Stuart Ewen : « La propagande a été développée en raison de la démocratie »

Stuart Ewen : « La propagande a été développée en raison de la démocratie »

À l’heure des réseaux sociaux et de la présidence Trump, Pierre Haski s’entretient avec l’historien des médias Stuart Ewen, à propos de la propagande et de la fabrique de l’opinion publique en démocratie.

Temps de lecture : 32 min

 

Stuart Ewen (né en 1945) est un historien américain spécialiste des médias et de la publicité. Il est l’une des figures des « media studies », discipline qu’il a contribué à fonder aux États-Unis. Professeur émérite au Hunter College et au City Graduate Center de la City University of New York, il est l'auteur de nombreux ouvrages. En 1989, son livre All Consuming Images a servi de base à la série en quatre volets de Bill Moyers, The Public Mind. Le documentaire réalisé par Jimmy Leipold, Propaganda, la fabrique du consentement, produit par l’Ina en coproduction avec Arte France (et au sein duquel il témoigne), est également inspiré de PR! - A Social History of Spin, son ouvrage sur l’histoire des relations publiques.

 

[Débat enregistré dans la cadre de la soirée « Propagande & Démocratie » du 20/09 au Cinéma Étoile le Saint-Germain-des-Prés, à Paris. Le texte ci-dessous est la transcription de l’échange entre Stuart Ewen et Pierre Haski, traduit par Michel Zlotowski et édité par la rédaction. Retrouvez la vidéo de cette discussion en bas de l'article.]

 

 

 

Pierre Haski : Laurent Vallet [président-directeur général de l'Ina, ndlr] plaisantait sur ce titre « Propagande & démocratie » et le fait que ces deux mots, bien qu'ils semblent antagonistes, ne sont pas si éloignés l'un de l'autre. Tout votre travail, et ce que nous avons vu dans le documentaire, le montre. Sommes-nous dans un monde différent aujourd'hui, ou pensons-nous être dans un monde différent de celui d'Edward Bernays ? Que serait sa réaction, s'il revenait aujourd'hui ? Il avait 102 ans à sa mort. Il n'était pas véritablement impliqué dans le monde numérique, mais quelle serait sa réaction s'il revenait, avec toutes ces histoires d'algorithmes, cette technologie qui a envahi chaque domaine de notre vie ?

 

Stuart Ewen : Je pense que nous sommes persuadés que tout est nouveau. Nous aimons bien penser que nous agissons dans la vie. Cela fait aussi partie de la façon dont les médias d'information fonctionnent, avec un cycle de 24 heures dans les informations. Ils se reposent sur le fait que chaque journée apporte du nouveau : c'est pour ça qu'on dit que ce sont des nouvelles. Le résultat, c'est que cela promeut une certaine fascination pour les nouveautés du présent et ça oblitère aussi. Chaque journée consume les informations de la veille et génère une amnésie historique, qui nous empêche de voir Edward Bernays chevaucher parmi nous. Bernays serait très heureux des technologies qui sont utilisées aujourd'hui avec le Big Data. On sait que ça diagnostique les sentiments profonds des gens par leur comportement en ligne ; lui se dirait : « C'est exactement ce que je cherchais. Dans les années 1920, je voulais comprendre tout d'abord quelles sont les motivations qui meuvent le public ou les masses. »


J'étais aussi intéressé par la compréhension de Gabriel Tarde, sociologue français, qui parlait d'opinion et de conversation. Et une des choses qu'il a dites, en 1898 : les gens sont autour d'une table, ont une conversation, mais ils croient qu'ils ne sont que deux ou trois à avoir une conversation. Mais en fait, le jeu du journalisme et le jeu des médias arrivent à un point où leurs conversations ne sont plus leurs conversations. En fait, leurs idées suivent le sillon des idées qu'ils empruntent. Et donc dès cette époque-là, Bernays cherchait quels étaient les rails, pour ainsi dire, ou les réseaux, empruntés par la perception, dans la société. L'utilisation du Big Data, qui est devenu un mot-clé du présent, une phrase-clé du présent, c'est tout simplement quelque chose qui affine ce que Bernays cherchait, en termes plus primitifs, quand il a commencé son travail, au cours de la Première Guerre mondiale.

 

 

Pierre Haski : Vous croyez donc que les fondamentaux de sa réflexion, de sa théorie, sont toujours présents et que tout ce que nous avons changé, c'est l'échelle, les outils, les capacités d'atteindre l'esprit des gens et leur comportement ? Mais fondamentalement, rien n'a changé.

 

 Ce dont on parle, c'est de la fabrique de l'obéissance

Stuart Ewen : Si vous regardez quelles sont les motivations, quelles sont les stratégies, elles n'ont pas changé, sauf que les outils ont changé. Jimmy Leipold parlait précédemment du livre d’Edward Bernays, Propaganda, qui a été publié en France il n'y a que 10 ans. Il venait d'être republié aux États-Unis. Bernays, c'était un nom. Il y a une anecdote, que j'ai apprise quand j'étais étudiant : Beethoven et Hegel étaient sur le bord de la route et Napoléon est passé à cheval. Hegel se tourne vers Beethoven et lui dit : « Nous sommes témoins de l'esprit du monde qui passe à cheval ». Et Beethoven n'a jamais reparlé à Hegel. Bernays représente l'esprit du monde, des marionnettistes cachés, non pas le sentiment public, mais la fabrique du consentement, ou plutôt d’ailleurs la fabrique de l'obéissance. C'est une partie constante de notre monde et très certainement aux États-Unis aussi. On en peut pas comprendre le Trumpisme si on ne le considère pas comme le produit de la fabrique de l'obéissance.

