Quand Romain Molina dégaine sa bouteille d’eau face caméra, ses abonnés savent que des bombes vont être lâchées. C’est d’ailleurs devenu un « meme » dans les réponses à ses annonces de révélations à venir sur Twitter — majoritairement sur le football. Il est tentant de ne pas le prendre au sérieux dans ses t-shirts Sonic, Batman ou Tom et Jerry.
Le contraste avec les faits effroyables qu’il égrène est frappant. Du Mali à la Barbade en passant par la République démocratique du Congo — la dernière en date — le journaliste indépendant dévoile dans ses enquêtes des abus sexuels et des magouilles dans le milieu sportif. Les personnages les plus haut placés sont mis en cause, preuves à l’appui, dans des vidéos qui comptabilisent des centaines de milliers de vues. Il est si omniprésent sur les réseaux sociaux qu'on pourrait presque douter de sa crédibilité : pourquoi cultiver son influence en ligne si ses informations sont suffisamment solides pour être publiées ?
Que l’intéressé évolue en marge des rédactions sportives de son pays interroge. Ses enquêtes sont pourtant publiées par les plus prestigieux médias étrangers (CNN, le Guardian, le New York Times, la BBC)... mais reprises presque avec réticence dans l’Hexagone. Même quand il est question de la Fédération française de football. Unique dans le paysage sportif, le trentenaire, qui vit désormais en Andalousie, travaille hors du sérail. Il est son propre média. Avec une stratégie qui lui permet de s’affranchir des obstacles propres à la presse.
Écosystème dissuasif
Vivre de l’investigation, en indépendant, est un pari risqué. Romain Molina s’est imposé dans le sport, une rubrique d’une hostilité décourageante pour le genre. « L’écosystème est dissuasif, souligne Sandy Montañola, directrice du DUT de journalisme de Lannion et spécialiste de la médiatisation du sport : des médias organisent des évènements sportifs, et le développement des droits télé pousse une chaîne à valoriser ce pour quoi elle a payé. Il y a une interdépendance qui rend l’approche critique compliquée et empêche l’accès à l’information ».
Des exemples ? Depuis le développement de la communication dans les années 1980, les journalistes sont soumis au bon vouloir des équipes et des clubs pour avoir accès aux athlètes. Leurs questions doivent souvent être communiquées (et validées) en amont, et le choix des images (photos et vidéos) ne leur appartient pas. Les clubs décident quels journalistes ils accréditent, et peuvent en écarter d’une conférence de presse pour un article qui a déplu (c’est arrivé à L’Équipe en 2020 après un papier sur l’Olympique de Marseille.
« Les journalistes sportifs se retrouvent en contradiction avec l’enquête »
Les partenariats entre les fédérations et les rédactions font peut-être rentrer de l’argent dans des entreprises en crise, mais encouragent l’autocensure. D’autant que les journalistes sportifs, passionnés par leur matière qu’ils cherchent avant tout à valoriser, « se retrouvent en contradiction avec l’enquête, souligne Sandy Montañola. « Le sport est un divertissement ». Il y a une brèche pour ceux qui y voient autre chose. Romain Molina s’y est engouffré. En moins de dix ans, il s’est fait une telle renommée que son nom est sur les lèvres de rappeurs comme Freeze Corleone (en collaboration avec Doums sur le titre « 90' »).
En 2018, le journaliste Denis Robert préface son livre La Mano Negra (éditions Hugo Sport), une investigation en forme de thriller sur les dessous du football mondial. À partir de 2020, il se lance pour la première fois dans une série d'enquêtes pour le Guardian, cosignée avec Alex Cizmic et Ed Aarons. Ils révèlent des faits de violences sexuelles subis par des joueuses haïtiennes, victimes du président de la fédération de football du pays, Jean-Yves Bart. Coup de tonnerre à la FIFA. Réputé intouchable, le patron de la fédération est déchu, banni à vie.
L’onde de choc est telle que les témoignages affluent : Molina se fait le justicier des laissés pour compte. Il s’empare des dossiers que personne ne veut ouvrir. Les enquêtes du phénomène Molina sont transversales et transfrontalières : Mongolie, Maurice, Zimbabwe.
Mutisme
Comment un jeune homme né en 1991 à Heyrieux, petite commune de l’Isère, qui vendait des fruits et légumes sur les marchés, titulaire d’un bac L, inscrit en filière STAPS à Lyon et fan de basket, a-t-il pu se muer en un enquêteur d’envergure internationale ? On a cherché à comprendre pourquoi ce journaliste français, qui travaille aussi en anglais et en espagnol, n’avait pas été courtisé par une rédaction nationale [Blast a depuis annoncé, sur Twitter, lancer une série d'enquêtes avec Romain Molina, NDLR]. Alors que ses infos sont reprises par les médias nationaux (Le Monde, France 3, TV5, etc.), pas un seul confrère n’a souhaité être cité. Étrange. Molina invective parfois des journalistes sur Twitter qui grapillent ses infos sans les lui attribuer. Ses 460 000 followers ont, peut-être, un effet dissuasif. Il assume un côté redresseur de tort (« je déteste les hypocrites ») qui a le don d’en agacer plus d’un.
Romain Molina tacle la profession sur Twitter (capture d'écran).
Et ses enquêtes ? « Elles sont extraordinaires. Mais être en guerre contre tous, ça l’isole », analyse un journaliste passé par de grosses rédactions spécialisées, et l’un des seuls à avoir accepté de nous parler, en off. Et pourtant en bien. Ses confrères craignent-ils de se mettre le milieu sportif à dos ? Les méthodes de travail de Molina feraient-elles des jaloux ? Pendant la coupe du monde au Qatar, en tout cas, la collaboration entre le journaliste français et la rédaction du Guardian fonctionne à plein.
