Soldats français et Hutu au Rwanda.

Des Hutus saluent un détachement de soldats français dans un camp de réfugiés près de Butare, le 3 juillet 1994.

© Crédits photo : Hocine Zaourar / AFP Files / AFP.

Rwanda, 1994 : ce génocide que les médias français ont tardé à voir

Des confusions initiales à la mobilisation journalistique exceptionnelle lors de l’opération Turquoise, la couverture du génocide des Tutsi au Rwanda par les médias français n'a pas été linéaire. Si la pression médiatique a conduit le gouvernement à l’intervention militaro-humanitaire, celle-ci lui a aussi permis de contrer les critiques à son égard.

Temps de lecture : 15 min

Le 16 mai 1994, sur le plateau du 20 h de TF1, Jean-Hervé Bradol, responsable des programmes de MSF France au Rwanda, dénonce les massacres en cours. S’il laisse le soin au présentateur vedette de la chaîne, Patrick Poivre d’Arvor, de mobiliser le terme « génocide », il décrit pendant plusieurs minutes une « politique délibérée, systématique, planifiée d’extermination », « un massacre planifié de grande ampleur », des exécutions par les miliciens qui concernent « les bébés, les femmes, les vieillards ». Avec la légitimité de celui qui revient du terrain — il fait fonctionner un hôpital de campagne à Kigali à partir du 13 avril, Jean-Hervé Bradol explique à quel point « les responsabilités de la France sont particulièrement écrasantes » car « les gens […] qui mettent en œuvre cette politique planifiée, systématique d’extermination sont financés, entraînés et armés par la France. »

Depuis la nuit du 6 au 7 avril 1994, Forces armées rwandaises (FAR), miliciens et civils chassent les Tutsi du Rwanda avec l’objectif de les exterminer tous. En à peine cent jours, près d’un million de Tutsi du Rwanda sont massacrés selon des modalités diverses. L’État rwandais mobilise l’ensemble de ses administrations et de ses services pour tendre vers la plus grande efficacité possible (1) . Si la France intervient — tardivement, à partir du 21 juin 1994 — avec l’opération Turquoise, les autorités françaises ont soutenu politiquement, diplomatiquement, financièrement et militairement le régime de Juvénal Habyarimana puis, après la mort de celui-ci, les responsables du coup d’État qui ont pris le pouvoir et qui orchestrent le génocide.

La prise de parole publique de Jean-Hervé Bradol soulève la question des liens étroits qui existent, en France, en plein cœur du génocide, entre l’engagement politique de la France, la médiatisation du génocide et les enjeux d’opinion publique. Qu’est-ce que la télévision française a donné à voir et à comprendre du génocide des Tutsi ? Quelle fut la stratégie de communication de l’exécutif et de l’armée française ? Ces stratégies de communication ont-elles pesé sur la médiatisation et, réciproquement, la médiatisation a-t-elle contribué à orienter certains choix politiques ?

Un revirement de la couverture médiatique

Ce moment de télévision peut d’abord être considéré, a posteriori, comme un moment symbolique de revirement de la couverture médiatique, qui se produit à la mi-mai avec l’amorce d’une prise de conscience de la véritable nature des massacres : un génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda.

L’événement est couvert dès le 7 avril 1994 par la plupart des rédactions françaises. Durant les premiers jours, l’attention des journalistes, arrivés au Rwanda en même temps que les militaires de l’opération Amaryllis, se focalise sur l’évacuation des ressortissants français, qui débute le 9 avril. La télévision rapporte les discours plutôt rassurants des autorités françaises qui expliquent que la situation est sous le contrôle de l’armée, malgré de graves troubles interethniques. Elle donne aussi à entendre des témoignages de Français rapatriés décrivant une situation hors de contrôle.
 


Le JT de 20 h de France 2 du 11 avril 1994.