 
 

Pierre Haski : Lorsque l'Internet et les compagnies de technologies ont débuté, on les a considérés comme des outils de libération, de liberté, changeant ce paradigme que vous avez décrit, et particulièrement quand on parle du slogan de Google, « Ne faites pas de mal ». Comment se fait-il qu'on ne l'ait pas vu au début ?

 

Stuart Ewen : Question compliquée, parce que l'Internet a été développé par l'armée américaine, pas simplement par une petite bande à la recherche de la liberté. Un livre publié récemment aux États-Unis, dont le titre échappe à ma vieille tête, traite justement de cette étrange relation entre le militaire et l'utilisation de l'Internet. Mais ce que beaucoup de gens ont vu, c'était que l'Internet créait l'espace public, l'agora, où tout le monde pouvait prendre part aux débats. C'était fondamental pour l'idée de la démocratie, telle qu'elle a été développée au XVIIIe siècle ici, aux États-Unis et ailleurs, mais en France et aux États-Unis principalement.

La différence, bien sûr, c'est que l'Internet est un espace public, où les individus sont isolés. Et les relations entre cet espace public et les possibilités de conscience publique, en tant que public, de discussions publiques et d'activisme public, c'est très compliqué, parce qu'il y a des gens qui sont devant leurs petits écrans, en témoins de l'histoire de façon extrêmement isolée. En même temps que cela offrait la possibilité d'une sorte d'interaction, qui était auparavant inimaginable, cela créait aussi un public beaucoup plus insulaire, individualisé, isolé, qui crée un terrible problème pour notre avenir.

 

 

Pierre Haski : Qui serait l'Edward Bernays d'aujourd'hui ? Ce serait un ingénieur en informatique, qui conçoit des algorithmes ?

 

Stuart Ewen : Une des raisons pour lesquelles Edward Bernays est intéressant, et a été traduit en français il et republié en anglais aux États-Unis il y a une dizaine d'années, avec son livre précédent, qui s'appelait Crystallizing Public Opinion[Actuellement non disponible en français, NDLR], publié en 1923, c'est parce qu'il parle à la génération d'aujourd'hui. Je connais beaucoup de jeunes qui sont impliqués dans des formes contemporaines de la persuasion et de l'influence, qui retournent vers Bernays. Une des raisons pour laquelle le film de Jimmy Leipold a une résonance aujourd'hui, c'est qu’en beaucoup de manières, Bernays, comme je l'ai dit précédemment, est l'esprit du monde de notre temps. Il n'était pas seul, il y avait beaucoup de gens comme Edward Bernays.
 

Une des raisons pour lesquelles on connaît Bernays aujourd'hui, c'est parce qu'il a écrit sur lui-même, parlé de lui, pas comme beaucoup de gens des RP, qui veulent rester dans la coulisse, mais il s'est auto-promu. À part les livres qu'il a écrits dans les années 1920, il a écrit son autobiographie, Biography of an Idea: Memoirs of Public Relations Counsel [Actuellement non disponible en français, NDLR],et s’est approprié l'idée de la propagande.

 

Mais Bernays faisait partie d'une génération de gens qui avaient travaillé pour la machine de propagande militaire, qui s'appelait « Le Comité pour l'information publique », au cours de la Première Guerre mondiale. Et ce qui s'était passé à l'époque, c'est que ces gens, qui étaient des gens des médias, des spécialistes de la persuasion, des publicistes, des réalisateurs de films, des orateurs, ont été recrutés dans la commission d'information publique, aussi appelée « Commission Creel  », du nom de son dirigeant, George Creel. La Commission Creel a été démantelée sept jours après l'Armistice. Il y avait tout un groupe de gens qui venaient du journalisme, de la radio, à l'échelle locale, qui avaient compris l'intérêt de porter leur travail à une échelle nationale et internationale. Donc il y eut l'émergence, dans les années 1920, de ce qu'un universitaire a appelé « les professions de la conformité ».
 

Bernays était un représentant de son temps, il n'était pas un individu isolé. La raison pour laquelle il est devenu quelqu'un de tellement prééminent, c'est qu’il ne s'est pas contenté de parler de ce qu'il savait. Et Bernays parle aux gens d'aujourd'hui. Et les jeunes dont je parlais sont dans le marketing, dans la réalité virtuelle, dans la gestion de données, ce sont des gens qui regardent et qui apprennent de Bernays, c'est son lectorat, c'est pour ça que c'est republié.

 
 

Pierre Haski : Vous avez mentionné Donald Trump et sa victoire a ouvert la voie à beaucoup de questions, beaucoup de débats. Ils sont au cœur des discussions d'aujourd'hui, sur les fake news, sur la manipulation, sur la post-vérité. Ces concepts existaient mais ils se sont ancrés dans le débat public après la victoire de Donald Trump. Que se passe-t-il ? Qu'est-ce que Trump a déclenché ? On parle d'Edward Bernays, de la manipulation, du façonnage de l'opinion publique. Qu'est-ce que Donald Trump nous dit à ce sujet ?

