Illustration avec le Kremlin surplombant des personnes devant leur smartphone

© Crédits photo : Yann Bastard

Russie : la parole officielle s’adapte aux nouveaux formats

En Russie, la démarcation entre médias « loyaux » et indépendants est évolutive. La parole officielle se glisse avec succès dans de nouveaux formats sur Internet. Et si la parole indépendante n’a pas disparu, elle est confinée à des espaces marginaux. Ces reconfigurations ne sont pas synonymes de démocratisation de l’espace public.

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À la fin de l’année 2018, la Russie comptait plus de 72 000 médias officiellement enregistrés auprès de l’agence Roskomnadzor, chargée de la surveillance des communications. Ce chiffre global regroupe des entreprises très diverses : quotidiens, périodiques, radio, chaînes de télévision, agences de presse mais aussi publications en ligne, dont le nombre croît régulièrement. Dans ce monde complexe, les grandes démarcations qui marquaient les bornes usuelles de l’espace médiatique russe sont dépassées. Les frontières entre médias traditionnels et nouveaux médias sont désormais fluides car les supports audiovisuels et imprimés disposent tous de versions électroniques Les projets et les sites sont en reconfiguration constante et la circulation de l'information en réseau défie les cadres médiatiques institués.

Les nouveaux atours des médias « loyaux »

Les classements d’audience en Russie montrent pour autant que les grands titres de la presse écrite sont toujours lus, et les chaînes principales de la télévision demeurent les plus regardées. Les téléspectateurs russes restent majoritairement fidèles aux canaux fédéraux qui les informent et les divertissent. Les chaînes Pervij Kanal, Rossia 1, NTV, possédées par l’État ou par des groupes parapublics comme Gazprom-média, dominent largement le champ de l’information, relayant les éléments de langage du pouvoir et les faits et gestes de ses dirigeants.

Outre la télévision, la presse écrite assure l’information quotidienne de la population. Les grands titres comme les Izvestia, Rossjskaia Gazeta et Komsomolskaia Pravda demeurent des références dans le monde médiatique. À Moscou, Kommersant et Vedomosti informent les cercles économiques et politiques. Leurs rédactions produisent leurs propres contenus mais reprennent aussi le fil des grandes agences de presse russes (RIA Novosti, TASS et Interfax) qui influencent le monde médiatique par les dépêches qu’elles produisent. Tous ces acteurs existent depuis le début des années 1990, voire, pour certains d’entre eux, depuis la période soviétique, et ont surmonté les épreuves de la vie publique russe au prix d’une grande prudence dans le maniement de la critique politique.

La stabilité apparente de l’espace médiatique russe ne doit pas cacher des évolutions importantes.

Pourtant, la stabilité apparente de l’espace médiatique russe ne doit pas cacher des évolutions importantes. Le développement d’Internet a profondément transformé l’accès aux nouvelles en Russie. De nombreux sites d’information en ligne (pure players), comme lenta.ru, gazeta.ru, rbc.ru, ou la télévision en ligne tvrain.ru ont contribué à la diversification de l’espace public au cours des années 2000. Animés par de jeunes journalistes engagés, ils ont connu une grande popularité en 2011/2012 lors des manifestations d’opposition dans les rues de la capitale et des grandes villes du pays, en relayant les revendications des protestataires contre la fraude électorale. Depuis la réélection de Vladimir Poutine, ces espaces d’information indépendants sont en difficulté. Un ensemble de mesures ont conduit à un encadrement plus étroit de leur ligne éditoriale. Les lois sur l’information ont été régulièrement amendées dans un sens de plus en plus coercitif, régulant de nombreux aspects du travail journalistique (jusqu’à l’interdiction de l’usage du vocabulaire argotique dans les médias). Dans le contexte des tensions en Ukraine, en 2014, le contrôle sur les contenus en ligne s’est encore durci. Ce renforcement de la censure et de la propagande est régulièrement dénoncé par les organisations de défense de la liberté de la presse.