L’historien Jean-Pierre Chrétien a décrit, dans le temps de l’événement et après, les nombreuses confusions qui caractérisent, à ses débuts, la couverture médiatique. (2)  Les journalistes français et internationaux mobilisent en effet, plus ou moins durablement, les grilles de lecture de la guerre ethnique, des luttes tribales et des rivalités ancestrales pour tenter d’expliquer des massacres très souvent lus comme une conséquence de la reprise de la guerre civile entre le Front patriotique rwandais (FPR) et les FAR (3) . Dans un sujet de Mémona Hinterman, diffusé le 10 avril 1994, malgré les efforts de Jean-Pierre Chrétien pour recontextualiser l’événement, les massacres restent présentés comme liés aux « rivalités entre deux ethnies », au « pays des carnages », du fait d’une « lutte pour le pouvoir [qui se] fait à coup de massacres ».
 


JT du soir de France 3 du 10 avril 1994.

Si le terme génocide a pu être mobilisé dès cette époque par quelques journalistes dans la presse écrite — comme Jean-Philippe Ceppi ou Madeleine Mukamabano, les qualifications restent instables (4) , la véritable nature des massacres n’est pas relatée et la mort de masse se trouve mise à distance du fait d’images quasi exclusivement centrées sur les opérations d’évacuation et sur les combats (5) . Sans être totalement absentes, les formes de représentation de la mort sont peu variées, la mort de masse étant parfois incarnée par des travellings sur des corps à terre ou par l’usage de la scène de massacre tournée par Nick Hughes et diffusée par exemple sur France 2 le soir du 11 avril 1994.

Avec le départ des Français, le 14 avril, puis des Belges le 15, les médias français et internationaux se désintéressent provisoirement de l’événement. Tandis que le génocide s’étend au sud du pays et s’intensifie à la suite du départ des étrangers et de la réduction du contingent de la mission des Nations Unies d’assistance au Rwanda (Minuar), la deuxième quinzaine du mois d’avril correspond à un véritable « trou noir de l’information » (6) . Jean-Pierre Chrétien peut bien dénoncer « un nazisme tropical » dans L’Humanité, le 26 avril 1994, le génocide s’accélère et le monde, beaucoup plus intéressé par la mort d’Ayrton Senna (1er mai, Immola) ou par les premières élections démocratiques libres en Afrique du Sud (du 26 au 29 avril 1994), détourne le regard (7) .

Pourtant, progressivement, durant la première quinzaine du mois de mai, l’attention se porte de nouveau sur le Rwanda du fait de la démarche d’enquête de quelques journalistes (Jean Chatain de L’Humanité dès la fin du mois d’avril), de la dénonciation croissante des organisations humanitaires (Oxfam, Médecins sans frontières, CICR) et de la libération progressive du pays par le FPR qui accompagne les journalistes occidentaux sur les sites de massacres.
 


JT de 20 h de France 2 du 30 avril 1994.

À la suite de Jean Chatain, quelques envoyés spéciaux, principalement de la presse écrite, comme Vincent Hugeux, Patrick de Saint Exupéry, Renaud Girard, Corine Lesnes, Laurent Bijard, Michel Peyrard, Nicolas Poincaré ou Jean-Paul Mari font émerger la réalité du génocide durant la deuxième quinzaine du mois de mai, dans des articles titrés « Rwanda, la loi du sang » (Girard, Le Figaro, 17 mai 1994), « Les abattoirs du Rwanda » (Saint Exupéry, Le Figaro, 24 mai 1994) ou « La mort crie victoire » (Hugeux, L’Express, 2 juin 1994). À la télévision, un sujet d’Éric Monier, daté du 11 mai 1994, met en scène Tony Kabano, un officier de presse du FPR qui accompagne les journalistes occidentaux de charniers en charniers dans un véritable « safari de l’horreur ». Les téléspectateurs français découvrent l’ampleur du génocide.
 


JT de 20 h de France 2 du 11 mai 1994.

Une sévère mise en cause du rôle de la France dans le génocide

L’intervention télévisée de Jean-Hervé Bradol ouvre une période de mise en cause du rôle de la France au Rwanda.

