« Un visionnaire », un « travailleur acharné », un « entrepreneur engagé » à la « formidable ascension » : sur cette page du site de L’Express, les superlatifs se bousculent pour retracer la « success story » de l’homme d’affaires Sadri Fegaier, créateur du courtier en assurances de produits multimédias Sfam et des boutiques de produits high-tech Hubside.
Daté de décembre 2022, le portrait louangeur a été discrètement dépublié peu avant l’été 2024. Sage décision : les entreprises du self-made-man venaient d’être placées en liquidation. Et le « visionnaire » comparaît du 23 septembre au 2 octobre devant le tribunal judiciaire de Paris. Il est accusé avec ses sociétés d’avoir ponctionné illégalement les comptes de milliers de consommateurs, notamment par des prélèvements irréguliers sur le compte de clients qui avaient pourtant résilié l'assurance de leur téléphone portable. Les pratiques abusives se sont étalées sur près d’une décennie. Une durée hors normes. Il risque deux ans de prison et 300 000 euros d’amende.
L’Express s’est-il fourvoyé sur Sadri Fegaier ? En fait, pas vraiment… Le panégyrique (dont on retrouve la trace dans les arcanes du web) n’émane pas d’un journaliste de la rédaction. En haut de page, figure la mention « Publi-rédactionnel ». Autrement dit, une publicité aux allures d’article.
Pour s’auto-célébrer, l’homme d’affaires n’a pas payé que L’Express. À quinze jours d’intervalle, fin 2022, un portait similaire est publié par Le Point, sous la bannière « Le Point Stories » dédiée par le magazine au brand content (l’avatar moderne du publi-rédactionnel). Quelques mois plus tôt, c’était sur le magazine économique Forbes — un article toujours en ligne au moment où ces lignes sont écrites.
Mais la plupart des « articles » achetés par le groupe en 2022 et 2023 concernent non pas l’homme mais ses entreprises. Ils proposent une description pour le moins avantageuse de l’activité des boutiques Hubside (sur les sites de Challenges, et à nouveau, du Point et de L’Express) ou de leur maison-mère, Indexia (toujours consultable sur Le Figaro). Sur ces pages, bien sûr, aucune allusion aux abus en série dont elles sont accusées. Et les mentions sur la nature publicitaire du texte (« contenu proposé par notre partenaire ») ne sont pas forcément limpides pour l’internaute de passage.
Dans les deux années précédant la faillite, au moins cinq grands médias ont donc publié des textes payés par les entreprises de Sadri Fegaier. L’opération revient à utiliser les médias pour tenter de se refaire une virginité numérique.
Confrontés à la multiplication des clients mécontents, le groupe Sfam/Indexia s’est très tôt soucié de son e-réputation. De 2018 à 2022, il a confié une mission de « réputation et gestion des risques en ligne » à Avisa Partners, un cabinet d’influence controversé — il a été accusé de mener des opérations de manipulation de l’information.
2 300 euros par article
Le groupe Sfam/Hubside/Indexia le rémunérait notamment « selon le nombre de publications obtenues » à hauteur de « 2 300 euros hors taxes / article », d’après le contrat détaillé dans un jugement du tribunal de commerce de Paris de septembre 2023. La collaboration entre les deux sociétés s’est, en effet, terminée devant la justice, en raison des factures impayées. Impossible toutefois de savoir si les articles « obtenus » par Avisa Partners étaient des publi-reportages achetés ou d’autres types de publications, comme des blogs créés de toutes pièces ou des articles nés de relations presse classiques avec les journalistes. Selon Mediacités, le groupe a aussi fait travailler un autre spécialiste du nettoyage de réputation digitale, Net’Wash.
Le principe ? Produire des contenus à tonalité positive et s’assurer de leur bon référencement, afin de noyer les contenus négatifs présents en ligne. Mettre la poussière sous le tapis, en somme. Quoi de mieux que de profiter de la respectabilité des titres de presse pour cela ? Le coût n’est pas si élevé : parfois quelques centaines, au maximum quelques milliers d’euros par article, selon plusieurs professionnels des médias.
