« Se mettre à la place de quelqu'un risquant sa vie pour quitter l'enfer »

« Se mettre à la place de quelqu'un risquant sa vie pour quitter l'enfer »

Un reporter doit-il prendre part au sujet de son reportage ? Omar Ouhamane, correspondant de Radio France à Beyrouth, est allé jusqu’à monter sur un bateau de migrants en Méditerranée pour raconter la traversée d’une famille syrienne. Il revient sur ce journalisme d’immersion.

Temps de lecture : 10 min

Pourquoi êtes-vous devenu journaliste ?

Omar Ouahmane : J'ai toujours été très intéressé par l'actualité internationale. Chez mes parents, nous avions la télévision et la radio allumée en permanence. J’ai grandi avec le conflit au Liban, la guerre entre l'Iran et l'Irak dans les années 1980, la première guerre du Golfe, les événements dans les Balkans, etc. Quand j'étais adolescent, je voulais donc être journaliste. Pas pour le statut social, mais pour donner la parole à ceux qui ne l'ont pas, ou qui ont du mal à l'avoir.

Après le bac, j’ai étudié à Roubaix tout en vivant à Bruxelles et j'ai travaillé en 1993, à la RTBF, la radio publique belge, et comme pigiste à La Voix du Nord. Ensuite, j’ai intégré Radio France qui cherchait un reporter pour Radio France Urgence, une radio qui n'existe plus aujourd’hui. Il s’agissait d’une radio née du désir d’apporter un lien à des personnes en rupture sociale ou familiale. Cela m'a permis d'être au contact des gens qui souffraient.

J'ai travaillé pour Le Mouv', où j’ai commencé à travailler à l'international. Puis, j'ai fait de nombreux reportages en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient, etc. Ensuite, j’ai rejoint France Culture comme grand reporter. Depuis septembre 2014, je suis correspondant pour Radio France à Beyrouth, au Liban.

Pour moi, le journalisme est le plus beau métier du monde. C'est un métier qui doit être au service des autres. Nous avons besoin de journalistes de terrain qui sortent pour voir le réel afin d’essayer de témoigner pour ceux qui n'ont pas les moyens de se faire entendre.

Hormis mon expérience à La Voix du Nord, j'ai toujours travaillé pour le service public, que ce soit à la RTBF ou à Radio France. Pour moi, ces maisons partagent le même ADN, c’est-à-dire un cahier des charges qui vise le partage de certaines valeurs : l'humanité, l'égalité, la fraternité et la solidarité.

En tant que journaliste dans le service public depuis la RTBF, je constate qu'il y a vraiment un fossé entre ce que proposent les radios de service privé et les radios de service public. Dans le public, on peut faire remonter les réalités, on a du temps pour travailler, etc.

Pourquoi avez-vous choisi la radio ?

Je n’étais pas prédestiné à la radio, mais pour moi c’est le média idéal. C’est assez simple de parler dans un micro, de prendre des ambiances, d'aller à la rencontre des gens. Il suffit d'avoir un enregistreur et de savoir prendre un peu de son.

Pour moi, la radio est le média le plus complet. Le matin, quand on se réveille, on peut écouter la radio et faire autre chose. L’image a quelque chose de voyeur, qui rentre dans l’intimité des gens. De plus, on peut s’en passer. La radio pour moi est le média noble : par la voix, l'ambiance, la description, on va chercher dans l'imaginaire. Elle fait appel à l'intelligence.

Comment votre quotidien de correspondant à Beyrouth se déroule-t-il ?

Ma journée type consiste à appeler la rédaction, lire les dépêches, passer et recevoir des appels, faire un papier ou deux, préparer des reportages.

Pourquoi cet intérêt professionnel pour le reportage de guerre ?

Je trouve que sur le plan journalistique, c'est très intéressant d'aller dans des endroits où les États s'effondrent et où les armées ou les groupes paramilitaires prennent le dessus. Cela montre la fragilité des structures dans lesquelles nous vivons. On s’imagine que nous sommes protégés en Europe, mais demain, avec la montée des nationalismes, une guerre peut se déclencher. Lorsque je couvre des conflits au Moyen-Orient, je sais que ce que j’y vois pourrait arriver n'importe où.

