Silicon Valley : critique du libéralisme numérique

Silicon Valley : critique du libéralisme numérique

Pour l’écrivain Éric Sadin, l’organisation algorithmique de nos sociétés est un fait total, aspiration ultime d’un technolibéralisme qui fait, dangereusement, consensus.

Temps de lecture : 4 min

La Silicon Valley est le centre ordonnateur d’un modèle civilisationnel désormais partagé par tous et porteur d’un anti-humanisme radical. C’est le constat dressé dans cet essai publié dans une collection revendiquée elle aussi comme radicale (« Pour en finir avec », aux éditions L’Échappée) et qui représente le deuxième ouvrage français majeur sur le sujet en quelques mois, après celui, bien plus nuancé, de la sociologue Monique Dagnaud.

Éric Sadin, auteur polymorphe habitué à une certaine prose anxiogène – jusque dans ses titres : Poésie atomique, Globale paranoïa, Les Quatre couleurs de l’apocalypse – délaisse l’analyse de la surveillance (qui ne « représente plus le fait majeur » de nos sociétés numériques) et même celle de la régulation algorithmique de nos vies, étayée dans deux ouvrages, L’Humanité augmentée et La Vie algorithmique, pour embrasser une critique plus systémique, celle d’un « schéma outrageusement unilatéral » (p. 27).

Naissance d’un concept-monde

Le livre se veut en fait une analyse de la contagion des idées : cette silicolonisation, qui est en fait une « self colonization », une poussée que se sont imposées les démocraties occidentales à elle-même, fascinées qu’elles sont par le génie exalté par les icônes de la Silicon Valley et s’auto-situant dans le sillon d’une doxa encouragée par « les industriels, la majorité des économistes, les universités et grandes écoles, les agences de prospective, les think tanks et organes de pression […] » ainsi que par la classe politique (p.25).
 
Cette contagion naît dans un creuset cyber-utopique dont on connaît aujourd’hui bien les contours, grâce à des auteurs tels qu’Evgeny Morozov et surtout Fred Turner(1) (2)
 
« L’ADN originel de la Silicon Valley, c’est la contestation d’un cadre existant jugé obsolète » (p. 52) : un ADN qu'on peut distinguer dès l’époque de la « deuxième Silicon Valley », née autour de Bill Gates, Steve Jobs et Steve Wozniak. Une première génération, celle de Hewlett-Packard, qui portait, trente ans plus tôt, une vision plus fonctionnaliste de la technique, avait posé les bases d'un cadre toujours existant : l’alliance initiative entrepreneuriale/excellence universitaire/haute technologie.
 
L’arrivée d’Internet dans les années 1990 marque une troisième génération, coupable d’un « déchaînement psychiatrique » (p. 65), hystérie collective autour d’une nouvelle ruée vers l’or qui aboutit à la bulle Internet plongeant de nombreuses entreprises dans la faillite. Éric Sadin voit dans la quatrième génération, celle de la collecte de données personnelles à haute valeur commerciale, la trahison de la promesse d’une bienveillante économie de la connaissance, troquée pour celle, dévastatrice, d’une économie « des comportements ». Une « cinquième Silicon Valley » surgit enfin : celle d’une Valley colonisant le monde, allant jusqu'à achever le processus de mondialisation.

La perte organisée de notre autonomie décisionnelle

Cette cinquième Silicon Valley, c’est l’« acmé du positivisme » (p. 87) et de la rationalité techno-scientifique, qui s’impose comme « un fait structurel inéluctable ». Elle est « jonchée d’une infinité d’"innovations" destinées à combler toutes les lacunes de la Création » (p. 93), y compris l’humain lui-même, qu’elle vise à réguler et finalement, à éradiquer. Car ce qui se joue ici et qui est décrit sur toutes ses facettes par Éric Sadin, c’est un technolibertarisme dont l’ethos est de « capitaliser sur chacun de nos souffles » en vue d’« horizons virtuellement infinis de profits » (p. 108).