 

Stuart Ewen : Eh bien, une des choses centrales au sujet de Trump, c'est qu'il a mis le monde sens dessus dessous. La vérité a toujours été une conséquence des idées, le journalisme n'est pas simplement une collection scientifique de données, qui sont ensuite présentées au grand public, de façon totalement objective. Le journalisme a toujours eu des motifs et des visions sous-jacents. Il y a cent ans, William James, le philosophe américain, a écrit un livre qui s'appelle  Le Pragmatisme : un nouveau nom pour d’anciennes manières de penser. Je l'ai cité dans PR! - A Social History of Spin, il y a 22 ans et regardez, je suis là aujourd'hui. Une des choses qu'il a écrite dans son livre sur le pragmatisme, dans un de ses chapitres intitulé « la notion pragmatiste de la vérité, défendue contre ceux qui ne la comprennent pas », est que la vérité n'est pas quelque chose d'inhérent à soi-même, la vérité est le produit d'une idée, ça devient la vérité par un processus de présentation et de vérification. C'est vraiment une vision très intéressante. Parce que d'un côté, c'était l'idée extrêmement démocratique qu'il ne faut pas accepter des vérités qui nous sont données par des rois et des papes. Mais si la vérité peut être produite par une idée, si vous le dites suffisamment, si vous le répétez suffisamment, ça devient la vérité. Et pendant longtemps aux États-Unis, des institutions comme le New York Times, la télévision, la chaîne CBS, le Washington Post, etc., avaient l'imprimatur de la vérité.

 Donald Trump a transformé les arbitres traditionnels de la vérité en fournisseurs de mensonges 

Je lisais l'édition internationale du New York Times, très différente de ce qu'on a chez nous d'ailleurs. C'est beaucoup plus critique que ce que nous avons au pays. Mais ce qui manque, c'est qu'en haut du titre, à droite c'est la météo, et à gauche il y a ce slogan, « Toutes les informations qui méritent d'être imprimées ». Ce que cela signifie, c'est que pendant très longtemps il y avait ces autorités qui semblaient être les présentateurs, non pas de la vérité révélée, mais de recherches qui devenaient vérités. Il y avait une certaine arrogance à cela. C'est très différent de la France, nous n'avons jamais eu de journaux comme Libération aux États-Unis. On n'a jamais eu un journalisme qui était vraiment diversifié. On n'a pas de partis très diversifiés, on a les deux faces de la même pièce dans notre système politique. Trump a transformé les arbitres traditionnels de la vérité en fournisseurs de mensonges, ce qui était vrai dans une certaine mesure. Le New York Times a vendu la guerre en Irak au peuple Américain, en faisant passer du journalisme préemballé par l'armée américaine et ce n'est que deux ou trois ans plus tard...

 

 

Pierre Haski : Oui, plus tard les journaux ont commencé à se critiquer eux-mêmes.

 

Stuart Ewen : Exactement. Ces journaux se critiquaient, ont commencé à se critiquer pour avoir vendu l'idée d'armes de destruction massive. C'était comme un théâtre de marionnettes. Ce que Donald Trump a compris, c'est que si on a un système dans lequel il y aura toujours des marionnettistes impliquées dans la présentation des informations – et certains secteurs du public américain se sentaient éliminés ou amputés de la vision de la vérité qui était présentée par ces médias – il est très facile pour beaucoup de gens de voir les médias traditionnels principaux, les médias commerciaux, comme travaillant tous pour le système du business qui s'était effondré internationalement en 2008, de les voir comme une machine de propagande. Et donc lui a pris le terme propagande, ou fake news, qui est une autre façon de dire la chose, et l'a projeté sur les grands médias.

 

 

Pierre Haski : Cela signifie-t-il que, dans ce narratif, Trump serait comme un mouvement de résistance à Edward Bernays ? Et à la fabrication du consentement ?

 

Je ne pense pas. Ce qu'il a fait, c'est qu'il comprend Bernays mieux que le New York Times.

 Donald Trump comprend Bernays mieux que le New York Times 

 

Pierre Haski : Il les a pris à leur propre jeu.

 

Stuart Ewen : Vous avez parlé au début de la terminologie de la propagande de la démocratie. Il y a beaucoup de ces contradictions apparentes, dans notre monde. Il y a un écrivain aux États-Unis, qui a vécu à Paris pendant un certain temps, Ta-Nehisi Coates, qui a produit un excellent travail de journalisme, intitulé Le procès de l’Amérique. Plaidoyer pour une réparation, sur les politiques qui sous-tendent le système du racisme aux États-Unis. Particulièrement en ce qui concerne les Noirs. Et une des choses qu'il dit, c'est que la démocratie et la suprématie blanche étaient partenaires. Et c'est probablement aussi vrai en France, comme aux États-Unis.

 

 

Pierre Haski : On n'est pas tellement différents.

 

Stuart Ewen : Non, mais le colonialisme et l'impérialisme américain sont des moments différents de l'Histoire. La propagande a été développée en raison de la démocratie. Edward Bernays s'était rendu compte que ces vieux systèmes de règles ne fonctionnaient plus : l'aristocratie, la hiérarchie ecclésiastique, ce n'était plus pertinent. Non, ce qui était nécessaire, puisque les gens avaient l'idée arrogante que leur pensée était importante, c'était la création d'ingénieurs invisibles, d'outils scientifiques pour gérer la démocratie, pour que les gens puissent continuer à croire que leur propre voix était entendue. Et dans le même temps, que le pouvoir exécutif pourrait faire ce qu'il voulait. Ce que Donald Trump a fait, c'est qu'il a lié sa politique à certains sentiments qui sont courants aux États-Unis.
 

Regardez ce que j'ai dit au sujet de Ta-Nehisi Coates. Cette idée de suprématie blanche est quelque chose qui va donner, même aux Blancs les plus pauvres, un sentiment de supériorité, un sentiment d'importance, de sorte que les autres – les gens de couleur – n'étaient pas importants. Ça donnait aux Blancs un sens d'importance. Et une partie de ce qui s'est produit, dans cette période qui suit la Deuxième Guerre mondiale, et plus particulièrement dans les années 1960-1970, c'est que ces points de vue autrefois submergés, vont soudain avoir à nouveau une voix. Des livres ont été publiés par des gens qui étaient censés être analphabètes.
 

