Sauver la presse : oui, mais comment ?

Sauver la presse : oui, mais comment ?

Alors que le paysage médiatique est en pleine recomposition, Julia Cagé analyse les raisons de la crise des médias, avec une attention particulière pour la presse, et propose des pistes pour y remédier.

Temps de lecture : 5 min

Quelques mois après sa parution, la lecture de l’essai de l’économiste Julia Cagé, Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie prend une saveur nouvelle. En effet, le grand chamboulement dans les médias est loin d’être terminé. Les rachats se succèdent dans ce secteur en pleine mutation. De nouveaux et d’anciens magnats défont et font de nouveaux empires. Logiques industrielles et logiques d’influence se confondent au point de brouiller les cartes. Pour le meilleur ou pour le pire du système d’information.

 
 Ce ne sont pas quelques industriels aux poches sans fond qui sauveront les médias  
Or, Julia Cagé apporte une réponse à contre-courant de ces jeux capitalistiques. Dans un contexte de recul des revenus publicitaires, de chute des ventes et de concurrence toujours plus aiguë, ce ne sont pas, martèle-t-elle, quelques industriels aux poches sans fond qui sauveront les médias. Notons, au passage, que l’auteur s’intéresse davantage, dans ce livre, sous le nom générique de médias, aux titres de presse écrite plutôt qu’aux autres supports d’information. Il faut, selon elle, profiter de la révolution numérique pour inventer un capitalisme plus démocratique, plus participatif afin de continuer à produire une information indépendante et de qualité, une information qui demeure un bien public.
 
Partant du principe désormais tristement banal que les médias d’information traversent une crise structurelle, le constat établi par Julia Cagé est implacable : « Nous vivons le meilleurs et le pire des temps. D’un certain point de vue tout nous incite à l’optimisme : il n’y a jamais eu autant de lecteurs de journaux. Les statistiques de lectorat en ligne donnent le tournis (…) ». Pourtant « s’ils touchent un public de plus en plus large, les journaux n’arrivent pas à monétiser leur nouvelle audience numérique. Au contraire. A force de courir après des revenus publicitaires en ligne dont ils sont persuadés que leur avenir dépend, les journaux ont perdu sur tous les plans : celui de la qualité, et donc de la diffusion papier, et celui du numérique, qu’ils n’arrivent pas à faire payer. Et les journaux d’attendre qu’il fasse nuit noire ».
         
En effet, plus personne ne conteste que le modèle économique sur lequel reposaient les médias d’information depuis plusieurs siècles est définitivement en train de s’éteindre. Mais Julia Cagé va plus loin dans son diagnostic. Si les médias n’ont pas trouvé de nouveaux modèles économiques, poursuit l’auteur, c’est parce qu’ils ont continué à vivre avec les réflexes du passé, bercé d’illusions.
 
La démarche entreprise par Julia Cagé invite justement à nous dessiller les yeux afin de sortir de ce cercle vicieux dans lequel sont enferrés la plupart des titres de presse. Les illusions ont vécu et il faut en finir avec la passivité, nous alerte-t-elle. Au premier chef, l’illusion publicitaire dont la manne ne cesse de décroître. Celle, également, de la concurrence car la multiplication sans fin du nombre des médias a eu des effets pervers. La pression débridée qui pèse sur chaque titre affecte in fine la qualité de l’information. Dès lors, considérer la démultiplication des lecteurs en ligne, comme un signe tangent de bonne santé, est une victoire à la Pyrrhus car c’est faire fi de la question d’une monétisation publicitaire réaliste de cette audience. L’illusion du tout gratuit, du butinage de millions d’internautes pressés, avide de buzz et en proie à la manie du clic, est aussi dénoncée par l’auteur. Elle doit faire place, nous dit-elle, à une offre de qualité qui incite les lecteurs à revenir à des solutions payantes, seules sources de profit et de croissance. Enfin, Julia Cagé met également en garde face à l’idée d’un nouveau « Gilded Age ». Certes, quelques milliardaires comme Jeff Bezos, Pierre Omidyar ou John Henry ont racheté et investi massivement dans les médias. Certes, le Washington Post, le Boston Globe, Le New York Times pour les États-Unis, le Monde, Libération, Le Nouvel Obs, L’Express, pour la France, ont été provisoirement sauvés. Certes, ces rachats permettent de nouveaux investissements, une recomposition des rédactions, une nécessaire modernisation. Mais de là à faire de ce mode de fonctionnement la clé du futur des médias, il y a un pas qu’il ne faudrait pas franchir au risque de transformer ces médias en simple outils d’influence, soumis à la volonté et aux caprices de ces puissants actionnaires. Et c’est sans compter, ajoute-t-elle, avec les incertitudes liées aux successions difficiles, aux changements de cap des héritiers qui rendent in fine le modèle peu viable.
 
