Révolution numérique : succès et échecs des industries créatives

Révolution numérique : succès et échecs des industries créatives

À l’heure du numérique, quelles sont les mutations des stratégies et des modèles économiques dans le secteur de la culture ?

Temps de lecture : 5 min

Confrontées à une vague d’innovations et d’expérimentations en lien avec les nouvelles technologies, les industries culturelles doivent s’adapter. Les succès récents de Google, Amazon ou Netflix, contrastent de manière très vive avec les échecs retentissants de Kodak, Blockbuster et de beaucoup d’acteurs du secteur musical. Comment est-il possible d’expliquer la réussite des uns et les difficultés des autres ?

En s’appuyant sur ses précédentes expériences dans le domaine de la musique (Universal Music, Sony Music) et de la télévision (M6), Emmanuel Durand, actuellement vice-président de Warner Bros en France, montre que dans un contexte mouvant, où des évolutions technologiques sont à l’œuvre, la force des entreprises qui réussissent aujourd’hui est à trouver dans leur capacité à mener des stratégies hybrides. À la différence d’une logique monolithique, qui consiste pour une structure à camper sur les mêmes positions et à rester fidèle à son mode de fonctionnement d’origine, l’hybridation tend à aller dans le sens des pratiques de consommation et de production qui se développent dans l’univers numérique.

La révolution numérique en marche

Avec la montée en puissance d’Internet et des innovations numériques, les industries culturelles font face à des transformations importantes. L’apparition de ces technologies signale-t-elle pour autant la « mort de pans entiers de l’économie culturelle » ? Emmanuel Durand rappelle que par le passé, déjà, la fin de plusieurs secteurs de la culture fut annoncée à tort. Au début du XXe siècle, par exemple, l’essor de la radio devait entraîner la disparition de l’industrie phonographique, alors que ce média est en réalité devenu un vecteur promotionnel majeur pour la filière musicale. Même si les mutations technologiques renouvellent la concurrence et nécessitent d’effectuer des ajustements, « jamais encore un nouveau média n’a tué l’un de ses devanciers ».

Cependant, il convient de prendre la mesure de la réalité qui se met aujourd’hui en place. Les pratiques actuellement observées se signalent par leur caractère hybride, c’est-à-dire par une diversification des modes de consommation. Dans le secteur de l’audiovisuel, cette tendance s’incarne dans la combinaison des supports (télévision, ordinateur, smartphone, tablette), dans le développement de services pour « second écran » (social TV, marketing interactif) et dans la multiplication des opportunités de visionnage (télévision de rattrapage, streaming par abonnement, VOD, piratage, etc.). Dans le domaine du jouet, des entreprises comme Activision ou Disney se mettent à proposer des figurines « augmentées », qui intègrent des éléments interactifs et donnent accès à des jeux vidéo. De nouvelles offres marchandes, articulées autour d’une logique d’hybridation, tendent à se développer dans l’ensemble des industries culturelles.  

Ce mouvement qui traverse le monde de la culture se produit en compagnie du public, dont Emmanuel Durand relève qu’il occupe plus que jamais une place de premier plan. Les initiatives qui favorisent l’appropriation des contenus par les internautes sont nombreuses, comme Wikipédia, les logiciels libres, les sites de partage d’œuvres, les communautés de critiques ou encore les plateformes de financement participatif. Dans leurs stratégies de communication, les entreprises sont également amenées à personnaliser leur relation avec le public, à mettre en place les conditions d’un dialogue rapproché à travers les outils du web 2.0 et à susciter l’adhésion à leur marque et à leurs valeurs par le biais de l’émotion et la reconnaissance individuelle. Parallèlement, certaines structures misent sur l’individualisation de leurs services en s’appuyant « sur les traces innombrables et complexes que chaque individu laisse de chacune de ses activités informatisées ». L’exploitation des Big Data permet de nourrir des moteurs de recommandation, au premier rang desquels celui d’Amazon (via la petite phrase : « Les clients ayant acheté cet article ont également acheté »), mais aussi de concevoir des œuvres culturelles en fonction des attentes du public, comme en témoigne la production par Netflix de la série House of Cards à partir de l’analyse d’un ensemble de données issues de ses utilisateurs.
 
