« The Stream », la révolution médiatique signée Al Jazeera ?

« The Stream », la révolution médiatique signée Al Jazeera ?

Lancé par Al Jazeera en mai 2011, le programme « The Stream » confirme la capacité de la chaîne à s’emparer des nouvelles technologies et l’audace qui la distingue de ses concurrents.
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Si sur le plan politique les printemps arabes ont marqué l’année 2011, ce fut sur le plan médiatique le printemps d’Al Jazeera. Créée en 1996 et financée par l’émir du Qatar, Sheikh Hamad bin Khalifa al-Thani, la chaîne satellitaire d’information en continu a renouvelé le paysage des médias dans le monde arabe en privilégiant les débats contradictoires et la diversité dans le recrutement de ses journalistes et de ses intervenants. Si Al Jazeera a pu choquer et créer la controverse, la qualité de ses productions est aujourd’hui mondialement reconnue. Ce récent succès d’estime contraste avec l’histoire de la chaîne.
 
Elle fut symboliquement condamnée par le gouvernement Bush en 2004 lorsque Donald Rumsfeld, alors secrétaire d’État à la Défense, accuse publiquement les journalistes de la chaîne de mensonges (« They are simply lying ») et juge leur traitement de l’actualité – en l’occurrence le comportement des troupes américaines à Fallujah, en Irak – « vicious, inaccurate, and inexcusable ». Quand Al Jazeera lance en 2006 Al Jazeera English, une chaîne exclusivement anglophone, elle peine à trouver des câblo-opérateurs américains prêts à la diffuser. Alors qu’elle souhaite concurrencer CNN International et BBC World, Al Jazeera English n’est accessible aux États-Unis que dans l’Ohio, le Vermont et la capitale Washington, DC. Quasiment bannie d’un marché idéal, elle poursuit ses négociations avec Time Warner Cable et Comcast, deux des plus grands câblo-opérateurs du pays.
 
Mais la sévère sentence de Donald Rumsfeld et les accusations ou la méfiance de ses détracteurs sont aujourd’hui étouffées sous le bruit des éloges dont la chaîne qatarie fait l’objet. Sa couverture des soulèvements tunisiens puis égyptiens est unanimement saluée comme innovante et pertinente. Al Jazeera explique ce succès par sa capacité d’anticipation : selon Riyaad Minty, responsable « réseaux sociaux » au sein de la chaîne, leur stratégie de se mettre en contact, le plus tôt possible, avec les internautes les plus actifs et les blogueurs les plus influents sur place et de s’appuyer sur ce « journalisme citoyen » a pu faire la différence.
 
Sans même débattre du rôle politique qu’elle a pu jouer dans la cohésion des mouvements révolutionnaires, la chaîne a incontestablement proposé une couverture médiatique qui a distancé ses concurrents ou simplement profité de leur défaillance : elle fut le seul média à offrir une couverture live en continu de la révolte égyptienne(1).
 
La reconnaissance du professionnalisme d’Al Jazeera atteint son plus haut point lorsque Hillary Clinton, secrétaire d’État de l’administration Obama, déclare en mars 2011 que la chaîne fournit vraiment de l’information(2).
 
 
Hillary Clinton, le 2 mars 2011 devant le Sénat (Washington, DC, États-Unis)

Son intervention devant le Sénat à Washington, DC, consacre le retour en grâce de la chaîne qatarie aux États-Unis. Al Jazeera vit son printemps américain : 80 000 personnes signent la pétition exigeant sa diffusion sur le continent. Quelques jours avant le discours d’Hillary Clinton, le directeur des communications de la chaîne, Satnam Matharu, annonçait que le trafic de leur site Internet avait augmenté de 2 500 %, dont 60 % en provenance des États-Unis. Ayman Mohyeldinn, correspondant d’Al Jazeera English au Caire, est invité le 22 mars 2011 dans « The Colbert Report », émission satirique qui connaît des pics d’audience dépassant le million de téléspectateurs. Sa venue est alors commentée comme un « pop-cultural coming-out for Al Jazeera in the United States ».
 
Ayman Mohyeldinn, correspondant d’AJE au Caire invité du « Colbert Report » le 22 mars 2011

Acclamée pour sa couverture du printemps arabe, adoubée par Hillary Clinton, séduisant le public américain, Al Jazeera English (AJE) profite de cette crédibilité retrouvée pour lancer « The Stream », un concept emblématique de la chaîne. En préparation depuis 2010, ce programme a trouvé, avec les révolutions tunisiennes et égyptiennes et le sacre des réseaux sociaux qui les a accompagnées, une occasion parfaite pour sortir des tiroirs des bureaux de Doha et installer son plateau à Washington, DC.
 
