Qu’est-ce qu’une belle voix radio ?
À la télévision ou au cinéma, la voix est soutenue par l’image d’un corps qui la confirme, l’exalte ou la contredit. À la radio – c’est là toute sa magie —, la voix est son propre corps : elle incarne et représente totalement l'individu qui la porte ; elle contient non seulement sa stature physique, sa physionomie, mais aussi sa culture, le style de ses relations aux autres et toute la profondeur de son histoire personnelle. Ce qu'elle traduit, ce dont elle est la présence, c’est moins un corps que l'expérience même de la vie, l’intelligence de la langue, la faculté d’écouter et le nombre d'heures passées à lire. Mais ce « grain de la voix » peut ne pas être du tout à l’image du corps réel.
À la radio – c’est là toute sa magie —, la voix est son propre corps : elle incarne et représente totalement l'individu qui la porte.
Rien de plus sexy, par exemple, que les présentatrices du bulletin de météo marine dont on nous a privés depuis 2016 : pas seulement pour les rudes navigateurs solitaires privés de présence féminine pendant de longs mois, mais aussi bien pour tout amoureux des voix féminines. La météo marine, c’était une inflexion aussi magique que la flûte d’Orphée, la mélopée ensorceleuse de la Sirène, une voix chaude, légère et envoûtante qui vous susurrait tendrement à l’oreille « vent Sud à Sud-Est 3 à 4, mollissant 2 à 3 de Bréhat à Penmarc'h. Mer belle à peu agitée… » Eh bien, à votre avis, sorties de leur studio, à quoi ressemblaient-elles, physiquement, ces présentatrices aux voix si irrésistibles ? Moi, je parierais qu’elles ressemblaient à la Castafiore, beaucoup plus probablement qu’à Grace Kelly ou Audrey Hepburn. Il faut un coffre digne de l’Opéra pour atteindre à cette intensité dans la légèreté. D’accord, il y a des exceptions : je ne sais par quel charme, de Raphaël Enthoven à Adèle Van Reeth, les « Nouveaux chemins de la Connaissance » (maintenant « Chemins de la philosophie ») sur France Culture réalisent le miracle existentiel de juxtaposer de belles voix et de beaux corps. Mais on n’est pas censé le savoir et, de toute façon, la beauté de la voix est ailleurs.
Cette beauté appartient à celui ou celle pour qui les mots ne se résument pas à un pur jeu de rhétorique ou d'illusionnisme, mais constitue un véritable médium d'échange, un « médium » aux deux sens du terme : un moyen d’expression et un intercesseur de l’invisible. Une belle voix bien formatée pour parler pleinement au présent n’est pas une voix à la mode, ni même une voix identifiable au présent de celui ou celle qui la porte. Elle vient de plus loin que sa propre personne. De plus loin en amont, dans le passé ; et plus loin en aval, dans le futur. C’est une voix intempestive capable de laisser entendre à travers elle les voix de ceux qui n’existent plus et de ceux qui n'ont jamais eu le droit à la parole : la voix des morts et la voix des humbles, des pauvres. Notre culture forcenée de l'éphémère et du flux tendu nous oblige à zapper ceux qui nous ont précédés autant que ceux qui sont à naître ou ceux qui sont négligeables dans le jeu économique du présent.
Parmi les voix radiophoniques d’hier et d’aujourd’hui qui ont su maîtriser avec générosité cet écart de l’intempestif, en cultivant l’art périlleux de la véritable question, de l’interview, de la révélation de l’autre, quelques-unes sont de cette espèce exceptionnelle, dans des registres différents : Pierre Dumayet, Denise Glaser, Gilles Lapouge, Jacques Chancel, Alain Veinstein, Francesca Piolot, Marie Richeux, Jean Lebrun, Kathleen Evin… Pour moi, ce sont des créateurs à part entière.
Et il en va alors de la voix comme de l’artiste. Ce que cette voix est dans la vie réelle, sa psychologie, le misérable petit tas de secrets que compose sa biographie, ses opinions personnelles : tout cela ne présente au fond qu’un intérêt très réduit. Ce qui compte, c’est sa créativité et sa capacité à s'adresser réellement à des centaines de milliers d’auditeurs. Mais à ce compte, est-il encore indispensable d’être une belle âme pour devenir une belle voix ? Le journalisme haineux de l’extrême droite raciste a aussi produit des plumes brillantes. Le paradoxe n’est pas négligeable. À force de charme vocal et de talent rhétorique, ne peut-on pas devenir une grande voix de la radio ou de la télé tout en étant, dans la vie, un infâme salaud ? Comme Céline en littérature ?
La question est de taille, personne ne peut vraiment se prévaloir d’en connaître la réponse, et c’est ce qui est le plus troublant quand on parle d’un métier dont la fonction est précisément d’agir massivement sur les consciences et les mentalités. Mais, à défaut de pouvoir trancher, on peut au moins s’entendre sur une chose : ce qui singularise la belle voix, ce ne sont pas des qualités purement formelles qui seraient étrangères à l’éthique ; ce qui la caractérise, c’est qu’elle parvient à porter au plus haut degré de clarté et d’émotion une empathie presque physique avec le meilleur de son époque, en cultivant une relation critique à la langue et aux savoirs, en menant un combat sans merci contre les préjugés et les idées reçues, en inventant de nouvelles chances au lien vital entre l’individu et le collectif. Cela ne fait pas nécessairement de vous un saint dans la vie privée, mais cela exclut radicalement que vous soyez un salaud dans votre métier. Au final, (mais bien sûr, le mal peut avoir été fait) c’est toujours la mémoire qui tranche. Sans sa bénédiction, la voix peut bien s’être attachée la plus grande notoriété, son succès, sans aucun avenir, rejoint vite les poubelles de l’Histoire.
Communiquer pleinement au présent veut dire transmettre à travers le temps : pour parler comme Michelet, la vérité de la belle voix, c’est son écho, sa résurrection à travers les archives. Parce qu’une voix digne de ce nom ne s'arrête pas au calendrier d'aujourd'hui, elle échappe, comme l’œuvre d’art, à la forclusion du temps. Le podcast n’est pas un gadget. C’est la chance qui est offerte aux voix de traverser le mur de la transmission dans un monde amnésique qui mise son destin sur le tout communicationnel.
Une belle voix de radio est une voix dans laquelle se perçoit la fragilité du doute et un certain degré d’incertitude.
Enfin, et peut-être surtout, une belle voix de radio est une voix dans laquelle se perçoit la fragilité du doute et un certain degré d’incertitude. Contrairement à ce qu’annoncent avec éclat les media training qui promettent de vous transformer en voix assertoriques, rien de plus insupportable que la suffisance de ces dangereux « je sais tout » qui semblent croire que l’étendue illimitée des sujets sur lesquels ils ont à donner des nouvelles, mesure le périmètre réel de leurs compétences. Pas d’empathie avec le public, ni avec son interlocuteur sans ce questionnement sur ce que c’est qu’interroger son temps, la société, les autres, soi-même, la langue. Pierre Dumayet qui a passé un demi-siècle à accompagner l’évolution de la radio et la naissance de la télévision française résumait le problème en une interrogation simple mais vertigineuse : « Qu’est-ce qu’une question ? »
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