 Les producteurs de musique ont fait l’erreur d’ignorer que leur métier, c'est de faire connaître des artistes 
S’il est vrai que le numérique apporte un certain nombre de changements, les entreprises engagées sur les marchés culturels doivent également être en mesure de les accueillir. À ce titre, l’exemple de Kodak est édifiant. Emmanuel Durand raconte comment en 1975 un jeune ingénieur invente au sein de l’entreprise la première photo numérisée, d’une qualité très sommaire et à partir d’un appareil particulièrement lourd. À l’époque, l’invention n’est pas jugée digne d’intérêt et Kodak décide de se lancer dans la photographie numérique seulement en 1995. Le virage technologique est raté et le géant américain ne peut faire autrement que de déclarer faillite en 2012. Pour éviter de passer à côté d’innovations de rupture, qui mettent à l’épreuve tout à la fois les logiques financières, les stratégies de développement et les techniques de management, les entreprises doivent sortir des schémas établis tout en ne perdant pas de vue leurs missions essentielles. C’est ainsi que les producteurs de musique ont fait l’erreur « d’ignorer que leur métier n’était pas de fabriquer des disques mais de faire connaître des artistes ». Pendant longtemps, ils ont cherché à défendre un support à rebours des modes de consommation qui se développaient rapidement avec le numérique.

Accompagner l’innovation

Pour que les entreprises puissent s’adapter aux évolutions en cours, Emmanuel Durand met en avant la nécessité de cultiver l’esprit d’innovation. En raison du caractère instable du monde d’aujourd’hui, les acteurs des industries culturelles se confrontent à une perte de contrôle et au passage d’une logique de fonctionnement vertical à un modèle horizontal, « dans lequel le mouvement est la jauge et où, par conséquent, l’expérience de l’échec devient en elle-même une valeur, le signe à la fois d’une capacité d’initiative (…) et d’une certaine propension au rebond ». Dans ce cadre, il convient si possible d’appréhender les erreurs qui se produisent de manière positive. Il est intéressant d’observer que nombre de géants du numérique, Amazon en tête, se sont livrés à des expérimentations et à des acquisitions qui n’ont jamais porté leurs fruits. D’autres acteurs importants ont récemment pris le risque de modifier le cœur de leur stratégie pour s’adapter au contexte technologique et conquérir de nouveaux marchés. C’est par exemple le cas de Netflix, dont le service de location de DVD sur Internet s’est enrichi en 2007 d’une offre de streaming par abonnement, mais aussi d’Adobe, société éditrice de logiciels, qui a misé à partir de 2012 sur le passage d’un modèle économique fondé sur la commercialisation de supports physiques à un système d’abonnement et de stockage à distance.

Comment les politiques publiques peuvent-elles accompagner ces bouleversements ? Emmanuel Durand se montre extrêmement critique à l’égard des barrières réglementaires et des dispositifs censés assurer le maintien de positions historiquement acquises. Selon lui, « l’argent public serait mieux investi à créer les conditions de l’émergence de champions locaux qu’à maintenir sous respirateur artificiel des secteurs condamnés ». Du reste, il juge obsolète le système de financement du cinéma et la chronologie des médias sur laquelle il repose, qui implique une succession dans le temps de fenêtres de diffusion exclusive (salle, télévision, VOD, etc.), ce qui ne correspond plus vraiment aux habitudes de consommation, les spectateurs n’hésitant pas à contourner les obstacles qu’ils rencontrent pour accéder aux contenus. Au regard de l’échec des réglementations protectrices, l’enjeu serait finalement moins d’imposer des contraintes que de créer des incitations à innover, de permettre à des entreprises innovantes de voir le jour et de se développer.

L’innovation comme enjeu identitaire

Témoignage d’un entrepreneur à la vision optimiste, La menace fantôme se présente comme un petit essai qui propose avant tout une réflexion sur l’esprit d’innovation dans le secteur culturel. Il apparaît qu’à l’hybridation des pratiques des utilisateurs doit correspondre une hybridation des structures entrepreneuriales. L’innovation est envisagée comme un véritable « enjeu identitaire » pour les acteurs engagés sur le marché, susceptible de s’incarner dans de multiples dimensions de l’entreprise.

Empruntant à notre tour à La Guerre des étoiles, on regrettera seulement que le « côté obscur » de certains géants du numérique, souvent pris en exemple, soit évacué de l’analyse. Dans la compréhension de leurs stratégies et de leurs modes de fonctionnement, il nous semble qu’il serait également intéressant d’intégrer les questions entourant la manipulation des données personnelles, les pratiques d’optimisation fiscale, la mise à l’épreuve du droit d’auteur, les situations d’hégémonie qui se développent ou encore l’enfermement des utilisateurs dans des systèmes propriétaires. Autant d’éléments qui bousculent l’organisation des filières culturelles et suscitent plus que jamais de nombreux débats.

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