« The Stream » se présente comme une communauté en ligne dont le point de rencontre est une émission diffusée simultanément à la télévision et en streaming sur Internet, quatre jours sur sept, du lundi au jeudi, à 19h30 GMT. Lancée sur le site d’AJE mi-avril 2011, « The Stream » n’est apparu dans le petit écran que le 2 mai suivant. L’émission épouse parfaitement la vague de popularité que connaissent les concepts de journalisme-citoyen et de narration interactive : choisis à partir des discussions, débats, témoignages et suggestions des internautes, les sujets que développent les journalistes sur le plateau sont nourris de contributions en direct. Connectés à Twitter, Facebook, YouTube, UStream et à Skype pour mener les interviews, deux animateurs principaux et un journaliste invité, selon l’histoire phare du jour, tous penchés sur leur ordinateur portable, échangent entre eux mais surtout réagissent aux commentaires des spectateurs sur les réseaux sociaux et en font la matière première de l’émission.
 
En vitrine de « The Stream », ses deux présentateurs charismatiques, Derrick Ashong (ci-dessous) et Ahmed Shihab-Eldin (ci-contre), respectivement diplômés d’Harvard et de Columbia, tous deux passionnés par la politique et les réseaux sociaux, sont à l’image du public qu’ils visent : jeune, éduqué, engagé et connecté. Comme Ignacio Ramonet le préconise dans son ouvrage L’explosion du journalisme, « The Stream » souhaite « prendre en compte les bruissements venus d’Internet et des citoyens qui apportent désormais un regard sur l’information ».


 
Pour les producteurs et les présentateurs de l’émission, il s’agit de légitimer les réseaux sociaux dans le processus de production de l’information(3). Au 28 juin 2011, « The Stream » compte 7 696 abonnés à son compte Twitter et 4 076 à sa page Facebook. Ces chiffres peuvent paraître faibles comparés aux centaines de milliers de personnes qui suivent la chaîne Al Jazeera English sur ces mêmes réseaux sociaux.
 
 
Bien qu’ils soient au cœur du concept, au risque d’être de purs gadgets faisant de l’émission une coquille vide, les réseaux sociaux n’en sont pas la finalité, mais plutôt un outil privilégié pour réaliser la ligne éditoriale d’Al Jazeera English : « give a voice to the voiceless ». Les journalistes préparent « The Stream » en suivant attentivement les discussions animées notamment par des blogueurs et activistes, espérant relayer « ce dont les gens parlent », dans les pays où leur liberté d’expression n’existe pas en dehors des nouveaux médias. Ainsi, depuis son lancement en mai 2011, l’émission a traité de sujets relatifs aux droits de l’homme et à l’usage d’Internet dans les combats politiques, couvrant la totalité du globe, évitant ainsi l’écueil d’une émission repliée sur la zone géographique qui a inspiré sa création.

Si son positionnement journalistique peut faire débat, il est en revanche incontestable que ce programme expérimente la télévision connectée (ou social TV) et pousse le concept à son extrême. Quand la plupart des émissions de télévision tâchent de s’adapter au Web, il semble ici qu’Al Jazeera English ait réussi le tour de force ironique d’adapter le Web à la télévision. « The Stream » se définit comme une communauté en ligne, avant même d’être une émission : en effet, la diffusion télévisée ne dure que 35 à 40 minutes, elle est précédée d’un pre-show et suivie d’un post-show, également tournés en plateau mais réservés au streaming sur Internet. Sur les réseaux sociaux, les échanges se font en continu, 24 heures sur 24, sept jours sur sept ; certains sujets sont ainsi traités exclusivement sur le site Internet, en agrégation de « tweets », de « wall posts » et de vidéos YouTube. Plus que de la télévision connectée, le programme peut se vanter d’être la première connexion télévisée, où les community managers exercent, filmés, sur un plateau et où l’interactivité est le ressort unique de l’émission.
 
Plateau de l'émission « The Stream », 8ème épisode-pilote, 28 avril 2011

Les internautes attirent en amont de chaque diffusion l’attention de « The Stream » sur les sujets qui intéressent le plus, qui sont les plus commentés sur la Toile et sur les éventuelles questions soulevées à l’occasion de ces échanges, sur les points à approfondir ou sur les lacunes d’informations. Avec la participation de leurs spectateurs, les producteurs et journalistes de l’émission peuvent proposer un contenu éditorial adapté à la demande et donc garantir l’audience en la sondant en continu.
 
Produit transmédia(4), dont le contenu est quasiment à la demande, où l’interactivité est maximale, diffusé 4 fois par jour, et proposé gratuitement sur Internet, « The Stream » s’impose et prouve une réelle compréhension de la nouvelle consommation des médias (délinéarisation) et de l’usage des nouvelles technologies.
 