 
 L’obsolescence de l’homme est actualisée avec le pouvoir, désormais « sans limites », du libéralisme numérique 
Car, derrière le contrôle de pans entiers d’activités humaines par les algorithmes, est en train de naître le « guidage robotisé des gestes » (p. 110) : c’est la fin de notre jugement subjectif, c’est un humain qui se met en mode « auto-pilote » et devient un « managé ». Les données qu’on collecte de lui ne permettent pas d’améliorer sa vie en lui trouvant des « recommandations pertinentes » : elles dépolitisent tout et au travail, dans l’industrie, dans notre vie quotidienne, nous régissent par des « prescriptions automatisées ». L’obsolescence de l’homme : l’observation théorisée dès les années 1950 avec Günther Anders est ici actualisée avec le pouvoir, désormais « sans limites », du libéralisme numérique, et qui s’insinue, comme le décrit Éric Sadin, dans tous les registres de notre vie, santé et sommeil inclus.
 
Cette « industrie de la vie » et ses mythes déjà connus (la start-up, la disruption, les king coders, la philosophie du management horizontal, l’économie collaborative, les grands-messes de Las Vegas à Lisbonne, les conférences TED, tous décortiqués par Éric Sadin dans un long effort d’écriture d’un contre-discours à la « propagande siliconienne »), sont aussi analysés sous le prisme de la « psychopathologie », le « psyliconisme » étant évoqué à plusieurs reprises comme une maladie mentale. Éric Sadin disserte assez classiquement sur l’affaiblissement de nos facultés sensibles, l’hybris et la dynamique pulsionnelle de toute-puissance des entrepreneurs en sweat à capuche, la haine de soi et la pulsion de mort des transhumanistes ou encore l’ère de l’individu-tyran qui, au contact de mondes virtuels qu’il domine, fuit tout respect des institutions. À la fois croyants dans notre toute-puissance et dépossédés par l’intelligence artificielle et les robots, nous courons à un nouveau « malaise dans la civilisation », une nouvelle ère de la catastrophe multipliant troubles mentaux et conflits.

Impasses et salut de la critique technologique

Le mérite de l’ouvrage de Sadin est à l’évidence de s’intéresser aux conceptions politiques et économiques à l’œuvre derrière les discours sur la technique. Il se présente d’ailleurs lui-même comme un « auteur lanceur d’alerte », écrivain dont le « souci de précision, de clarté et d’élégance de la langue » s’oppose à la « rhétorique vulgaire colportée par le monde numérico-industriel » (p. 37). Malgré sa tendance à « picorer » dans la critique technologique classique (sont invoqués ci et là Gilbert Simondon, Jacques Ellul, François Jarrige) plutôt qu’à la digérer en profondeur, le contre-discours proposé et le « Grand Refus » qu’il oppose solennellement (pp. 230-242) aux capteurs et aux objets connectés, comme l'avait fait Herbert Marcuse avant lui face à la société de consommation, forment une critique systémique et tournée vers le réel bienvenue.

Mais Evgeny Morozov a déjà alerté sur « l’imperméabilité à la critique de l’empire du bullshit qu’est la Silicon Valley », et sur la vanité de toute critique technologique ne portant pas de « projet radical de transformation sociale ». La critique radicale d’Éric Sadin débouche sur un projet de société glorifiant la sensibilité et la créativité en dehors de la technique : une voie presque technophobe qui se concentre sur la critique d’un discours dominant hyperbolisé et ramené en de multiples occurrences à un projet fasciste et totalitaire. Une critique qui fait aussi l’économie d’une sociologie des usages numériques, rejetée comme trop conciliante, et qui réduit les actions politiques menées par les associations libristes et de défense des biens communs informationnels à leur combat pour la vie privée qui serait soutenue par le souhait de rester dans leur « confort petit-bourgeois » (p. 230). Le lien unissant éthique et la technique, inextricablement lié au projet cybernétique à l’origine la société de l’information(3) , est toutefois évoqué (pp. 243-254) et s’affirme comme seule voie possible de salut pour de nos sociétés techniciennes.
    (1)

    Fred TURNER, Aux sources de l’utopie numérique, éditions C&F, 2012 

    (2)

    red TURNER, Aux sources de l’utopie numérique, éditions C&F, 2012.", et qu’Éric Sadin évoque en préambule d’un rapide historique : les années californiennes psychédéliques et l’émergence, en particulier à San Francisco, d’une contre-culture hédoniste se rassemblant autour d’expériences sensorielles et communautaires, de laquelle certains acteurs extrairont et déporteront, dans les prémices de l’informatique personnelle, le projet d’émancipation de l’individu – « on ne sait par quel abus rhétorique », juge Éric Sadin (p. 49).

    (3)

    Voir par exemple Les rêves cybernétiques de Norbert Wiener de Pierre Cassou-Noguès, Seuil, 2014. 

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