Et Trump a senti le ressentiment qu'avaient ces gens, et lui-même est issu de ce ressentiment. Le père de Donald Trump, c'est de lui qu'il tient son argent, était dans l'immobilier. Il avait interdit aux Noirs d'habiter dans les maisons qu'il construisait. Et son père marchait main dans la main avec le Ku Klux Klan dans les années 1920. La famille de Trump est liée à la suprématie blanche, et le fait d'appeler les Mexicains des violeurs et des criminels, ce n'est pas différent de ce que le KKK disait de l'émancipation des Noirs à la fin du XIXe siècle.
 

Donald Trump, à la différence de tous les autres hommes politiques que j'ai vus, quand il prononce ses discours, à chaque fois, il recrute des gens qui se tiennent derrière lui. Et il tient des meetings tout le temps – je n'ai jamais vu un président des États-Unis qui tenait des meetings tous les deux jours – et pour ces meetings, il va dans des endroits qui sont en faveur de ses idées sur : rendre du pouvoir à ceux qui n'ont pas de pouvoir, défendre la suprématie blanche contre la mainmise des Autres qui transforment les États-Unis en un endroit qu'on ne reconnaît plus.

  Trump joue sur l'anti-intellectualisme, qui est un des éléments vitaux de la société américaine 

 

Donc quand vous le voyez dans un meeting, ce n'est pas simplement Trump sur un podium, mais il y a des centaines de personnes derrière lui qui ont été formées par quelqu'un, pour acclamer follement chaque chose qu'il va dire, et qui sont aussi, comment dirais-je, une mosaïque de petites représentations de la diversité, donc vous allez voir un visage noir. Et ce visage de Noir surmonte un corps, enveloppé dans un tee-shirt blanc où il est écrit, « les Noirs pour Trump ». Il y a deux femmes, en dépit de la misogynie qui prévaut dans son mouvement, qui sont les « femmes en faveur de Trump », mais pour la plupart c'est une bande de camionneurs qui portent des casquettes rouges avec le slogan, « Rendre sa grandeur à l’Amérique » (« Make America Great Again »), ce qui pour beaucoup de gens signifie « que l'Amérique soit blanche à nouveau ». De beaucoup de façons, c'est l'utilisation de ce symbolisme, d'être un homme du peuple, et d'avoir le peuple derrière soi sur scène. Ça, c'est remarquable. Que ça soit fait par intuition, je crois que c'est le cas. Ce n'est pas un intellectuel, Donald Trump. Véritablement, il joue sur l'anti-intellectualisme, qui est un des éléments vitaux de la société américaine.

 

 

Pierre Haski : Donc il fait du Bernays sans avoir lu Bernays ?

 

Stuart Ewen : Il connaît quelqu'un qui a lu Bernays, probablement. Mais pour la plus grande part, son style, vient de la culture populaire américaine. Dans la culture populaire américaine, il y a deux genres de films qui étaient dominants. Le premier, c'est le western. John Wayne ou d'autres. Et le western met l'accent sur l'individu qui n'obéit à personne d'autre qu'à lui-même. Et d'une certaine manière, c'est une représentation du comportement libertaire, celui qui est prêt à tuer n'importe qui se mettra en travers de sa route. Et ça fait partie du charme horrible de la tradition western.

 

Et l'autre tradition, ce sont les films de gangsters. Et Trump, il sort directement d'un film de gangsters. Il faut vous rendre compte qu'il vient de l'industrie du bâtiment. Toute personne qui a passé suffisamment de temps à New York, à regarder comment l'industrie du bâtiment fonctionne, sait que l'industrie du bâtiment, historiquement, avec d'autres industries comme l'assainissement, ont été dirigées par la mafia ou d'autres organisations criminelles. Et si vous voulez faire des affaires à New York, il faut savoir à qui verser un dessous de table. Il faut savoir à qui faire confiance et à qui ne pas faire confiance. Il y a un lien secret qui se développe entre ceux-là, entre vous et les gens que vous payez. Et ce lien secret est basé sur l'idée que vous les payez, mais si jamais ils retournent leur veste, vous, vous allez les éliminer.


Les gens de l'entourage de Donald Trump, lorsqu'ils sont sous enquête et retournent leur veste, Trump utilise le langage des gangs pour en parler. « Celui- là, c'est un mec bien » « Lui, c'est une balance. » Mais c'est le langage du gangster, et de toute personne qui travaille dans certains domaines à New York, et c'est vrai depuis très longtemps. J'ai grandi avec ces gens-là. Les pères de beaucoup de mes amis étaient gangsters. J'ai grandi dans le Queens pendant longtemps. C'est de là que vient Trump. C'est un monde infiltré par le gangstérisme. Je le comprends instantanément, parce que je travaille dans une université qui fait partie de cette ville de New York, du système politique de la ville de New York. Et j'ai vu des paquets d'argent au sein de l'université, où les doyens donnaient de l'argent à des professeurs obéissants, pour rien. « Ah tu es mon copain, on prend un pot après le travail. Tiens, voilà 100 000 dollars, prends du bon temps ». Donc ça fait partie de la culture, ça parle aux gens. Vous savez, les criminels dans les films de gangsters sont toujours les héros. Les tueurs sont toujours romantiques. Et le fait qu'il mette sa casquette de baseball rouge, qui est devenue un symbole de la culture des camionneurs,– ce sont des Teamsters, qui ont une longue histoire d'association criminelle – c'est qu'il est entouré de gens qui viennent du marais.