On peut craindre en revanche que l’émission se concentrant sur une communauté jeune, très active en ligne et engagée politiquement, et ne relayant que des conversations préexistantes, ne souffre d’un travail éditorial paresseux. « The Stream » ne risque-t-il pas de vivre en vase clos, proposant une information biaisée par l’homogénéité des sources choisies ? Ces interrogations n’ont pas de sens si l’on considère que le programme est un pur produit estampillé Al Jazeera, qui ne revendique aucune objectivité dans sa démarche journalistique, comme l’explique Ahmed Shihab-Eldin(5) :
 The Stream reste fidèle aux choix éditoriaux d'Al Jazeera, qui ne se veut ni "tape-à-l'oeil" ni "objective" […]. Je ne sais pas ce qu'est vraiment "l'objectivité". Cela me semble artificiel.  
 
Le journalisme made in « The Stream » est pratiqué selon les prévisions de Tom Rosenstiel, directeur du Project for Excellence in Journalism, qui en 2008 exposait les quatre rôles qu’un journaliste peut endosser à l’ère numérique : authenticator (déterminer ce qu’il faut croire, ce en quoi il est possible d’avoir confiance), sense-maker (donner une signification aux événements), navigator (orienter vers les éléments dignes d’intérêt) et forum-leader (encourager et animer des échanges éclairés).
 
Conscients des limites de leur concept, les journalistes de « The Stream » n’y voient pas un obstacle et affichent fièrement leur rôle de curator, consacrant l’idée que l’information n’est pas un produit qu’on livre fini mais plutôt un processus, jamais achevé, et dont l’émission se fait le témoin. Et à ceux qui soupçonnent les journalistes de devenir des reporters en chambre et de préférer le terrain virtuel au terrain physique, le directeur des programmes d’AJE, Paul Eedle leur répond indirectement : « Grâce aux réseaux sociaux, nous n’avons pas 55, mais 5 500 et même parfois 55 000 yeux et oreilles sur le terrain » ("Through social media, you can have not 55, but 5,500 or even, on occasion, 55,000 eyes and ears on the ground").
 
Pour la chaîne, il s’agit bien de conquérir un nouveau public, plus jeune, plus connecté, de capter l’audience des cable cord-cutters aux États-Unis(6), et d’asseoir sa position de leader en ce qui concerne l’utilisation des nouveaux médias et par une approche journalistique encline à prendre des risques, face à ses concurrents régionaux et internationaux. Avec « The Stream » et le credo « give the voice to the voiceless », Al Jazeera renforce son positionnement éditorial des premières heures et qui fait d’elle à certains égards, « une scène politique de substitution »(7).

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Crédits photos :
Capture d'écran du site officiel de The Stream, Al Jazeera ;
Capture d'écran d'une vidéo d'Hillary Clinton au Sénat, YouTube ;
Capture d'écran du site officiel de The Colbert Report ;
Portrait d'Ahmed Shihab-Eldin, Doha Film Institute / Flickr ;
Capture d'écran du site officiel de Derrick Ashong ;
Capture d'écran d'une vidéo du compte AJStream / UStream. 
(1)

Sur la spécificité de la couverture par Al Jazeera des printemps arabes, consulter l’article de Théo Corbucci, IRIS, « Facebook, Twitter, Al Jazeera et le printemps arabe » et l'article « Inside Al Jazeera » de Michael Patertini, publié sur gq.com : « The real audacity of AJE was its willingness to identify those people and, in so doing, place itself on some outside edge (outside the corporate infotainment industry, outside the circles of power where most reporters live, outside the normal, predictable raft of stories even) ». 

(2)

« Viewership of Al Jazeera is going up in the United States because it's real news. You may not agree with it, but you feel like you're getting real news around the clock instead of a million commercials and, you know, arguments between talking heads and the kind of stuff that we do on our news which, you know, is not particularly informative to us, let alone foreigners. ». 

(3)

À consulter également sur InaGlobal : «  Twitter, un réseau d’information social ». 

(4)

 « Le transmédia consiste à développer un contenu narratif sur plusieurs médias en différenciant le contenu développé les capacités d’interaction (engagement) en fonction des spécificités de chaque média. À la différence du cross-média ou du pluri-média qui décline un contenu principal sur des médias complémentaires, le transmédia exige un récit spécifique sur chaque média et donne la possibilité au public d’utiliser différents points d’entrée dans l’histoire (circulation de l’audience). », définition proposé par le site transmedialab.org. 

(5)

"The Stream is simply applying the same editorial judgements that Al Jazeera uses which is not to focus on being "flashy" or "objective" - which I think the US mainstream media is so focused on. I don't know what "objectivity" is really. It seems contrived to me. We focus on the story and how we understand it given our perspective and facts and the context we can provide". 

(6)

Le terme désigne les personnes ayant fait le choix de résilier leur abonnement aux chaînes câblées et satellitaires au profit d’une consommation de télévision en ligne, phénomène croissant aux États-Unis. 

(7)

Mohammed El Oifi, « Al Jazira, scène politique de substitution », Le Monde diplomatique, mai 2011. 

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