Certes, à la fin du mois d’avril, des communiqués du FPR dénonçaient déjà le rôle de la France. Certes, la visite à Paris de Jérôme Bicamumpaka (ministre rwandais des Affaires étrangères du Gouvernement intérimaire rwandais) et Jean-Bosco Barayagwiza (membre fondateur du parti extrémiste de la Coalition pour la défense de la République ainsi que de la sinistre Radio télévision libre des mille collines) a été rapportée par quelques médias (Le Monde en fait par exemple état le 30 avril 1994). Certes, Le Canard enchaîné a dénoncé le soutien de la France à Habyarimana dès le 4 mai (« La France perd la mémoire au Rwanda »).

C’est pourtant dans la continuité de l’intervention de Jean-Hervé Bradol que les critiques sur les responsabilités françaises vont s’intensifier. Une petite dizaine de journalistes multiplie les enquêtes et dresse un réquisitoire particulièrement sévère pour la France. Le quotidien Libération offre ainsi à ses lecteurs, le 18 mai, un dossier titré « Les amitiés coupables de la France » avec deux articles cinglants d’Alain Frilet, « La France prise au piège de ses accords » et « Paris, terre d’asile de luxe pour dignitaires hutus ». Moins mobilisées sur ce dossier, les chaînes de télévision proposent tout de même quelques sujets qui reprennent les informations proposées par la presse écrite, comme ici à l’occasion du lancement de l’opération Turquoise.
 


JT de 20 h de France 2 du 22 juin 1994.

Plusieurs accusations sont mises en avant :
1/ la non-intervention des soldats d’Amaryllis pour empêcher les massacres à Kigali ;
2/ les contacts qui se poursuivent en plein génocide entre l’exécutif français et des membres du Gouvernement intérimaire rwandais qui orchestre le génocide ;
3/ le soutien financier au régime d’Habyarimana ;
4/ les liens d’amitiés entre les familles Mitterrand et Habyarimana ;
5/ l’évacuation par la France d’une partie de l’entourage présidentiel rwandais en avril 1994 ;
6/ les livraisons d’armes effectuées par Paris au profit de Kigali.  

Dès lors, les autorités françaises apparaissent, en France mais aussi à l’étranger (8) , comme portant de lourdes responsabilités dans des événements désormais plus systématiquement qualifiés de génocide. Deux récits dominants cohabitent alors dans l’espace public français à la fin du mois de mai et durant la première quinzaine du mois de juin — les journalistes pouvant hésiter ou naviguer d’un récit à l’autre. Le premier met en valeur le génocide commis par le GIR, les FAR et les milices désormais présentées comme des alliés de la France. Le second, dominant à la télévision, est centré sur une gigantesque crise humanitaire liée à la guerre, aux massacres, aux rivalités ethniques contre laquelle il semble urgent d’agir ; de nombreux sujets, tels ceux tournés par Jean-Christophe Klotz pour CAPA et « Envoyé spécial », mettent l’accent sur le sort des réfugiés, des enfants blessés ou des orphelins protégés par quelques Occidentaux restés sur le terrain.
 


JT de 20 h de France 2 du 24 mai 1994.
 

« Envoyé spécial » du 26 mai 1994.

Une pression médiatique croissante qui affecte les stratégies de l’exécutif

Entre la fin du mois de mai et la fin du mois de juin, le renforcement de la pression médiatique affecte profondément les stratégies de l’exécutif, tant en termes de communication, de décisions que de rapports aux acteurs de la crise.

L’opinion publique est certes une préoccupation constante des autorités françaises dès les débuts du génocide (9) . Pendant l’opération Amaryllis, la communication politique vise à la fois à normaliser l’événement et à le dépolitiser — une crise africaine comme il en existe tant d’autres ! — afin de garantir à l’exécutif la possibilité de retirer rapidement les troupes françaises du terrain. Ainsi, le ministre de la Coopération, Michel Roussin, intervient-il à plusieurs reprises à la télévision et à la radio le 10 avril 1994.

Par la suite, début mai, la communication des autorités françaises se fait temporairement plus discrète. Elle se recentre sur les efforts humanitaires déployés par la France et sur une rhétorique affirmant qu’une crise africaine se doit de trouver une solution africaine, que la France n’a pas vocation à se substituer à l’ONU, et que « nous ne sommes pas destinés à faire la guerre partout même lorsque c’est l’horreur qui nous prend au visage », comme l’affirme François Mitterrand, le 10 mai 1994. Cette rhétorique permet de légitimer le retrait français et de rejeter les responsabilités sur la communauté internationale.
 