 L’information est le socle de notre démocratie 
Le mérite du livre consiste à rappeler une évidence trop souvent oubliée : qu’on le veuille ou non, les médias ne sont pas des entreprises comme les autres et l’information est un bien public, le socle même de notre démocratie. Et « c’est donc au croisement du marché et de l’État, du secteur public et du secteur privé que le modèle économique doit être repensé ». Les médias d’information doivent donc dépasser la seule loi du marché car, selon Julia Cagé, la course aux profits, confrontée à la double désillusion de la publicité et de la rentabilité, les a conduits à réduire les coûts au prix de la qualité et de l’indépendance de l’information. La diminution du nombre de journalistes et des ressources qui sont accordées aux titres de presse entraîne inexorablement un affaiblissement de la qualité de l’information au détriment de la quantité. Or selon l’auteur, cette course sans fin au clic, cette information reproductible, conduit à une forme de désintérêt croissant du lectorat qui ne voit plus l’intérêt de payer pour lire ce qu’il peut trouver partout ailleurs en accès libre. Et pour finir, les grands groupes, devant le peu de rentabilité des titres, s’en délestent progressivement.
 
Alors que faire ? Le livre ne se contente pas d’un constat. Après avoir passé d’abord en revue les avantages et les inconvénients des modèles alternatifs, il propose des solutions. C’est même cela son principal objet. Les fondations, rappelle Julia Cagé, ne sont pas la panacée. Certes, à l’instar de la Fondation Bertelsmann, société mère du groupe RTL, des chaînes du groupe M6 et actionnaire majoritaire du groupe Prisma média, elles offrent l’avantage de la stabilité mais ne résolvent en rien la question du lien problématique entre l’exercice du pouvoir et la part du capital détenu. La solution résiderait-elle alors dans les entreprises de presse à but non lucratif, qui ont essaimé ces dernières années Outre-Atlantique ? Pro Publica, le Centre for Investigative Journalism, financés par des donations de plusieurs millions de riches individus, ont remporté de beau succès, venant combler par leurs enquêtes fouillées, des pans entiers abandonnés par des médias traditionnels. Néanmoins, ces organisations, de part la nature même de leur financement, rappelle-t-elle, restent fragiles et dépendantes de leurs donateurs et des retournements de conjoncture.
 
La solution que prône ce livre réside dans un modèle hybride entre la fondation et la société par action que Julia Cagé appelle « la société de média à but non lucratif », sans versement de dividendes ni possibilités pour les actionnaires de récupérer leur apport. L’avantage : la stabilité notamment en cas de succession. Les crises de Nice-Matin, Libération ou encore au Nouvel Observateur auraient pu être évitées avec un tel statut selon l’auteur. Mais pas seulement. Ce modèle permet une démocratisation du capitalisme en offrant une place nouvelle aux lecteurs et aux salariés grâce à la généralisation du financement participatif, le crowdfunding. Les lecteurs donateurs et les salariés sont de véritables actionnaires grâce à un droit de vote équilibré et pérenne. Sans verser dans l’excès de l’illusion de l’égalité coopérative qui a fait sombrer les sociétés de rédacteurs, ce système permettrait de donner les moyens à tous les acteurs concernés de relever les défis par une réappropriation nécessaire de l’information par ceux qui la font et la consomment.
 
Au final, le livre de Julia Cagé permet une prise de conscience salvatrice. Sans régler tous les problèmes, il offre la possibilité de penser différemment. Avec un rappel majeur : l’issue à la crise ne passe pas forcément par des logiques industrielles accompagnée de jeux capitalistiques et d’une concentration accrue, car l’information est un bien public qui ne peut être régie que par la seule loi du marché. Cela étant, si les constats sont éclairants, les solutions proposées dans son ouvrage, comme la « société des médias », les bienfaits du crowdfunding et de l’actionnariat des lecteurs et des salariés peuvent aussi s’avérer une illusion, voire une utopie pour gérer des entreprises en pleine mutation. D’autant qu’il convient de rappeler que les industriels actionnaires ne sont pas tous maladivement avides d’influence et de profit. La question de l’influence de l’argent est par nature, et depuis toujours, problématique. Les modèles ne peuvent donc qu’être hybrides et les modes de gouvernance doivent laisser toute latitude pour conduire des changements et des adaptations incessants. Une chose est certaine et le livre de Julia Cagé le souligne avec force ; seule une politique de l’offre ambitieuse, remettant les fondamentaux du journalisme sur l’établi, permettra de sauver les médias d’information.

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