 

 

Pierre Haski : Un des aspects les plus frappants de la scène américaine, vue d'ici en tout cas, c'est la polarisation. Le fait que les Américains ne lisent pas les mêmes informations, ne croient pas aux mêmes informations, en la même vérité. On est soit Fox News, soit New York Times, la base pour la société, pour la communauté, n'existe plus. Est-ce que c'est quelque chose que Trump utilise ?

 

Stuart Ewen : Tout d'abord, c'est quelque chose qui s’est produit lorsqu'on a remplacé les cheminées par la télévision.

 

 

Pierre Haski : Vous êtes un grand pessimiste.

 

Stuart Ewen : Je ne suis pas un pessimiste, je suis un optimiste. Parce que je pense que le changement, c'est difficile. On en a déjà parlé. Nous vivons dans un monde aux États-Unis, où les gens veulent la récompense tout de suite. Ils veulent un changement immédiat. En tant qu'historien, ce que l'on sait, c'est que le changement, ça prend du temps. Et je crois qu’avec cette division de la société et l'utilisation du big data pour la systématiser, cela a été bien vu.
 

Mais il y a une insatisfaction grandissante. Quand Donald Trump va dans le Michigan, ou n'importe quel endroit, et qu'il y a cette foule qui applaudit derrière lui, ils ont été formés pour ça. Quand les reporters viennent voir les gens, et posent la question : « Est-ce qu'il dit quelque chose qui peut vous énerver ou vous mettre en colère ? » Ils disent : « Non, non, je crois à tout ce qu'il dit ». Ce sont des gens qui ne sont même pas dans la démocratie, ce sont des gens qui sont tombés amoureux de Trump. Ils ont projeté sur lui les choses qu'ils ont senties et qu'ils n'arrivaient pas à dire, ils projettent sur lui ce qui leur manque dans leur propre vie. Mais simultanément, la population des États-Unis est en train de changer. Il y a un grand mouvement d'organisation, les gens se rencontrent, localement, d’une façon qui de mon point de vue, est très prometteuse. Le fait qu'un socialiste ou qu'il y ait quelques socialistes qui soient arrivés à des positions de pouvoir aux États-Unis, c'est quelque chose qui ne s'était pas produit depuis cent ans.

 

 

Pierre Haski : Vous faites référence à quoi ? Aux primaires démocrates pour les élections de mi-mandat ?

 

Stuart Ewen : Oui, il y a aussi une chose intéressante au sujet de Trump : il est haï dans sa propre ville. Nous, on a reçu une grande dose de Trump, à l'époque où il était un play-boy sur la couverture du magazine The National Enquirer. Et les gens avaient une très mauvaise opinion de lui, il fait partie de la mythologie américaine, du petit malin citadin qui va essayer d'embobiner les gens des petites villes, mais cette fois-ci, les gens aiment ça.
 

Et d'autres choses se produisent. Il y a eu une recherche récente menée sur la population des États-Unis. En 2018, le pourcentage de la population qui est née à l'étranger est plus important que ça ne l'a jamais été depuis 1910, c'est-à-dire au milieu de cette grande période de migration de gens qui venaient du Mezzogiorno en Italie, qui venaient d'Europe de l'Est. Et ces gens ont été aussi maltraités à l'époque. Et Trump répète un petit peu ces antiennes… ces forces anti immigration de l'époque, les gens qui promouvaient l'eugénisme pour tenter de diminuer la fertilité des êtres inférieurs, et aussi des tentatives, réussies d'ailleurs, contre les Noirs, pour les décourager ou les empêcher, de façon violente parfois, de voter. Et Donald Trump nous fait retourner violemment vers cette démagogie qui a inspiré Edward Bernays ou Gustave Le Bon. Ce n'est pas un technocrate.

 

 

Pierre Haski : Pour poursuivre sur ce que vous avez dit dans les dernières pages de votre livre PR! - A Social History of Spin, vous êtes un optimiste, c'est vrai, sur l'influence de l'éducation, sur l'alphabétisation par les médias. Par comparaison avec le début du vingtième siècle, il y a, à l'évidence, un accès beaucoup plus important à l'information, au savoir, ces choses-là se sont démocratisées, se sont ouvertes. Et puis au cours des 20 dernières années, on a le sentiment d’avoir fait un retour en arrière.

 L'histoire ne va pas toujours de l'avant 


Stuart Ewen : Vous savez, l'histoire ne va pas toujours de l'avant. Ça fait partie de ces idées des Lumières, le progrès, mais je dirais deux choses de ce point de vue-là. Si vous concluez un livre sur le pouvoir de la persuasion, sur les marionnettistes qui sont derrière l'instrumentalisation de la persuasion, il faut encourager le lecteur à croire qu'il y a une possibilité d'avoir quelque chose de mieux, parce que les études des médias, si c'est simplement sur toutes les manières dont les médias sont en train de vous « niquer la tête », pardonnez-moi pour mon langage – en anglais on dirait « pardonnez mon français » –, alors ce que vous faites, c'est que vous encouragez les gens à avoir ce sentiment d'impuissance.
 

Et autre chose au sujet de ce sentiment d'impuissance, c'est que ça rend les gens [vraiment] impuissants. C'est important que les gens puissent imaginer leur puissance potentielle, pas en tant qu'individus, mais en tant que peuple, que Terriens.

 

 

Pierre Haski : Mais l'initiation aux médias est un sujet intéressant, parce que l'on parle beaucoup de cela. En France, le gouvernement a annoncé qu'il allait doubler les budgets pour l'éducation aux médias à l'école. C'est vu comme une façon de s'opposer aux fake news, aux théories de conspiration, créer de meilleurs citoyens pour l'avenir. Il n'y a pas de véritable preuve que ça fonctionne quand vous regardez les États-Unis.