Paul Amar et Patrick Poivre d'Arvor s'entretiennent avec François Mitterrand, le 10 mai 1994.

Les archives disponibles révèlent des signes d’inquiétude qui percent chez les décideurs français dès le début du mois de mai (10) . Pourtant, c’est seulement à la suite de l’intervention télévisée de Jean-Hervé Bradol et de la diffusion d’articles de presse critiques contre la France que cette inquiétude, désormais très vive, modifie la stratégie de l‘exécutif. Dans le point de situation de Bruno Delaye — conseiller pour les affaires africaines du président de la République — du 17 mai 1994, celui-ci constate :

« En France, à l’initiative de certaines organisations non gouvernementales se développe dans des médias complaisants (TF1 notamment), une polémique sur la politique de la France à l’égard du Rwanda. MSF a publié une lettre ouverte au président de la République dans laquelle la France est accusée de présenter "une énorme responsabilité dans les massacres actuels au Rwanda" pour avoir, selon cette ONG, "armé et financé les fidèles du président Habyarimana". Toutes ces accusations, sans fondement évidemment, sont puisées dans la propagande du FPR et seront sans nul doute reprises lors de la session spéciale de la commission des droits de l’Homme à Genève. » (11)

François Mitterrand demande à son gouvernement, lors du Conseil des ministres du 18 mai 1994 de se montrer plus offensif : « Il y a un intérêt national à ce que sur ces deux sujets [le Rwanda et la Bosnie] le gouvernement se fasse entendre et fasse comprendre la situation qu’il partage avec le président de la République. Il faut se montrer offensif face à des accusations injustes. » (12)

La communication officielle vise désormais très clairement à contrer les critiques et à éteindre la polémique. L’exécutif adresse plusieurs communiqués aux rédactions françaises (18 mai 1994 ; 18 juin 1994), l’aide humanitaire apportée par la France est rendue plus visible, notamment par la forte présence médiatique de Philippe Douste-Blazy (ministre délégué à la Santé) et de Bernard Kouchner (ancien ministre de la Santé et de l’Action humanitaire), les « convergences de vue » avec des responsables politiques modérés sont valorisées à l’occasion de la réception au Quai d’Orsay de Faustin Twagiramungu, premier ministre du Gouvernement de transition à base élargie prévu par les accords d’Arusha, les 19 et 26 mai 1994.

Plusieurs ministres recourent désormais au terme « génocide » (Alain Juppé prononce le terme dès le 15 mai 1994) et intensifient leur présence médiatique. Michel Roussin intervient à plusieurs reprises dans l’espace public pour défendre la politique française au Rwanda. François Mitterrand revient lui-même sur le Rwanda dans une allocation télévisée le 7 juin 1994 sur TF1 et souligne avec insistance l’engagement fort de la France dans le domaine humanitaire.

C’est dans ce contexte tendu pour l’exécutif que l’éventualité d’une intervention française commence à être évoquée en dépit de positions divergentes au sein du gouvernement et d’une certaine réserve de la part du Premier ministre Edouard Balladur. Les comptes-rendus des conseils des ministres, ainsi que les notes de Dominique Pin et du général Quesnot, montrent comment, sous l’impulsion d’Alain Juppé, la possibilité d’une intervention française est de nouveau évoquée en conseil restreint le 15 juin 1994.

La logique communicationnelle joue ici un rôle déterminant dans la décision de lancer l’opération Turquoise et notamment dans le ralliement finalement obtenu de la part d’Edouard Balladur et de François Léotard. Trois logiques différentes conduisent en effet à l’opération Turquoise : 1/ la question éthique, qui rend l’inaction politique difficilement tenable à la suite de l’intensification d’une couverture médiatique qui insiste sur la crise humanitaire et sur le génocide en cours ; 2/ la logique communicationnelle qui vise à restaurer l’image dégradée de la France et de l’exécutif ; 3/ la logique militaire qui, dans l’esprit des proches de François Mitterrand, pourrait permettre de limiter l’ampleur de la déroute des FAR. C’est la convergence de ces trois logiques qui permet de comprendre le consensus auquel arrivent les responsables politiques français à la mi-juin pour déclencher une intervention officielle présentée à l’opinion comme une opération strictement humanitaire, d’une durée limitée, sous mandat de l’ONU et conduite avec les alliés de la France, des critères imposés par Édouard Balladur.