Au-delà de la dénonciation de la censure, l’étude des formes mêmes des emprises sur les médias indépendants mérite l’intérêt, car elles transforment de l’intérieur l’espace public russe. Si certains sites critiques ont été purement et simplement bloqués sur le territoire (grani.ru, ej.ru, kasparov.ru) par l’agence Roskomnadzor en 2014, la plupart des médias en ligne demeurent mais changent de politique éditoriale sous la pression. Lorsque leurs prises de position deviennent trop ouvertement critiques, les journalistes sont rappelés à l’ordre par des licenciements ou des démissions imposées. Les sites conservent leur forme originelle mais leurs contenus se transforment. Ainsi, des grands médias en ligne qui existaient au début des années 2010, peu ont échappé au redressement politique. Les titres lenta.ru et gazeta.ru, qui dominaient le monde des pure players et défendaient une ligne éditoriale indépendante jusqu’en 2014, ont été transformés de l’intérieur. Leurs rédacteurs en chef ont été remplacés par des journalistes fidèles à la ligne officielle. Un remplacement similaire a eu lieu au sein de la rédaction du site rbc.ru en 2016. Les jeunes journalistes qui enquêtaient sur des questions sensibles ou relayaient les sources d’opposition ont été contraints de se reconvertir. En mai 2019, deux journalistes du quotidien Kommersant’ sont remerciés après un article critique sur Valentina Matvienko, la présidente du Conseil de la Fédération (sénat). L’ensemble du service politique du quotidien annonce sa démission, en solidarité avec ses deux confrères. Le journal demeure, mais sa crédibilité politique est entamée.

Le licenciement de journalistes dans les rédactions contestataires ouvre la voie à leur remplacement par des confrères loyaux au pouvoir, publiant des contenus conservateurs sous des atours libéraux. 

Ces remplacements brouillent les repères médiatiques, en offrant désormais des contenus conservateurs sous des atours libéraux. Il ne s’agit pas seulement d’un phénomène de mimétisme dans l’espace public mais d’une reconfiguration de la contrainte éditoriale. Les contenus officiels se glissent dans les sites indépendants. Au terme de ces évolutions, en mars 2019, les sites rbc.ru, gazeta.ru et lenta.ru figurent toujours parmi les cinq premiers sites russes les plus consultés, mais leur ligne éditoriale a profondément changé. Cet investissement des médias critiques par des équipes loyales au pouvoir est parfois difficile à déceler pour le lectorat, qui reste attaché aux titres et à leur esthétique, en dépit de leur nouvelle ligne politique.

La fragmentation de la parole critique

Dans ce contexte, deux évolutions concomitantes touchent le monde du journalisme indépendant. D’un côté, certains journalistes licenciés lancent de nouveaux sites d’information pour conserver leur liberté d’informer et leur autonomie. Ils fondent des sites innovants dans des formats originaux, qui peinent toutefois à trouver leur audience et sont majoritairement lus par les publics militants ou spécialisés sur des thématiques spécifiques. D’un autre côté, les journalistes investissent les réseaux sociaux pour toucher différents publics sur différents supports. Des sources d’information alternatives se développent, qui distillent des parcelles d’information, ajustées aux demandes de publics spécialisés. Enfin, des projets médiatiques critiques existent aussi dans les régions. Ces médias témoignent de l’existence d’espaces de libre expression en ligne mais leur éparpillement limite leur poids dans le débat public.

Ainsi, Galina Timchenko, ancienne rédactrice en chef démise de ses fonctions pour le site lenta.ru, part à Riga, dans les pays baltes, fonder le site d’information Meduza.io après 2014. Cet exil ne protège pas les journalistes de cette rédaction, comme le montre les accusations de trafic de drogue fabriquées contre Ivan Golunov, correspondant de Meduza à Moscou, en juin 2019. Il  a heureusement été libéré et blanchi après la mobilisation active de ses confrères. Elizaveta Ossetinskaia, ancienne rédactrice en chef licenciée du groupe RBC, fonde le site The Bell, destiné à informer le monde des affaires, durant son séjour à Stanford en 2016-2017. Roman Badanin, ancien rédacteur en chef des sites gazeta.ru et RBC, lance le site d’investigation Proekt en 2018. D’anciens journalistes politiques se reconvertissent dans le journalisme culturel, historique, social ou scientifique. Filip Dzyadko, rédacteur en chef limogé du magazine indépendant Bolchoi Gorod, fonde le site de vulgarisation historique Arzamas, pour cultiver la réflexion et l’esprit critique dans une perspective éducative. Les journalistes Andrej Lochak et Mitia Alechkovskij animent le site Takie Dela qui se spécialise dans le journalisme social, auprès des défavorisés et des malheureux qu’ils cherchent à aider.

Les nouveaux contenus tentent d’échapper aux contraintes législatives en s’installant à l’étranger ou en publiant sans enregistrement officiel. 

Chacun de ces projets diversifie son offre en ligne, en étant présent sur différents réseaux sociaux mais il s’adresse à des publics numériquement modestes. Ces nouveaux contenus tentent d’échapper aux contraintes législatives en s’installant à l’étranger ou en publiant sans enregistrement officiel. Ils ne rentrent donc pas dans les statistiques officielles des médias enregistrés auprès de Roskomnadzor et restent ainsi hors de portée du régulateur.

