Kevin Young est « Head of audience » de l’hebdomadaire britannique The Economist. S’appuyant sur une équipe de neuf journalistes, il dirige la stratégie social media du magazine, avec un objectif clair : ramener les followers sur le site web et l’application maison.
Créé en mai 2014, le compte Instagram de The Economist compte aujourd’hui 5,4 millions d’abonnés. À quel moment avez-vous décidé qu’Instagram devait devenir une part importante de votre stratégie numérique ?
Notre compte Instagram a été originellement créé par notre bureau photo qui le gérait comme un compte photo. C'était très beau et très impressionnant, mais il montrait le travail de personnes travaillant à l’AFP, Getty Images, etc. Je suis arrivé à The Economist il y a près de deux ans et l'une de mes grandes priorités était de faire d'Instagram une véritable vitrine du journalisme visuel que nous produisons. J'avais auparavant créé le compte Instagram de Bloomberg et, avant cela, travaillé sur le compte Instagram de BBC News. Il était clair pour moi qu’Instagram représentait une opportunité car nous produisons beaucoup de contenus visuels (graphiques, vidéos, illustrations) qui, j’en étais persuadé, seraient fantastiques sur cette plateforme, tout en nous distinguant de ce qu’y faisaient les autres éditeurs.
Diriez-vous aujourd’hui que vous avez réussi à recruter une nouvelle génération de lecteurs, ou est-il trop tôt pour juger cela ?
Je pense que nous avons réussi, oui. Je suis très fier de voir que deux tiers de nos followers sur Instagram ont entre 18 et 34 ans, ce qui représente entre trois millions et trois millions et demi de jeunes. Avant de relancer notre compte Instagram il y a dix-huit mois, nous ne générions aucun trafic vers notre site web depuis la plateforme. Très vite, nous avons commencé à générer des centaines de milliers de visites chaque mois sur le site, en utilisant la fonctionnalité des liens dans la biographie du compte. Instagram est de ce point plus efficace que LinkedIn, qui est une autre de nos quatre plateformes les plus importantes. Donc non seulement nous créons du contenu qui fait réagir notre jeune public, mais nous voyons que ces jeunes retournent sur notre site web et qu'ils lisent davantage ce que nous produisons.
Quel est le type de contenu sur votre flux qui connaît le plus grand succès en général ?
Les contenus qui sont liés au journalisme de données ainsi que les graphiques fonctionnent bien. Ce ne sont peut-être pas les contenus les plus likés, mais ils sont très efficaces pour aider The Economist à se démarquer. Notre proposition de data journalism est notre point fort et est probablement le domaine dans lequel The Economist est reconnu mondialement. Selon moi, un graphique facile à comprendre, avec un titre très clair et une légende qui donne suffisamment d’informations, retient l’attention des gens, les fera arrêter de défiler sur leur téléphone et les poussera à cliquer sur le lien de la bio. Vous n’avez peut-être qu’une ou deux secondes pour susciter l'intérêt des gens et les encourager à lire la suite. La séquence du week-end que nous utilisons sur Instagram le dimanche est très populaire. Nous sélectionnons six articles en nous basant sur les données d'autres plateformes sociales pour éclairer notre décision. C’est le genre de contenu qui peut aider à former des habitudes.
Une des séquences du week-end de The Economist. Capture d'écran Instagram.
Comment jugez-vous la performance des contenus publiés sur votre compte Instagram ?