L’opération Turquoise, une intervention « militaro-humanitaire » sous le feu des projecteurs

L’intervention bénéficie immédiatement d’une très forte attention médiatique (13) . L’opération Turquoise, dont les objectifs officiels sont de mettre fin aux massacres et de venir en aide aux populations civiles, se révèle un formidable outil de reconquête de l’opinion française. Le récit médiatique qui commençait à imposer l’idée, sinon d’une complicité de génocide, du moins d’une forte ambiguïté de la politique française au Rwanda, se trouve progressivement marginalisé par un autre récit, plus classique, qui met en avant la dimension salvatrice et héroïque de l’action des soldats français.

Les journalistes centrent leurs regards sur le déploiement du dispositif militaire à Bukavu et Goma au Zaïre. Ils suivent les missions de reconnaissance au Rwanda des soldats français, les opérations de sauvetage, les premiers soins donnés aux blessés et l’accueil enthousiaste organisé par les autorités rwandaises qui pensent que la France est venue faire la guerre au FPR. La télévision met en images l’engagement des soldats français au service des vies précaires, notamment dans le camp de Nyarushishi, autant d’images qui valorisent le professionnalisme d’une armée française mobilisée dans une nouvelle mission salvatrice et faisant passer à l’arrière-plan les critiques portées contre la France. L’opération bénéficie même du soutien de Médecins sans frontières à travers une campagne de presse favorable à une intervention des membres du Conseil de sécurité « on n’arrête pas le génocide avec des médecins ».  
 


JT de 20 h de France 2 du 24 juin 1994.

La prise de Kigali par le FPR, le 4 juillet 1994, marque une nouvelle inflexion dans la couverture médiatique. Les génocidaires organisent la fuite des populations civiles vers l’étranger, principalement vers le Zaïre. Les représentations télévisuelles dominantes mettent en scène la dimension biblique de cet exode ainsi que l’épidémie de choléra qui touche les réfugiés pris en charge par les soldats français. Certains responsables politiques français (Balladur, Douste-Blazy) se déplacent sur le terrain pour souligner que la France est le seul pays à avoir le courage de se mobiliser. Ainsi, de manière paradoxale, c’est au moment où la mort affecte ceux qui ont commis le génocide des Tutsi, que la mort de masse s’impose au regard des téléspectateurs français. Les victimes du génocide des Tutsi auront quant à elles été massacrées sans que les caméras ne parviennent à saisir leurs demandes de protection, les traques dont ils ont été victimes, la cruauté de leur mise à mort.
 


Duplex de Douste-Blazy à Goma, JT de 20 h de France 2 du 23 juillet 1994.

De manière tout aussi paradoxale, le pays le plus lourdement engagé aux côtés des organisateurs du génocide se retrouve présenté en position de sauveur. Ainsi le président François Mitterrand peut à l’occasion du discours du 14 juillet souligner l’engagement déterminant de la France pour sauver des civils rwandais menacés :

« Vous nous dites : pourquoi intervenir si tard ? C'était difficile pour la France de se substituer aux Nations unies dont c'était le rôle […]. Mais si l'objectif était de sauver le maximum d'hommes et d'aider les ethnies, d'abord les Tutsis qui étaient les plus menacés à cet endroit-là, eh bien on a bien fait. Les conséquences secondaires, il faut les supporter. Il faut voir comment on les gérera. Nous avons sauvé des dizaines, des milliers de gens, de pauvres gens qui avaient déjà supporté beaucoup de souffrances. »

Autant de distorsions cognitives générées par la capacité des responsables politiques à mobiliser un récit favorable aux intérêts français et à lui donner un écho au sein d’une grande partie de la presse. Si le regard porté sur l’événement par la télévision résulte de nombreux facteurs — disponibilité des sources ; possibilité de capter des images depuis le terrain ; cadrages dominants ; concurrence événementielle — les stratégies du pouvoir politique français ont joué un rôle crucial dans les choix qui ont été opérés par les rédactions, du choix initial d’une dépolitisation et d’un relatif désintérêt pour l’événement à celui d’une mobilisation journalistique exceptionnelle dans le contexte de l’opération Turquoise.