« C’est un très bon informateur, il apporte beaucoup à notre équipe d’investigation », confiait son co-rédacteur Ed Aarons à Libération en janvier 2022. « Il nous a transmis des preuves et des témoignages pour chaque élément qu’il a apporté ». Même qualités appréciées par Tariq Panja, journaliste pour le New York Times à Londres, qui travaille avec Molina depuis près de quatre ans, notamment sur des cas d’abus sexuels couverts par la FFF. « Il a un très bon réseau et sait prendre son mal en patience malgré des situations frustrantes et nos longs fact-checking ». Un article peut être vérifié jusqu’à quatre fois par l’édition du NYT. « Nous avons déjà dû laisser tomber des informations qui ne cochaient pas toutes ces cases, reprend Panja. Malgré le temps et les efforts investis, Romain n’a jamais cherché à les recycler ailleurs ; autrement, je n’aurais plus jamais travaillé avec lui ».
Communauté
Ses talents d’enquêteur, Molina les a aiguisés en construisant pas à pas un réseau d’informateurs qui se densifie à mesure que sa notoriété grandit. Il avait déjà acquis des façons bien à lui de publier des informations en créant, au début des années 2010, des webzines sur le foot, comme Sharkfoot (un mensuel, téléchargeable gratuitement), ou Hat-Trick. Celui-ci documentait tellement bien le football britannique que Romain Molina en était venu à accuser So Foot d’en avoir repris des informations, ce que le magazine dément. Romain Molina a également tenu un blog sur L’Équipe, Kick-Off, et exercé sa plume sur des forums de jeux vidéo où l’on scénarise des parties de foot. Chez Basket News, ses articles sur les pratiques des agents et les coulisses des transferts de joueurs avaient été remarqués. On lui présente l'anglais John Sinnott, un enquêteur chevronné de la BBC. Ensemble, ils cosignent en 2013 le premier article d’une longue série pour CNN. Il a 22 ans. « Cela m’a ouvert des portes », sourit Molina.
Il vient de publier, mi-novembre, un nouveau livre coécrit avec Buthaina Faroq : Yemen, les guerres des bonnes affaires (éditions Exuvie). Mais le journaliste ne se limite pas à la presse et à l’édition. Il a lancé sa chaîne Youtube en 2016, ce qui lui assure un smic. Il y raconte ses enquêtes, exprime ses opinions. Son ton est personnel, subjectif. En période de Coupe du monde, il publie une vidéo par jour, regardée par ses 231 000 abonnés. Sur Twitter, ils sont près d’un demi-million derrière lui. Lorsqu’il organise des « spaces », ces sortes de conférences sur Twitter peuvent durer jusqu’à trois heures. Des journalistes le suivent, l’écoutent, comme Rémy Buisine, de Brut, ou le compte certifié de Netflix. Il semble incontournable. Mais ce mélange d’enquêtes, de scoops et d’opinions se retourne parfois contre lui. « Je n’ai rien à voir avec ce qu’il fait sur les réseaux sociaux », tient à préciser Tariq Panja concernant son activité de Youtubeur.
Un « space » très suivi de Romain Molina en date du 28 septembre (capture d'écran Twitter).
Influenceur à sa façon, Romain Molina sait se servir des réseaux sociaux pour alimenter ses enquêtes. « J’ai passé plus de deux ans sur le Gabon, mais j’ai pu conclure ce travail en janvier grâce à un « space » Twitter qui m’a permis de collecter des éléments décisifs », indique-t-il à Caviar Magazine. Presque paranoïaque pendant le temps de la collecte de témoignages, il multiplie les précautions pour « ne pas être infiltré, ni se trahir ». Travaille seul. Et dissémine de faux indices : « dans l’une de mes vidéos, je conclus mon intervention avec une phrase qui peut sembler banale, mais qui était en réalité un slogan confidentiel connu uniquement par des personnes mises en cause dans l’une de mes enquêtes », nous explique-t-il. « Pour détourner les pistes, je leur ai fait croire qu’un mec abominable les avait balancés car ils avaient identifié une fille qui m’avait parlé, qui avait déjà été kidnappée et qui avait reçu des menaces de mort ».
Parti pris
« Il est peut-être trop émotif, indique Tariq Panja, mais cela m’importe peu, il utilise les faits pour écrire ses enquêtes ». Dans l’affaire de la footballeuse du PSG Kheira Hamraoui, le journaliste prend parti pour Aminata Diallo et se met à dos Le Parisien. Pour la première fois, il va jusqu’à la plainte contre des confrères. Sans douter de ses infos. L’affaire est désormais entre les mains de la justice.
Certains le jugent trop « franc-tireur », « peu confraternel ». Lui se voit comme l’un des seuls à oser briser les silences. Quand la FIFA lui demande conseil au sujet des victimes de violences sexuelles dans le foot, il assène : « Ils sont obligés de passer par moi car toutes les affaires qui sont sorties depuis deux ans au niveau international, c’est moi ». Égocentrique, Molina ? « Il est différent, solitaire, mais cela le sert car il est en dehors de l’establishment, souligne Tariq Panja. La seule question qui vaille à ses yeux reste celle-ci : « Pourquoi les médias français sont incapables de sortir les affaires que lui sort, alors qu’elles ont plus de moyens ? ».
Mise à jour du 01/12/2022 à 15h06 : ajout du démenti de So Foot.
Mise à jour du 30/11/2022 à 17h06 : mention de l'annonce, faite par Blast, d'une série d'enquêtes de Romain Molina.