 

Stuart Ewen : Tout d'abord, il faut regarder la question de la connaissance et de l'alphabétisation, ce que ça veut dire. Est-ce que cela signifie que, comme disaient certaines personnes au début du vingtième siècle dans le monde du business : « Il faut apprendre aux gens à lire et à écrire pour qu'ils puissent mieux obéir aux ordres » ? L'alphabétisation a une histoire. La plupart des gens au cours de l'Histoire n'étaient pas alphabétisés. Quand on instruisait les enfants, au XIXe  siècle, qu’on les alphabétisait, ce n'était pas pour qu'ils comprennent tous les mensonges qu'on leur racontait dans leurs livres. C'est quelque chose qu'il faut être capable de voir. Il faut comprendre les manières dont la rhétorique d'un côté, si utilisée correctement, peut éclairer les gens, et d'un autre côté, dont ça peut aussi masquer la réalité et faire que les gens travaillent contre leur propre intérêt.
 

 Nous sommes à une époque sombre du développement de la psychologie des masses 

Mais l'idée d'alphabétisation et les mouvements pour l'alphabétisation, et pourquoi ça a été une partie tellement fondamentale des mouvements sociaux populaires, c'était d'élargir l'univers du débat. L'idée n'était pas simplement d'apprendre à lire, mais d'apprendre à écrire pour élargir le spectre d'idées des gens qui, historiquement, avaient été rendus muets par ce que l'on appelle le cours de l'histoire.
 

Je crois vraiment que nous sommes à une époque sombre du développement de la psychologie des masses, utilisée pour mobiliser des gens de façons qui sont extrêmement dangereuses. Et dans le même temps, c'est une époque où il y a une explosion d'écrits qui donnent la voix à des idées inouïes. Je parlais de Ta-Nehisi Coates, dans son essai sur le dossier de la réparation, qui porte sur cette institution du racisme, les assassinats des Noirs par la police – ça fait partie des informations quotidiennes – il dit : « Attendez, ce n'est pas simplement quelque chose qui se produit maintenant, c'est quelque chose qui se produit parce qu'il y a une histoire de différentes politiques qui ont assuré la ghettoïsation des Noirs ». Et d'une certaine manière, c'est rendre le présent lisible pour fournir aux gens une mémoire historique ; c'est une des tâches de l'alphabétisation et ça se produit. Regardez le film de Jimmy Leipold [Propaganda, la fabrique du consentement, NDLR], ça fait partie de l'univers de la conversation et de la discussion.

 

 

Pierre Haski : Vous avez été très critique des médias aux États-Unis, mais ce que vous dites pourrait s'appliquer à la France et à l'Europe de la même manière si vous viviez ici. Et certaines de ces critiques sont légitimes et très certainement partagées par beaucoup de personnes. Mais dans le même temps, l'alternative n'est pas apparue. Lorsque nous avons lancé Rue89, on avait cette idée que les gens pourraient prendre en main les réseaux sociaux et produire non pas des informations alternatives, mais une meilleure façon de faire de l'information – mais ça ne s'est pas produit.

 

Stuart Ewen : Non, ça ne s'est pas produit.

 

 

Pierre Haski : Et aujourd'hui nous faisons face à des médias décrédibilisés et des réseaux sociaux qui sont devenus en fait des champs de bataille pour des idéologies rivales, ou des groupes de haine. Donc on reste avec un système d'information qui est moins crédible.

 

Stuart Ewen : Le système de l'information a, de tous côtés, contribué à cela, parce que chaque jour il faut sortir un nouveau journal qui contient des choses qui sont nouvelles et Trump est très bon pour ça.

Je suis désolé de revenir en arrière pour parler du présent, mais je pense que la mémoire est importante et la perte de mémoire est une des choses les plus dangereuses dans notre monde. Quand Ray Bradbury a écrit son livre Fahrenheit 451, une des choses que ça a créée, ce monde dystopique, c'est que personne ne pouvait plus se souvenir de quoi que ce soit. Et l'oblitération de la mémoire est très grave. Quand Gustave Le Bon regardait les dirigeants de la fin du XIXe siècle et de la Commune de Paris, il a dit que les dirigeants parlaient en images et chaque image suit l'image d'avant, comme dans une lanterne magique. Elles n'ont pas de lien, il n'y a pas de connexion logique des unes avec les autres, mais elles deviennent une sorte de pseudo récit.
 

C'est ce que fait Twitter. Twitter est la lanterne magique d'aujourd'hui. Le fait qu'on a un président des États-Unis qui est sur Twitter 10 fois par jour est une façon de créer un constant détournement d'attention du monde en général. Mais je vais revenir sur ce que vous avez dit au départ. Vous avez dit que je suis critique des médias. Non, je ne suis pas critique des médias. Les médias sont des outils d'expression publique. Je ne suis pas un critique de la presse imprimée, elle peut être utilisée pour émanciper les gens et elle peut aussi être utilisée pour opprimer les gens. La véritable question, c'est celle de l'alphabétisation. Si on est sérieux au sujet de ce que l'on dit sur l'initiation aux médias, celle-ci doit encourager le public, non seulement à pouvoir voir, pas simplement ce qu'est l'information des médias ou la désinformation des médias, mais aussi comment les structures peuvent les empêcher d'atteindre ce qui leur est nécessaire pour accomplir leur aspiration démocratique.

