Hilal Play : le streaming turc « halal » à la conquête d’un public arabe
Une myriade de plateformes de vidéos à la demande est en plein essor au Moyen-Orient. Parmi elles, Hilal Play revendique un divertissement conforme aux valeurs islamiques et adapté à un visionnage en famille.
Le streaming a conquis le monde. Mais au-delà des géants comme Netflix, Disney ou Amazon Prime, un écosystème dynamique de plateformes locales et régionales est en plein essor au Moyen-Orient. Tel est le cas de Hilal Play, plateforme SVOD de streaming « halal » créée en 2020 par des professionnels turcs de l’audiovisuel. Méconnue en Turquie et destinée aux pays arabophones, Hilal Play est installée à Londres avec des équipes réparties entre la Turquie et Dubaï. Elle commence à se faire une place dans un paysage dominé par les plateformes saoudiennes Shahid et OSN, les qataries TOD et BeIN, ou encore des plateformes locales comme Watch-It en Égypte, Aflamin au Maroc, Roya en Jordanie et Ayn à Oman.
Une stratégie de niche
Dans ce contexte concurrentiel, Hilal (qui signifie « croissant islamique ») a fait le choix stratégique de se concentrer sur une niche spécifique : le divertissement « halal ». L’objectif est de proposer un contenu conforme aux valeurs islamiques, excluant notamment les scènes de consommation d’alcool ou les relations sexuelles explicites. Revendiquant un catalogue « family friendly », adapté à un visionnage en famille, la plateforme touche majoritairement un public masculin, âgé de 20 à 30 ans. Les scènes d’amour, bien que présentes, sont traitées avec pudeur, tandis que les scènes de guerre, parfois violentes, souvent perçues comme des représentations d’exploits guerriers de conquérants musulmans, sont jugées moins problématiques.
Dès son lancement, Hilal Play s’appuie sur un catalogue d’acquisition de productions turques à succès, notamment celles diffusées sur la chaîne publique TRT1. On retrouve ainsi le titre phare « Diriliş : Ertuğrul » (« Résurrection : Ertuğrul »), mais aussi « Kudüs Fatihi Selahaddin Eyyubi » (« Saladin : le conquéreur de Jérusalem ») produit en 2023, « Uyanış : Büyük Selçuklu » (« Réveil : Les Grands Seljoukides »), ou encore « Mehmed : Fetihler Sultanı » (« Mehmed : Sultan des conquérants »).
Ces séries historiques, qui mettent en scène des figures emblématiques du monde musulman, mais surtout ottoman, définissent les contours de la ligne éditoriale « halal » de Hilal Play.
La totalité des séries turques recyclées par Hilal Play ont été initialement diffusées à la télévision turque, en épisodes de 100-120 minutes. L’astuce de la plateforme pour les exporter facilement consiste à diviser chacun d’entre eux en deux ou trois épisodes. Ce format, appelé « épisodes internationaux », permet de transformer une saison de 30 épisodes en plusieurs saisons pour le marché international, offrant ainsi aux producteurs une grande rentabilité. D’abord utilisé pour la télévision satellitaire, ce format s’avère parfaitement adapté aux plateformes de SVOD dans les marchés visés.
Nostalgie
Bien que la stratégie de Hilal Play repose sur une offre de niche centrée sur les productions historiques turques, la viabilité d’une plateforme de streaming repose sur un catalogue beaucoup plus large. Selon plusieurs professionnels du secteur que nous avons interrogés, une plateforme doit, pour retenir ses abonnés, proposer au moins 3 000 heures de visionnage. D’après eux, le catalogue idéal se compose à 80 % d’un contenu « pilote » représentant la ligne éditoriale, mais aussi de contenus pour enfants, de productions différentes du cœur de l’offre, ici arabophones.
Or, le catalogue arabe de Hilal Play est encore très limité. Il est surtout constitué de séries anciennes, misant sur la nostalgie et un sentiment de familiarité. Inanc Vardar, un des fondateurs de Hilal Play, explique : « Pour garder son auditoire, une plateforme a toujours besoin d’un contenu qui permet à l’utilisateur, lorsqu’il ne trouve rien à regarder ou qu’il ne souhaite pas explorer de nouveaux titres, de se rabattre sur un contenu réconfortant, qu’il connaît déjà et qui ne demande pas trop d’efforts. » La série de satire socio-politique syrienne « Maraya », avec ses différentes saisons diffusées entre les années 1990 et 2011, illustre parfaitement ce type de contenu familier, tout comme la série égyptienne « Napoleon wa Al mahrousa » (« Napoléon et la terre protégée » [surnom de l’Égypte]), produite en 2012, et la série « Nouna Al Magnouna », une autre production égyptienne socio-satirique qui raconte l’histoire d’une « ma’dhoun » (notaire religieuse), un rôle souvent masculin.