Ainsi la couverture médiatique de l’opération Turquoise a-t-elle fait oublier, pendant quelques semaines, les controverses sur les ambiguïtés des choix français au Rwanda. Pourtant, celles-ci resurgissent rapidement et durablement (14)  : dès le 21 septembre, Jean-Marie Cavada et La Marche du Siècle rouvrent le dossier, un dossier qui ne cessera de rebondir par la suite en France comme au Rwanda. Les récentes initiatives du président Emmanuel Macron visent sans doute à le clore définitivement. Pour autant, après les enquêtes journalistiques et militantes, après la production de nombreux rapports commandés par le politique, l’ouverture des archives aidant, le temps de la vérité scientifique est sans doute venu. Gageons que les archives de la télévision française constitueront pour cela un précieux matériau au service de l’historien du temps présent.

    (1)

    Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, Hélène DUMAS, « Le génocide des Tutsi rwandais vingt ans après. Réflexions introductives », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n°122, 2014/2, p. 3-16.

    (2)

    Jean Pierre CHRÉTIEN, « Rwanda. La médiatisation d'un génocide », in Fabrice D'ALMEIDA (éd.), Les médias en question : enjeux historiques et sociaux, Paris, Arslan, 1997, p. 53-63.

    (3)

    Jean-Pierre CHRÉTIEN, « Dix ans après le génocide des Tutsis au Rwanda. Un malaise français ? », Le Temps des médias, n°5, 2005/2, p. 59-75.

    (4)

    Johanna SIMEANT, « Qu’a-t-on vu quand "on ne voyait rien” ? », in Marc LE PAPE, Johanna SIMEANT, Claudine VIDAL, Crises extrêmes. Face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, Paris, La Découverte, 2006, p. 36-56.

    (5)

    François ROBINET, Silences et récits. Les médias français à l’épreuve des conflits africains, Bry-sur-Marne, INA Ed., 2016, p. 78-83.

    (6)

    Nathan RÉRA., Rwanda, entre crise morale et malaise esthétique, Dijon, Les presses du reel, 2014, 645 p.

    (7)

    Didier ÉPELBAUM, Pas un mot, pas une ligne. 1944-1994 : des camps de la mort au génocide rwandais, Paris, Ed. Stock, 2005, 360 p.

    (8)

    Allan THOMPSON (ed.), The Media and the Rwanda Genocide, London, Pluto Press, 2007, 416 p.

    (9)

    François ROBINET, « Médias, communication et prise de décision politique : Rwanda 1994, une histoire française », in Rwanda 1994-2014. Histoire, mémoires et récits, Dijon, Les Presses du Réel, 2017, p. 147-158.

    (10)

    Ibid.

    (11)

    Rwanda : Les archives « secrètes » de Mitterrand, Paris, L’Esprit frappeur, 2012, p. 409-410.

    (12)

    Rwanda : Les archives « secrètes » de Mitterrand, Ibid, p. 414-417.

    (13)

    François ROBINET, Silences et récits, op. cit., p. 92-102.

    (14)

    François ROBINET, « L’empreinte des récits médiatiques : mémoires françaises du génocide des Tutsi du Rwanda », in José Kagabo (dir.), Le génocide des Tutsi 1994-2014. Quelle histoire, quelle mémoire ?, Les Temps Modernes, n° 680, 2014, p. 166-188 ; François ROBINET, « Le rôle de la France au Rwanda : les journalistes français au cœur d’une nouvelle guerre de mémoire (1994-2015) », Le Temps des médias, n° 26, 2016/1, p. 211-230.

Ne passez pas à côté de nos analyses

Pour ne rien rater de l’analyse des médias par nos experts,
abonnez-vous gratuitement aux alertes La Revue des médias.

Retrouvez-nous sur vos réseaux sociaux favoris