nouvelles générations sont porteuses de transformations des pratiques d’information. 

Plus instructif encore que ces données globales, regardons leurs énormes différences par tranches d’âge. Les nouvelles générations sont porteuses de transformations des pratiques d’information.Phénomène essentiel pour anticiper sur l’avenir de l’information, car ces pratiques s’imposeront inexorablement au fil du temps.

 

Pourcentage par tranche d’âge des Américains qui suivent l’actualité souvent sur chacun des médiasPew Research Center, février 2016.

 

Ces citoyens qui s’informent de plus en plus par internet, que l’on peut donc appeler des infonautes, ont la possibilité de transformer les productions journalistiques en morceaux choisis. Là où dans l’ancien univers, la production médiatique d’information s’offrait comme un tout (dont on pouvait, bien sûr, ne pas tout lire ou écouter), l’accès à l’information se fait de plus en plus par morceaux, et de façon aléatoire, au fil des recommandations, des alertes reçues et de notre butinage d’infos sur nos comptes de réseaux socionumériques. On dispose aussi des contenus agrégés automatiquement, façon Google Actu. On ne consomme donc plus, dans ce cas, un média mais une compilation faite par un algorithme des sujets considérés comme les plus populaires ou censés nous intéresser le plus. L’infonaute dispose du pouvoir de décomposer et recomposer les contenus médiatiques, puis de les remettre en circulation, accompagnés souvent de ses commentaires, voire transformés par ses soins.

 

En lieu et place d’une audience constituée par les médias, grâce à leur offre d’information totale, émerge un picorage d’informations, sur plusieurs médias, qui peut conduire à ne même plus totalement prêter attention au média sur lequel on atterrit. L’accès à l’information en ligne est alors éclaté. On arrive sur un site d’information soit en cherchant le nom du média, sa marque (brand), soit par un moteur de recherche (search), ou par des réseaux socionumérique (social) ou par une newsletter (e-mail). Et si dans chaque pays, le poids relatif de chaque voie d’accès diffère, l’affaiblissement de la marque est communément partagé, comme le montre le tableau ci-dessous.

 

Cela a pour implication que les médias perdent une part de leur pouvoir de prescription au profit d’acteurs qui leur échappent (moteurs de recherche, internautes, algorithmes agrégateurs…). La logique profonde des médias grand public a toujours été de construire une audience, qui se veut la plus large possible. Et, ainsi, de standardiser la production en fonction d’un certain nombre de critères d’identification du public. Tout cela étant diffusé par des canaux qu’ils maîtrisaient. Aujourd’hui, les médias sont insérés dans une économie de la recommandation, faisant face à la dissémination et à la viralité.

Révolution du tempo de l’information et transformations du journalisme

 

Pour qualifier les changements en cours dans le cadre de cette mutation numérique de l’information, je parlerais de changement progressif de paradigme journalistique, avec une période durant laquelle les deux paradigmes cohabitent, l’un stabilisé — voire routinisé — mais en déclin, l’autre en expansion et en invention. Colette Brin, Jean Charron et Jean de Bonville, dans leur ouvrage sur la nature et les transformations du journalisme, ont donné une définition de ce qu’est un paradigme journalistique : « C’est un système normatif (avec des règles), engendré par une pratique, fondé sur l’exemple et l’imitation (dans les rédactions, on observe les gens qui font et ont fait pareil), constitué de postulats, de schémas d'interprétation, de valeurs, et de modèles exemplaires (moi, je veux être journaliste au Monde, grand reporter), auquel s’identifient et se réfèrent les membres de la communauté des journalistes et qui soude l’appartenance à cette communauté ». Dans le cadre d’un paradigme stabilisé, tous les acteurs qui participent à l’activité sociale concernée sont unis par des liens de collaboration, d’interdépendance, voire aussi de rivalités, mais le tout forme un écosystème relationnel.

 

 Un nouveau paradigme journalistique commence à se dessiner, au sein d’un nouvel écosystème de l’information 

Les façons de concevoir l’information, de la produire et plus encore la façon dont elle est consommée, connaissent de grands bouleversements à l’ère numérique. Les règles, les pratiques et les schémas d’interprétation qui fondent le journalisme aujourd’hui sont modifiés, et commence à se dessiner un nouveau paradigme journalistique, au sein d’un nouvel écosystème de l’information. De quoi se compose ce paradigme ?
 

 

Par essence, il devient indispensable que la production d’information en ligne soit multimédia, mieux même « rich media », comme le préconisait avec beaucoup de clairvoyance le journaliste Alain Joannès. Le texte doit être enrichi de liens hypertextes, et puisque internet est un média support de tous les autres supports, il faut penser avec pertinence le choix de ses modes d’expression (sons, vidéos, photos, infographies, datas…) dans leur complémentarité. Le journaliste a donc vocation à devenir une sorte de Shiva journaliste, manipulant avec plus de deux bras, les différents outils de capture d’informations (stylo, micro, caméra, appareil photo…).