Les « dizis » ont conquis les écrans du monde arabe dès les années 2000, bien avant l’avènement des plateformes de streaming. Qualifiées de « Turkish soap operas », doublés en dialecte syrien, ces séries romantiques et familiales ont su trouver un écho considérable auprès des téléspectateurs. Des productions comme « Gümüş » (2005-2007), connue en arabe sous le nom de « Noor » (« Lumière ») et diffusée en 2008 sur la chaîne saoudienne MBC, ont enregistré des records d’audience avec 85 millions de téléspectateurs. D’autres succès ont suivi, tels que « Aşk ve Ceza »(« Amour et Punition »), « Aşk-ı Memnu »(« L’Amour interdit ») ou encore « Fatmagül’ün Suçu Ne » ? (« Quel est le crime de Fatmagül ? »), et viennent témoigner de l’attrait des productions turques.
« Les séries turques offrent l’image d’une société musulmane moderne »
Ces séries, au-delà du divertissement qu’elles représentent, véhiculent une image d’une société qui séduit le public arabophone, notamment féminin. C’est ce que nous explique Inanc Vardar : « Les séries turques offrent l’image d’une société musulmane moderne, capable de concilier tradition et ouverture sur le monde. Un mélange qui s’incarne dans des personnages aux traits européens mais aux prénoms et aux valeurs musulmanes, évoluant dans un cadre familial traditionnel tout en aspirant à une modernité “à l’occidentale”. »
Ainsi, les « dizis » doivent leur succès à un habile mélange entre l’attrait d’une ouverture sur le monde, incarnée par une esthétique soignée, et le confort rassurant de traditions ancrées et accessibles. Elles abordent des thèmes universels — l’amour, la famille, la trahison — tout en intégrant des éléments culturels et religieux familiers au public arabe. Les séries turques mettent également en scène des problématiques sociales qui trouvent un écho dans des sociétés arabophones, comme les relations parfois conflictuelles entre zones rurales et urbaines, ou encore les défis de l’immigration vers les villes modernes.
Un « Game of Thrones » turc et musulman
« Ils boivent, mais ils prient », ajoute Inanc Vardar au sujet de ces personnages qui, tout en s’affranchissant de certains interdits, évoluent dans un cadre moral et religieux identifiable. Le public arabe se reconnaît en eux : tout en leur paraissant familiers, ils offrent une fenêtre sur des pratiques parfois perçues comme « étrangères » aux sociétés arabes traditionalistes. Ce décalage culturel, au lieu d’être rejeté, est accueilli avec bienveillance, voire curiosité. En effet, c’est à travers le prisme de cette « étrangeté » familière que ces pratiques, potentiellement controversées si elles étaient issues du monde arabe lui-même, deviennent plus facilement acceptables.
Un tournant s’opère en 2011 avec la production de « Muhteşem Yüzyıl » (« Le Siècle magnifique »), ouvrant une nouvelle demande pour ce genre de fiction historique dans le monde arabe. En 2014, « Diriliş : Ertuğrul » (« Résurrection : Ertuğrul ») marque une nouvelle étape dans cette dynamique. Diffusée en Turquie sur la chaine publique TRT1, la série a rencontré un succès mondial retentissant, proposant une représentation héroïque des sociétés musulmanes médiévales. L’esthétique grandiose et les scènes de batailles épiques mettent en avant l’héroïsme des guerriers musulmans face aux Croisés, nourrissant un sentiment de fierté identitaire chez les spectateurs.
Le succès fulgurant de ce « Game of Thrones » turc et musulman offrant une représentation d’une narration contre-hégémonique qui donne aux Moyen-Orientaux des rôles héroïques n’est pas sans soulever un vif débat religieux quant à la licéité de la série. Dans le monde arabophone (Arabie saoudite, Égypte) ou en Asie (Inde, Pakistan), de nombreux musulmans sollicitent des fatawa (avis juridiques islamiques) pour savoir si regarder « Ertuğrul » est « halal » (permis) ou « haram » (interdit). Si les avis divergent, certains prêcheurs considèrent ces séries comme plus acceptables que d’autres, malgré la présence de musique ou de femmes non voilées, éléments souvent perçus comme contraires à l’islam par les prêcheurs les plus radicaux. Ces interrogations, émanant principalement d’un public masculin, témoignent de l’impact profond de ces séries sur les sociétés musulmanes et de leur capacité à susciter des débats dépassant le simple cadre du divertissement.
Reste à voir si la surreprésentation des exploits de l’Empire ottoman dans ces productions continuera à fasciner les publics arabophones, ou si cette identité éditoriale deviendra un frein, étant donné les rivalités géopolitiques fluctuantes.