Cette existence médiatique hors des cadres officiels est aussi manifeste sur les réseaux sociaux. La parole critique s’éparpille sur de multiples supports au fil des opportunités techniques offertes par les applications disponibles. Aleksei Navalny, opposant politique engagé dans la lutte contre la corruption, parvient à produire des reportages à charge contre les responsables du pays, qui défraient l’actualité sur les réseaux sociaux. Son enquête sur la corruption du premier ministre Dmitri Medvedev (le documentaire On vam ne Dimon) en mars 2017 cumule plus de 30 millions de vue sur YouTube.

Le lancement de l’application Telegram en Russie au milieu des années 2010 favorise la constitution d’un nouvel espace d’expression médiatique. De nombreux militants et journalistes ouvrent des « chaînes » sur cette application, qui leur offre la possibilité de publier librement des informations, hors du regard de Roskomnadzor. Ces fils d’information connaissent une notoriété grandissante dans les sphères alternatives. Des chaînes anonymes n’hésitent pas à prendre part à la critique politique. En avril 2018, les autorités russes décident de bloquer Telegram sur leur territoire mais ce blocage échoue, contourné par les compétences techniques des concepteurs de l’application.. En avril 2019, le site Medialogia classe ces chaînes anonymes par ordre de popularité (Futliar ot violoncelli, 354 000 lecteurs ; Davydov.Indeks, 239 000 ; Stalingulag, 293 000 ; Nezygar’, 227 000…).

Les chiffres d’audience — bien que significatifs — restent modestes en regard de ceux de la télévision mais Telegram constitue une source d’information alternative pour de nombreux journalistes. Ils y puisent des informations inédites, même si des canaux loyalistes utilisent aussi la plateforme au service de la communication du pouvoir. De manière générale, les journalistes empêchés d’enquêter dans leurs rédactions investissent les réseaux sociaux (Facebook ou son équivalent russe V Kontakte, Twitter) pour prendre la parole en marge des médias officiels.

Face au conservatisme numérique, des voix alternatives en quête de public

Si les médias fédéraux et les sites moscovites suscitent sans conteste un intérêt majeur, la situation dans les régions mérite aussi l’intérêt, mais contribue à l’éparpillement du monde médiatique. Contrairement au lieu commun, qui présente la presse régionale comme soumise et inféodée aux pouvoirs locaux, il existe dans les régions russes des projets médiatiques alternatifs dynamiques, qu’il s’agisse de sites internet, de presse écrite ou de chaînes de télévision régionales. Dans la région des Komis, le média en ligne 7x7 n’hésite pas à défendre une ligne éditoriale hétérodoxe, comme son confrère znak.com dans la région de Ekaterinbourg. À Saint-Pétersbourg, le site Fontanka mène des investigations indépendantes qui font sa renommée. Dans une république aussi sévèrement contrôlée que la Tchétchénie, des titres comme Doch ou Tchernovik conservent un filet de voix. Selon les équilibres politiques locaux, ces espaces limités de libre parole demeurent, qui servent parfois de contrepoids aux médias fédéraux.

La domination de la parole officielle dans les principaux titres et chaînes garantit la diffusion d’un récit officiel conservateur, loyal à la ligne gouvernementale.

L’étude attentive des médias russes permet ainsi de mettre au jour, derrière la domination des médias publics et parapublics, un espace riche et dynamique en transformation permanente. La domination de la parole officielle dans les principaux titres et chaînes (télévision, Internet, presse écrite, radio) garantit la diffusion d’un récit officiel conservateur, loyal à la ligne gouvernementale. Mais ce récit s’adapte aux réalités numériques de son temps, s’insérant dans les rédactions alternatives pour mieux les subvertir. Cette modernisation formelle des contenus conservateurs et patriotiques facilite leur réception par les publics jeunes et connectés qui s’informent en ligne et délaissent la radio et la télévision. Cette habile reconversion est aussi à l’œuvre dans les médias russes à destination de l’étranger, comme RT et Spoutnik, qui empruntent aux codes numériques pour diffuser des contenus traditionnalistes dans les espaces publics occidentaux.

Ce succès du récit officiel ne préjuge pas de l’absence de critiques dans la société russe. Le monde des jeunes journalistes alternatifs est divers et dynamique, en quête de nouvelles idées pour défendre une conception indépendante de l’information. De nouveaux projets apparaissent régulièrement sur le Runet. Leur nombre témoigne des regards contrastés circulant dans une société complexe. Leurs petits auditoires montrent cependant la difficulté à les réunir dans un espace critique unifié.

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