Cependant, c'est stressant la guerre. Durant ces reportages, on ne dort pas beaucoup. On rencontre des gens qui ont tout perdu. Sur le plan émotionnel, c'est très dur. Il y a des journalistes qui sont en dépression et qui abandonnent ce métier car ils ne peuvent plus travailler dans ces conditions. Il faut donc être solide. Pour ma part, j'ai une famille et des amis. Je n'ai pas que mon métier dans la vie. Quand je rentre chez moi, on ne parle pas de la guerre.

Vous avez effectué la traversée de la Méditerranée sur un bateau avec des migrants en 2015. Comment l'idée de ce projet vous est-elle venue?

Quand j'étais dans les zones rebelles en Syrie, j'ai vu la réalité de la guerre : les bombardements des zones civiles au mépris de toutes les conventions internationales, l'émergence des groupes djihadistes, etc. Pour moi, il était naturel que tous ces gens tentent un jour de s'extraire de cet enfer. Ensuite, il y a eu les premières vagues de réfugiés vers la Turquie et vers l'Europe. J’ai alors réalisé des reportages dans les îles grecques, sur la côte ouest de la Turquie.

L’idée de ce reportage est venue de Paris. On m'a suggéré de faire un sujet autour d'une famille qui chercherait à rejoindre l'Europe. J’ai alors posé mes conditions : si je dois faire ce reportage, je veux passer par toutes les étapes, incluant la plus importante et la plus dangereuse, à savoir la traversée en bateau entre la ville d'Izmir en Turquie et l'île de Chios en Grèce. Je ne me voyais pas accompagner des gens en Turquie, et puis leur donner rendez-vous de l'autre côté, ce n'était pas possible. J'ai donné mes conditions à Radio France qui a évalué les risques. Au début, ils n’étaient pas d’accord, et finalement, la direction a accepté. Après, il suffisait de trouver la famille.

Comment avez-vous fait pour trouver une famille ?

C'était très dur. J'ai passé 48 heures à chercher sur la frontière entre la Syrie et la Turquie. Les gens avaient fui la guerre. J'ai essayé d'être le plus pudique possible. J'ai été interpellé par une famille composée de deux jeunes ingénieurs d’une trentaine d'années et leurs deux enfants alors qu’ils voyageaient dans un bus. Je leur ai proposé de les suivre avec mon micro. Si j’avais eu une caméra, je ne sais pas s’ils auraient accepté. Je leur ai expliqué que je ne serai pas intrusif et que je voulais savoir pourquoi ils partaient ? Comment ? Quels risques prenaient-ils ? Qu'est-ce qui a motivé leur départ ? Quelles difficultés avaient-ils rencontrées durant leur périple ? Et ils ont accepté.

Quels rapports aviez-vous avec les passeurs ?

La famille avait des contacts avec des passeurs. Le jour du paiement, on leur a donné l'adresse du rassemblement. Quand nous sommes arrivés sur place, nous étions 51 au lieu de 50. Les passeurs m’ont repéré et j’ai expliqué que j’étais journaliste radio. Ils ont pris le risque de m’accepter, à condition que je n’ai pas de camera. Je n’ai pas payé.

Qu’avez-vous ressenti lors de la traversée ?

Je me suis senti petit et j’ai mesuré l’absurdité de la situation. Lors de la traversée, je me suis quand même demandé ce que je faisais là, mais si je l'ai fait à ce moment-là, c'est que je considérais que c'était le meilleur moyen de montrer la réalité de ces gens. Je me suis retrouvé avec 50 personnes, dont 17 enfants endormis dans les bras de leurs parents, au milieu des vagues. Personne ne bougeait, ils étaient transis de peur. Avec mes 45 ans, j'étais le plus âgé. Il faut être sportif pour faire un périple comme celui-ci : il faut marcher, courir, échapper à la police une fois en Macédoine ou en Serbie, etc.


Si c’était à refaire, le referiez-vous ?