Des alertes depuis au moins 2017
Ceux-ci auraient-ils pu détecter cette instrumentalisation par un acteur peu recommandable ? Il était difficile d’ignorer la réputation sulfureuse du groupe. Les alertes des défenseurs des consommateurs, Que Choisir et 60 millions de consommateurs, sont régulières depuis au moins 2017. En 2019, la Sfam écope d’une amende de 10 millions d’euros pour pratiques commerciales trompeuses, à la suite d’une enquête de la répression des fraudes (DGCCRF) : de trop nombreux clients se sont retrouvés abonnés malgré eux aux services du groupe. Mais les pratiques perdurent. En avril 2022, la DGCCRF annonce avoir bouclé une deuxième enquête, toujours pour pratiques trompeuses, transmise à la justice en vue d’un procès — celui-là même qui se tient en ce mois de septembre 2024. Les médias généralistes ont embrayé avec des enquêtes, approfondies et souvent accablantes : « Sadri Fegaier, génie ou escroc ? » se demande Paris Match en juin 2022, tandis qu’en janvier 2023, sur France 2, « Envoyé spécial » se penche sur « Les secrets du plus jeune milliardaire de France ».
Insuffisant pour alerter les régies publicitaires chargées de commercialiser les espaces de brand content ou de publi-reportages. Et ce, bien qu’à l'époque, Arrêt sur images pointe explicitement le problème. Si bien que la schizophrénie guette certains médias. Le 15 mars 2023, Challenges relaie une dépêche AFP indiquant qu’un collectif de 61 consommateurs victimes de la Sfam et des boutiques Hubside assigne les sociétés en justice. Moins de six semaines plus tard, comme si de rien n’était, le site du magazine économique publie un « communiqué » vantant les magasins Hubside, qui proposent « une tech plus responsable et des prix plus accessibles ».
Alors que la Sfam écope d’une interdiction de commercialiser des assurances au printemps 2023, des publi-communiqués pour l’autre filiale du groupe, Hubside, sont encore publiés en juillet (Le Point) et octobre (L’Express). Ironie, ce dernier contenu est titré : « La satisfaction client, une priorité du groupe Hubside ».
Les espaces de publi-communiqués ne font guère l’objet de filtrage sur le sérieux des acteurs demandant à publier. « Quand le texte est fourni par le client via son agence, nous ne menons pas de travail d’investigation. C’est différent lorsque nous écrivons nous-mêmes le contenu pour le compte de l’annonceur », explique-t-on à la régie publicitaire d’un des titres concernés. Dans le cas de Sfam/Indexia, les contenus récents étaient fournis « par une petite agence spécialisée dans le SEO » (NDLR : search engine optimization ; optimisation du référencement, en français). « Toutefois, ensuite, le texte peut être dépublié si nous sommes alertés, par exemple par des lecteurs. »
« Quand Leclerc dit dans ses publicités qu’il est le moins cher, je ne sais pas si c’est vrai »
« Difficile de se comporter en censeur préalable, abonde Alain Weill, propriétaire de L’Express*. Le contenu est de la responsabilité de la marque. Quand Leclerc dit dans ses publicités qu’il est le moins cher, je ne sais pas si c’est vrai. La règle qui vaut pour une publicité normale vaut pour du publi-rédactionnel. L’important est que la présentation soit sans ambiguïté, pour que le publi-rédactionnel ne soit pas confondu avec les articles produits par la rédaction. »
L’absence de contrôles est pourtant un jeu dangereux pour les médias concernés. Car d’autres cas préoccupants ont été signalés. Fin 2023, 60 millions de consommateurs mettait à jour celui d’un faux assureur nommé Zebrance. Il vantait ses contrats grâce à des articles sponsorisés sur les sites de La Tribune, Le Dauphiné libéré, Le Point… Problème : n’étant pas enregistré auprès des autorités françaises, ses assurances n’avaient aucune valeur.
* Patron de L’Express, Alain Weill a été annoncé comme administrateur du groupe Sfam/Indexia fin 2022 (une nomination finalement avortée, selon L’Informé). Interrogé, il assure que la publication des publi-reportages est sans lien avec cet épisode : « Elle avait commencé sur lexpress.fr avant ma fausse nomination comme administrateur. Et je n’ai jamais abordé le sujet avec Sadri Fegaier. »