Nous mesurons le trafic venant des clics sur le lien dans la bio, le nombre d'abonnements qui ont été générés après que quelqu'un a lu un article. Nous regardons également les likes mais parfois le contexte évoqué dans un de nos posts fait que vous n’avez peut-être pas envie de mettre un cœur. Vous pouvez vous engager avec le contenu de nombreuses façons différentes. Nous examinons le nombre de partages via les messages directs. Parfois, les gens prennent une capture d'écran d'un post et ils l'envoient ensuite en DM (direct message) à un ami ou à un collègue. On constate en particulier avec notre journalisme de données et nos graphiques que nos contenus sont partagés des milliers de fois. Instagram nous indique également le nombre d'abonnés à notre compte que vous avez générés à partir d'une publication. Tout ça constitue une chaîne très importante, ce sont des mesures que nous pouvons utiliser pour analyser les publications. Mais les renvois vers notre site web et les abonnements sont les choses les plus importantes que nous observons.
Vous avez évoqué le « lien en bio », qui revient beaucoup sur Instagram. Il n’est pas possible, sur ce réseau social, de publier des liens cliquables autre part que dans la bio du compte. N’est-ce pas un handicap pour un média ?
Il y a cinq ans, les comptes photo-centrés étaient très efficaces. C'était peut-être ce que recherchaient en priorité les utilisateurs d’Instagram. Les grands médias y allaient, publiaient des photos et étaient très contents de recueillir des likes et des commentaires.
Je pense que notre problème est que si tout l'engagement reste sur Instagram, sans aucune retombée sur notre site ou notre application, nous ratons des occasions de rencontre avec les lecteurs, de générer de la publicité et des abonnements.
Le fait de ne pas pouvoir insérer de lien dans nos posts a été vu comme une belle opportunité plutôt qu’un handicap. Nous avons pu observer comment d'autres éditeurs utilisaient la fonction de lien dans la bio et nous voulions faire ça de la meilleure manière possible. Nous n'avons jamais fait de clickbait et nous ne voulions pas afficher des « cliquer sur le lien en bio » dans chacun de nos posts, sans contexte. Nous avons essayé d'utiliser des légendes assez courtes en faisant en sorte d’inciter à consulter le lien dans la biographie du compte. Pour cela, nous révélons quelques éléments de l’article, suffisamment pour intéresser les gens et utilisons ce que vous pourriez appeler des « appels à l'action » (call to action) ou des « instructions » indiquant qu’il y a autre chose d’intéressant derrière le lien.
En novembre 2019, vous expliquiez au site Digiday qu'environ un tiers du trafic du site provenait des plateformes sociales. Est-ce toujours le cas, et quelle est la part d'Instagram ?
Instagram génère actuellement entre 5 % et 10 % du trafic social de The Economist chaque mois. Facebook reste notre plus gros conducteur d’audience parmi les réseaux sociaux.
Ce chiffre correspond-il à vos attentes ?
Je n'avais pas d'attentes. Chez The Economist, nous écrivons sur les sujets que nous jugeons importants, qu'ils soient en phase avec nos sujets de prédilection ou en lien avec de l'actualité pure. Nous n'écrivons pas d'articles uniquement parce que nous pensons qu'ils vont générer des millions et des millions de références.
Avez-vous des chiffres à partager sur le recrutement de nouveaux abonnés au magazine via les réseaux sociaux en général, et Instagram en particulier ?
Il est difficile de suivre les totaux pour chaque service, car nous menons en parallèle de nombreuses actions de marketing payant sur plusieurs plateformes. Les abonnements sont donc générés à partir de sources multiples. Je dirais que l’activité organique sur les médias sociaux génère des dizaines de milliers d’abonnements par an, et plus de 10 % de ceux-ci proviennent d’Instagram.
Vous avez également développé des partenariats publicitaires dans les stories Instagram. Que pouvez-vous nous en dire ?
Nous avons attiré plusieurs sponsors pour des stories Instagram, cela a été notre principal domaine de développement pour la publicité. Il y a eu des stories individuelles sponsorisées, parfois dans notre séquence de lecture du week-end. Certains annonceurs peuvent apparaître au milieu de cette séquence. Je pense qu'il est important de souligner que la rédaction de The Economist est indépendante et que les annonceurs n'ont aucune influence sur notre contenu ou sur les sujets que nous choisissons de couvrir. Mais selon les termes de notre service de solutions clients, les commanditaires et les annonceurs peuvent participer à certains contenus que nous produisons pour Instagram.