Oui. Car à ce moment-là, je considérais que c'était le meilleur moyen pour témoigner. Je suis fan de Bob Marley, qui avait une phrase : « Who feels it, knows it ». Pour ressentir ce que vivent les autres, il faut vivre leur vécu. Je ne suis pas une femme, je ne peux pas connaître le harcèlement qu’elles subissent. Mais là, j'ai pu me mettre, le temps d'un reportage, à la place de quelqu'un qui risque sa vie pour quitter l'enfer dans lequel il a vécu. À la différence que je ne vivais aucun enfer, j'avais mon passeport français et je pouvais m'extraire de cette situation quand je voulais. Sauf sur le bateau : à deux heures du matin, je n’en menais pas large. Évidemment, j'ai eu peur. D'ailleurs, c’est mon GPS qui nous a sauvés, car eux n’en avaient pas. Sans lui, je ne sais pas ce que nous serions devenus.

 « Pour ressentir ce que vivent les autres, il faut vivre leur vécu »

Avez-vous envisagé de vous faire passer pour un réfugié ?

Avant le départ, sur la plage, j’ai dit aux passeurs que j'étais journaliste. J’étais avec mon magnétophone et ils ont bien vu que je n'ai pas payé. Mais une fois dans les camps, je dormais avec eux. J'étais réfugié avec eux.


Que s’est-il passé une fois arrivé en Grèce ?

Nous sommes arrivés sur l'île de Chios, où nous sommes restés quatre ou cinq jours dans un camp, le temps d’effectuer toutes les formalités. En Europe, il faut déposer sa demande d’asile dans le premier pays dans lequel on arrive. Pour ma part, je n’ai pas déposé de demande d’asile. J'ai attendu qu’ils aient déposé la leur. Ensuite nous avons quitté le camp pour Athènes, où nous avons pris un bus jusqu’à la frontière macédonienne. Nous sommes restés 48 heures dans un camp, avant de prendre un train pour traverser la Macédoine. Arrivé à la frontière serbe, nous avons marché pendant toute une matinée sous la pluie, dans la forêt. C'était assez dur avec les enfants. Puis nous sommes arrivés à la frontière serbe, où nous avons pris des taxis et des bus jusqu'à la frontière croate. De là-bas, nous avons traversé la Hongrie en train, jusqu’à 10 kilomètres de la frontière autrichienne, que nous avons rejoint en marchant. De là, nous avons pris un taxi pour Vienne.

Avez-vous ressenti l’hostilité dont les réfugiés peuvent faire l'objet ?

Oui. À chaque rencontre avec la police, je me faisais pousser et on me hurlait dessus. Nous n’avons pas été accueillis par des « bienvenue » en Macédoine, en Serbie ou en Hongrie. Nous avons été accueillis par des gens qui ne voulaient pas nous voir et ont été obligés de nous laisser passer. Cette hostilité, non seulement je l'ai vécue, mais j'ai dû prendre sur moi pour ne pas exploser, parce que je suis journaliste et qu’il faut mettre son amour propre de côté.

Pensez-vous que ce genre de reportage manque aujourd'hui dans le journalisme ?

Bien sûr. Ma chance, c’est de travailler pour Radio France. Les reporters qui travaillent dans le privé n'auraient pas les moyens de consacrer autant de temps et d’argent pour un tel reportage. Seul le service public le peut, c'est très important. Le jour où il n'y aura plus de service public, il n’y aura plus ce genre de reportages.

 

Oui, lorsque j'ai passé des frontières un peu compliquées. J'ai fait un reportage pour France Inter sur les Kurdes vivant dans des montagnes inaccessibles, à la frontière de la Turquie et de l'Irak. Je suis parti avec des habitants en voiture. À tous les checkpoints, les policiers m’ont laissé passer car ils n'ont pas vu qui j'étais. J’ai ainsi pu rencontrer des combattants du PKK.

Pour un autre reportage au Mali, je me suis rendu dans le village de Tenenkou dans une zone occupée par les djihadistes par intermittence. Je me suis habillé en touareg et j’y suis allé avec un habitant, ce qui m’a permis de rencontrer des gens délaissés par l'armée et la police malienne.

Pour ce genre de reportage, quelle est la différence entre la condition d’un journaliste freelance et celle d’un journaliste porté par une structure telle que Radio France ?