 Le journalisme citoyen a un effet extrêmement positif 


Une autre chose qui devrait être faite, c'est qu'il briser la distinction entre un auteur et un public, en d'autres termes, faire du journalisme citoyen. C'est quelque chose qui a un effet extrêmement positif, aux États-Unis en tout cas. Le meurtre d'Erik Garner par un policier à Staten Island, ça a été quelque chose, ça fait partie du narratif américain. Les policiers tuent des Noirs, depuis qu'il y a eu des Noirs libres, et même lorsqu'ils n'étaient pas libres, c'étaient les contremaîtres qui les tuaient. Mais maintenant, il y a des gens qui publient ça. Les gens devraient s'imaginer en citoyens journalistes et imaginer des façons de se réunir en tant que communauté.

 

J'ai donné une interview il y a deux jours, et l'intervieweur m'a dit : « Que pouvez-vous conseiller à quelqu'un qui dit, ‘’je ne veux pas être manipulé’’ ? ». Je lui dirais : « Aussi longtemps que tu te vois comme quelqu'un, tu es susceptible d'être manipulé. C'est simplement quand tu te comprends comme un terrien, comme faisant partie d'une espèce qui a besoin de se redécouvrir, c'est simplement quand ça se produit que tu peux créer des médias qui sont critiques, interactifs, pas interactifs en ligne, mais interactifs dans la rue ». La rue, c'est quelque chose de très important parce que quand les gens se réunissent dans la rue, le pouvoir tremble. Lorsque les gens se réunissent en ligne, cela repose la question : qui contrôle les structures des médias ?

 La rue, c'est quelque chose de très important parce que quand les gens se réunissent dans la rue, le pouvoir tremble. 

 

 

Pierre Haski : Et qui contrôle les plateformes technologiques ? Facebook, Google, Twitter. Ce sont des alliés ou des ennemis dans ce que vous venez de décrire ?

 

Stuart Ewen : C'est intéressant, parce que si vous regardez les sociétés de la Silicon Valley, je ne suis pas au fait de leur équivalent français.

 

 

Pierre Haski : Nous utilisons Twitter, Facebook…

 

Stuart Ewen : Les Chinois ont développé des alternatives.

 
 

Pierre Haski : Ils sont bien plus malins.

 

Stuart Ewen : Les gens de la Silicon Valley sont dans ces contradictions intéressantes : ils sont socialement très progressifs et tendent à l'être en termes d'idées, des droits de genre, d'orientation sexuelle, dans tout cela, et ils soutiennent des causes « libérales », à une exception, le type qui est à la tête de PayPal, Peter Thiel, était un soutien de Trump. Mais les autres, ce sont des gens qui fonctionnaient pour Obama. Ils sont fortement libertariens et par exemple, lorsque le gouvernement veut les réglementer d'une manière ou d'une autre, ils adoptent la même position que l'industrie du pétrole, la même position que d'autres monopoles mondiaux ont adoptée depuis les premiers jours du libre-échange. Et donc, il y a une situation où il y a une sorte de corporatisme transnational, c'est l'état d'esprit économique de la Silicon Valley et une sorte d'intérêt de pure forme pour la doctrine libertarienne, à destination du public. Pour en revenir à notre discussion, le problème c'est que les propriétaires, les capitaines de ces industries comprennent les buts lucratifs et c'est ce qui les motive. Un grand nombre de gens qui travaillent pour eux sont des ingénieurs informaticiens, ce sont des libertariens qui ne s'identifient pas aux motivations capitalistiques. Donc, il y a quelqu’un comme Edward Snowden qui vient de ce monde, qui s'est éloigné des politiques de la NSA, mais aussi de la Silicon Valley.

 

 

Pierre Haski : Mais la Silicon Valley, c’est la nouvelle colonne vertébrale du capitalisme américain ?
 

 La haute technologie est invariablement reliée à l'argent et au pouvoir 

Stuart Ewen : Mais oui, absolument, et c'est une des raisons pour lesquelles, lorsque l'on parle de créer des médias alternatifs, il faut trouver d'autres canaux. Il faut probablement aller plus vers la low-tech, parce que la haute technologie est invariablement reliée à l'argent et au pouvoir. Et dans les années 1960, une chose qui s’est produite au milieu de toutes ces activités, ça a été la création en France des ateliers populaires, et aux États-Unis de la presse underground. Même au sein de l'armée, les soldats d’infanterie, ceux qui faisaient la guerre sur le terrain, ont commencé à « tirer » sur leurs officiers et à produire des journaux clandestins à l'aide de ronéos.

 

 

Pierre Haski : Mais là, on va dans l'autre sens ? Yuval Noah Harari présente un avenir avec l'intelligence artificielle, reliée au cerveau humain, et un avenir technologique qui forme notre monde et qui créera d'autres types d'inégalités et d'autres luttes ?

 

Stuart Ewen : La question est : où trouver les alternatives ? Une partie de l'attraction des interactions entre le cerveau et la machine vient de la théorie computationnaliste d'Alan Turing où l'on considère l'ordinateur comme un peu un fac-similé du fonctionnement du cerveau.
 

Il n'y a aucune preuve de cela. Si vous voulez comprendre un bâtiment, si vous regardez le réseau électrique et le réseau de plomberie, ça ne vous dit rien sur la façon dont les gens vivent à l'intérieur de cet appartement. L'attraction de cette interaction cerveau/ordinateur, c'est que les gens disent qu’à l'avenir on sera capables de télécharger votre cerveau sur une sorte de disque dur et vous serez immortel. Votre corps va mourir, mais votre esprit survivra, il sera attaché à une machine. C'est une sorte de christianisme de high-tech…

 

 

Pierre Haski : La vie après la vie ?