 

Par ailleurs, pour toutes les rédactions dont la version numérique est issue d’un ancien média, la question de la complémentarité entre les supports se pose avec acuité. Et nous sommes entrés depuis quelque temps dans l’ère du « web first ». L’information se trouve donc au fond de notre poche, et notre attente est de recevoir les informations les plus chaudes, les plus importantes, les plus urgentes, directement sur nos réseaux, sur notre appli, sur notre messagerie… Le traitement de l’actualité sur les supports traditionnels s’en trouve bouleversé, avec, au cœur, la révolution du tempo de l’information. Au site, à l’appli, l’information chaude, une quasi instantanéité, ou les alertes sur ce qui se passe et la proposition de découvrir les contenus mis en ligne. Au média traditionnel, un tempo du recul, de la mise en perspective, de l’analyse à froid, de l’approfondissement ou, même, du pas de côté…

 

Et le poids des supports mobiles dans l’accès à l’information est en telle expansion que les rédactions font déjà face à une nouvelle évolution, celle du « mobile first », où la manière de traiter l’information doit se penser en fonction de ce support et de ses usages. Pas seulement en créant un site « responsive web design » où les contenus s’adaptent automatiquement au format du support pour rester lisibles, mais bien en pensant le type d’informations qu’on met sur l’appli du journal, en créant des formats adaptés (vidéos plus courtes ; circulation dans les pages en mode horizontal et pas vertical, etc.), en fixant clairement une ligne éditoriale pour les alertes push.

 

 Ce nouveau paradigme journalistique est aussi le paradigme d’un changement permanent 

Ces éléments qui constituent les lignes de force du changement de paradigme journalistique sont accompagnés par une évolution encore plus profonde. En histoire des sciences, tel que Thomas Kuhn l’a si bien démontré, un paradigme est un modèle stabilisé de connaissances qui finit par s’effriter pour laisser la place à une nouvelle vision du monde stabilisée, à l’intérieur de laquelle les chercheurs font de nouvelles expériences, de nouvelles enquêtes. Or, notre conviction profonde est que l’évolution du progrès technologique liée au numérique est si intense, si rapide et si continue, que le changement de paradigme vécu par les journalistes ne correspond pas au passage d’un paradigme stabilisé à un autre (et donc stabilisateur des pratiques). Non ! Ce nouveau paradigme journalistique est aussi le paradigme d’un changement permanent, où tout un chacun devra apprendre à s’adapter régulièrement aux évolutions techniques, aux nouvelles pratiques d’information, aux nouveaux supports en vogue, en tirant le meilleur profit des potentialités offertes pour communiquer et informer de ces technologies, qui n’existent pas encore aujourd’hui mais émergeront si vite. Les algorithmes n’ont pas encore produit tous leurs effets.

 

Les nanotechnologies ne viendront-elles pas bouleverser un jour notre rapport à l’information ? Pour ne rien dire de Schkug ou des Quantum aérophages ou que sais-je, que nos informaticiens ou physiciens n’ont pas encore inventés ni même rêvés, mais qui surviendront bien un jour…

L'émergence d’un nouvel écosystème des médias

 

Ce changement de paradigme journalistique s’accompagne d’une modification en profondeur des interactions que les journalistes entretiennent avec tous les acteurs qui participent à la chaîne de production et de consommation de l’information. Un nouvel écosystème de l’information émerge donc depuis la révolution numérique. Ses contours commencent à se stabiliser un peu, même si le modèle économique de l’information numérique est encore fragile et que bien des médias sont promis à une disparition certaine s’ils n’arrivent pas à s’adapter, à faire leur mue. Pour des raisons de volume disponible et de clarté pédagogique, nous ne retiendrons ici que deux phénomènes constitutifs de ce nouvel écosystème.
 

 

 Tout le monde est devenu potentiellement informateur et infonaute 

Notre environnement quotidien, le monde tel que nous le percevons et vivons, ce qu’on appellera ici le « monde vécu »,  est divisible en deux parties, l’une à laquelle nous avons directement accès, et nous n’avons des connaissances sur l’autre que par la médiation de livres, d’enseignants, de voisins, de témoignages divers, de récits médiatiques. L’internet, par la profusion des savoirs qui y sont mis en ligne, par l’abondance des témoignages que chacun peut y diffuser et trouver, agit comme un puissant outil de désintermédiation. Les internautes assurent eux-mêmes la circulation de leurs contenus, et chacun peut s’informer sur une partie de la réalité sociale, du monde vécu, sans médiation journalistique, sur des blogs, via des tweets, des posts, etc. Chacun peut mettre en ligne ses témoignages, ses photos ou vidéos d’un événement vécu, informant alors plus vite que des journalistes pas encore arrivés sur place. Les médias doivent intégrer cette forme de « concurrence », à la fois en pointant les erreurs factuelles et déontologiques que ce type de prise de parole ne manque pas de générer, mais aussi en scrutant ces contenus amateurs, pour y déceler des sources d’information utiles à fructifier et à valoriser. Et pour aller plus loin, beaucoup de médias encouragent les internautes à offrir leurs contributions (sous divers formats) au contenu d’information (« envoyez-nous vos photos ou vos vidéos d’un événement », « créez votre blog », « laissez votre commentaire », etc.). Cela peut aller jusqu’à transmuer certains témoins en journalistes amateurs, intégrés au dispositif, comme le fait la chaîne internationale France 24 avec ses « Observateurs ».