Cela change plusieurs choses. Pour ce reportage au Mali, j’ai dû faire cinq heures de pirogue pour me rendre dans un village reculé. Au regard des risques pour le piroguier, cela coutait 200 euros l'heure, donc 2 000 euros l'aller-retour. Radio France peut payer pour cela. Ensuite, psychologiquement, je sais qu’en cas de souci, Radio France fera tout pour m’aider. De plus, si Radio France m’envoie, c’est qu'ils considèrent que je suis fiable et digne de leur confiance. Pour sa part, le pigiste, a tout à faire : se faire reconnaître, être professionnel, mais même avec toutes ces qualités, il aura du mal à financer ses reportages.

Faute de moyens, les rédactions emploient de moins en moins de correspondants à l’étranger. Voyez-vous de plus en plus de journalistes précaires sur les lignes de front ?

La majorité des journalistes que je croise dans les zones de guerre sont des pigistes. J'ai beaucoup de respect pour ces jeunes qui, en sortant d’école de journalisme, partent et se mettent en danger sur tous les plans : professionnel, humain, financier. Souvent, ce sont des jeunes, mais d’autres ont été pigistes toute leur vie. Ils sont tellement bons qu'ils n'ont même plus besoin de faire appel aux rédactions. Ce sont elles qui les appellent. Mais c'est rare.

Comment évaluez-vous les risques d’une mission ?

Les zones de conflits sont toujours dangereuses. Lors d’une traversée avec des réfugiés syriens, on sait que le bateau peut se renverser. Le risque zéro n'existe pas. Quand on va sur des lignes de front, on sait que tout peut arriver. Mais quand on décide d'y aller, bien sûr qu’on ne se dit pas que l’on va mourir. On se dit simplement que l’on va essayer de revenir.

  « Le risque zéro n'existe pas. Quand on va sur des lignes de front, on sait que tout peut arriver »

Cela m'est arrivé à plusieurs reprises de me retrouver dans des situations où ce n'est pas passé loin. La plus récente, c'était en 2016, à Syrte, en Libye, lors d’une bataille contre Daech. Sur place, il y avait un très bon photoreporter néerlandais qui s'appelait Jeroen Oerlemans. Nous étions sur la ligne de front et il a décidé de traverser une rue. Il m'a demandé si je le suivais. Je lui ai répondu que je ne le sentais pas. Il a traversé et a été touché. Il avait un gilet pare-balles, mais il a pris une balle, sur le côté, à l'endroit où on assemble les deux parties. Il est mort sur le coup, à une vingtaine de mètres de moi.

Est-ce important de raconter les coulisses d’un reportage ?

Pour moi, ce n'est pas le plus important. Le plus important, c'est ce que vivent les civils. Le journalisme n'est pas le sujet. Le journaliste risque sa vie sur le terrain, et c'est bien de le rappeler. Mais ceux qui prennent le plus de risques, ce sont des civils, qui vivent sous les bombardements, sous les sièges, etc. Jeroen Oerlemans et d'autres sont morts parce qu'ils sont journalistes de guerre, et que la guerre, c'est la mort. Donc lorsqu’il y a des civils qui meurent, parfois, il y a des journalistes qui meurent également.

Êtes-vous seul lorsque vous partez sur une zone de conflit ?

Quand je pars en reportage sur une zone de guerre, je pars seul, et sur place, je travaille avec d’autres professionnels : la plupart du temps un fixeur et un chauffeur.

Avez-vous des regrets concernant des reportages que vous auriez faits ou pas faits ?

J’ai un seul regret. Juste avant la mort de Kadhafi, cela faisait trois semaines que j'étais à Syrte, et on m'a demandé de rentrer. Je suis parti et il a été attrapé à l'endroit exact où je me trouvais une semaine plus tôt. Cela m’a frustré.

Que faites-vous après la fin de votre contrat à Beyrouth ? Avez-vous envie d’exercer en France ?

À la fin de mon contrat, je vais rejoindre le service reportage de Radio France. Je ne sais pas ce que je vais faire, mais je pense que je vais vivre en France. Mais depuis la France, je vais continuer à voyager, et pas seulement au Moyen-Orient. L'Afrique et l'Asie me manquent. J’ai envie d’aller en Amérique latine, aux États-Unis, au Canada aussi. J'ai également envie de couvrir le conflit ukrainien.

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