Y a-t-il eu un effet « Covid-19 » sur la consommation des contenus sur votre compte Instagram ?
Oui nous avons vu, comme beaucoup de médias, une augmentation significative du trafic en mars, avril et mai 2020. Et les gens sont restés avec nous, ont souscrit des abonnements. Notre nombre de followers a également augmenté. Nous nous sommes démarqués par nos contenus, car nous avons quelques-uns des meilleures journalistes scientifiques au monde. Nous nous sommes penchés très longtemps sur origines du nouveau coronavirus, l'histoire des vaccins et de leur mise au point, ainsi que beaucoup d’autres sujets. Beaucoup de gens sont venus sur le compte Instagram de The Economist pour obtenir de l'information et comprendre ce moment très déroutant.
Une story de The Economist sur le nouveau coronavirus. Capture d'écran Instagram.
Vous faites aussi sur Instagram la promotion de vos podcasts. Est-ce efficace ?
Nous appelons ça des audiogrammes. C’est une très bonne façon d'utiliser la vidéo sur le flux Instagram et oui, c'est très efficace. Tout d'abord, c'est une bonne tactique de sensibilisation de notre public à nos podcasts. En général, nous sélectionnons un segment d'une interview avec une personne célèbre qui a été invitée dans l’un de nos podcasts. On peut faire l’hypothèse que les audiogrammes sont un bon moyen de donner aux gens des idées de podcasts à écouter le week-end.
Vous avez mentionné les autres plateformes sur lesquelles The Economist est présent. Le développement d’Instagram est-il un projet autonome, particulièrement important dans votre stratégie, ou s'agit-il plutôt d'un outil complémentaire ?
Il y a deux façons de répondre à cette question, la première est en termes de charge de travail. En tant qu'équipe, notre stratégie sur Instagram est pensée en même temps que celles pour LinkedIn, Twitter et Facebook. Nous avons synchronisé notre calendrier de publication sur LinkedIn et Instagram, c’est-à-dire huit messages par jour sur chacune des deux plateformes. Sur Instagram, nous postons des articles que nous venons de publier, tandis que sur LinkedIn nous favorisons nos archives ainsi que la vidéo. Mais nous utilisons presque les mêmes mots sur les deux réseaux, parce qu’Instagram et LinkedIn sont toutes deux des plateformes très conversationnelles, qui incitent à l'engagement des publics. L’algorithme de LinkedIn semble favoriser les commentaires et l'engagement sur les histoires en plus des clics. Nous pouvons souvent commencer un débat sur LinkedIn en adoptant le même langage que sur Instagram. La deuxième partie de ma réponse est qu’Instagram en tant que tel est une plateforme très importante. Notre site web et notre application sont nos extensions numériques les plus chères à nos yeux, car elles nous appartiennent. Mais nous devons et voulons utiliser les médias sociaux pour atteindre la prochaine génération de lecteurs et d’abonnés de The Economist.
Si je ne me trompe pas, The Economist a été présent sur Snapchat mais n’y est plus, pourquoi ?
Nous étions en effet sur Snapchat, mais nous ne produisons pas de contenu sur la plateforme pour le moment. Toutes les plateformes sociales avec un grand nombre d'utilisateurs intéressent les éditeurs. Équilibrer nos ressources et déterminer où devraient être nos priorités est donc primordial. Pour nous, il est très important de ramener les gens sur notre site web. Les quatre plateformes sur lesquelles nous nous concentrons aujourd’hui (Facebook, Twitter, Instagram, LinkedIn) nous permettent de le faire, pas Snapchat qui favorise l'engagement sur la plateforme et conduit les utilisateurs à y rester. Nous n'excluons cependant pas de travailler avec Snapchat à l'avenir.