Un temps de l’information qui ne doit pas échapper aux journalistes

 

Tout comme pour le paradigme journalistique, le facteur temps est un aspect décisif de la mutation de l’écosystème des médias. La consommation médiatique est traditionnellement un rendez-vous quotidien avec son média (grande messe du 20 heures, acheter son journal le matin, écouter le journal radio dans sa voiture sur le trajet du travail). La temporalité des médias peut même rythmer notre vie sociale (manger avant ou pendant le journal télé ou radio).

 

 On veut ne consommer que ce qu’on veut, quand on le veut 

Avec la consommation numérique de l’information, ce schéma s’étiole, on passe d’une logique de temporalité imposée par les médias à une logique de consommation choisie et d’archivage. On regardera le JT plus tard, en ligne, et on ne regardera peut-être pas tout, mais juste les reportages qui nous intéressent vraiment ! On sélectionne des articles qu’on lira plus tard (en les mettant dans les favoris). On veut ne consommer que ce qu’on veut, quand on le veut. Il faut dire que la simple connaissance des faits est, elle, arrivée bien plus tôt, quasiment en direct, grâce aux alertes, aux messages reçus d’amis ou de médias auxquels nous sommes inscrits. Les technologies du direct et de l’internet font que le rythme la production et de la consommation de l’information s’est accéléré. Entre les chaînes d’information continue, les sites internet, les alertes push, les messages Facebook ou Twitter, l’information s’insère dans un écosystème où le temps semble échapper aux journalistes. Ils étaient des horlogers de notre temps social, voilà qu’ils courent comme tout le monde après le temps qui file…

 

De tradition, l’information se renouvelle chaque jour. Ceux qui sont chargés de la couvrir adoptèrent donc le jour comme unité de compte, au point de s’appeler des jour-nalistes. À l’heure numérique, l’unité de compte est devenue la minute, au point que certains journalistes devraient plutôt se nommer minutistes. Les plus chagrins de cette évolution des choses les qualifieraient même sans doute de secondistes ! Il faut admettre que l’internet et les technologies mobiles sont de puissants facteurs d’accélération du temps au sens du sociologue allemand Hartmut Rosa, qui changent et transforment la manière de penser le timing de l’information et posent à nouveaux frais les questions déontologiques dans le traitement de l’information : la publication de contenus pas assez vérifiés afin d’être les premiers (logique classique du scoop et ses errements possibles) ou afin de ne pas « être grillé » par des particuliers sur les réseaux socionumériques (logique nouvelle de concurrence ressentie avec de simples citoyens qui font de leur fil Twitter une forme de média).

 

Le mouvement n’est pas inéluctable, puisqu’en réponse et, surtout, en complémentarité, se développe un mouvement dit de « slow journalism », capable de s’extraire de l’hyperprésent au profit de narrations plus longues, mettant plus de perspectives dans les faits. Citons parmi d’autres sites français récemment créés, Ulyces, le quatre heures, L’imprévu. Mais surtout, rappelons que chacun est responsable de l’hystérie temporelle. Si nous recherchons et nous satisfaisons de savoir des choses tout de suite et sans recul, alors que nul ne s’indigne s’il se trouve des médias pour nous jeter en pâture des ersatz d’information.

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À lire également dans le dossier Du Néolitique au numérique, une histoire de l’information

Révolution néolithique, révolution de l’information par Jean-Paul Demoule

 

Invention de l’écriture : émergence de l’information par Clarisse Herrenschmidt

 

Antiquité gréco-romaine : le bourdonnement incessant de l’information par Maurice Sartre

 

Au Moyen Âge aussi, informer c’est gouverner par Claude Gauvard

 

Au Moyen Âge, information et désinformation sur l’Afrique par François-Xavier Fauvelle

 

Comment l’Europe de la Renaissance inventa l’actualité par Johann Petitjean

 

Au XVIIe siècle, naissance du journalisme politique par Marion Brétéché

 

Quand l’info devient instantanée par Christian Delporte

 

L’information mondialisée n’existe pas ! par Tristan Mattelart


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Crédit :

Ina. Illustration  Margot de Balasy
 

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