 

Stuart Ewen : Oui, c’est une promesse d'une vie après la mort. Une des choses que les gens doivent réaliser de façon urgente, c'est leur propre mortalité. Une fois capable de comprendre qu'on est mortel, à ce moment-là on trouve un but, ce qu’on va faire de notre vie. C'est ce que votre vieux patron Jean-Paul Sartre a dit : la vie en elle-même n'a un sens que par l'engagement. Et je crois que c'est vrai : espérer en ces avenirs déterminés technologiquement, il n’y a rien de neuf, c'est quelque chose qui existe depuis toujours.

 

 

Pierre Haski : Ça fait longtemps que je n'ai pas entendu quelqu'un qui cite Jean-Paul Sartre.

 

Stuart Ewen : Excusez-moi, je suis un vieux gars.

 
 

Pierre Haski : On va prendre quelques questions du public. J’ai une dernière question. En 2000, il y avait 65 900 journalistes aux États-Unis et 128 000 personnes qui travaillaient dans les relations publiques – soit un pour deux. En 2015, 15 ans plus tard, le nombre de journalistes a diminué d'un tiers, à 45 000, et le nombre de gens des RP s'est accru à 218 000. Donc, il y a désormais un journaliste pour cinq personnes des RP. Qu'est-ce que cela dit sur notre monde ? En tant que journaliste, je trouve ça effrayant.

 

Stuart Ewen : C’est effrayant, mais ça vous dit aussi que l'urgence de la fabrication du consentement est devenue de plus en plus grande et l'urgence de travailler avec un public informé est devenu quelque chose que les structures de pouvoir sont de moins en moins intéressées à voir. Donc, on peut voir des statistiques comme celle-là de plusieurs façons. L'une d'entre elles, c'est que les gens ne sont pas intéressés à comprendre le monde dans lequel ils vivent, et l’autre c’est que, peut-être, les gens sont intéressés à comprendre le monde et qu’il faut mettre sur le terrain plus d'ingénieurs du consentement.


Je ne pense pas que les gens aient perdu de leur curiosité et de leur colère face aux injustices du pouvoir. Donald Trump, c’est l’homme de paille qui peut mettre en place un cirque visible dans les médias à travers le monde quotidiennement. Mais dans les coulisses, ce qui se produit politiquement est horrible, et c'est quelque chose qui fait partie d'un plan conservateur aux États-Unis et ailleurs aussi, je suppose, depuis longtemps, mais ils n’ont jamais eu le bonimenteur qui pourrait se tenir devant les foules et les détourner des véritables problèmes de leur vie.


Parce que l'inégalité économique croit, la répression de la souveraineté populaire et du vote croit, les salaires des cols bleus sont en train de stagner, alors que les revenus des très riches – pas simplement le 1 %, mais probablement les 10 % – assurent qu'il y ait une classe moyenne supérieure qui sera le porte-parole des politiques conservatrices. Et pendant ce temps-là, il y a des gens dans les Appalaches qui sont au chômage, se battent avec des problèmes de santé, avec des tas de problèmes, qui sont menés par le bout du nez par ce bonimenteur. J’ai rencontré des gens qui m’ont dit : « J’aurais voté pour Bernie Sanders, mais j’ai finalement voté pour Trump, parce que je n'ai pas pu le faire  ». Et ça, ça vous montre à quel point les gens sont manipulables, qu'ils n'ont que faire de la différence entre l’un et l’autre. Mais il y a aussi cet empilement de contrariétés, ce sentiment de s'être fait voler ses droits imprescriptibles et ça peut mener à différentes choses et ce que l'on peut voir maintenant, c'est que ça a mené à l'élection de ce président impossible.

Si vous regardiez ses meetings depuis 2015, il n’était pas difficile de voir qu’il deviendrait président en raison de ces trucs qu'il déversait sur les gens. Dire aux gens de tabasser tous ceux qui le critiquaient… « Jadis, on les aurait sortis sur un brancard », « Allez-y, donnez-lui un coup sur la tête », « j'aimerais vous mettre mon poing dans la figure » – et c'est le président qui parle. « j'aimerais vous mettre mon poing dans la figure, vous savez quoi ? Donnez-lui un coup de poing dans la figure. Si vous êtes poursuivis, je vous enverrai mon avocat. » Sauf que maintenant, son avocat est poursuivi devant les tribunaux.

 

 

Question du public : Vous avez dit dans le film que les gens qui ont commencé cette propagande n'en verraient pas la fin, que ça durerait pendant des générations. Je ne sais pas si vous pensiez à quelqu'un en particulier ou pas.

 

Stuart Ewen : C'est une question importante. En partie parce que des tendances plus progressistes dans notre société ne pensent pas au long terme. Nous avons ce désir pour des satisfactions immédiates. Si on parle d'individus, en 1936, lorsque Roosevelt était en campagne pour la présidence, il menait une guerre contre la classe des affaires. Il les appelait les royalistes économiques et il disait : « On va leur enlever leur pouvoir ». On le voit un petit peu dans le film [Propaganda, la fabrique du consentement, NDLR]. Et à la fin des années 1930, différentes organisations se regroupent. L'une d'entre elles, mentionnée dans le film, est l'Association nationale des industriels (National Association of Manufacturers) qui toujours très puissante aux États-Unis – les chambres de commerce ont un pouvoir important aux États-Unis.

Il y avait aussi un groupe de gens qui étaient intéressés par la création d’une identification entre la chrétienté, Dieu et le capitalisme. Une des raisons pour laquelle sur les billets de banque américains, il est écrit : « Nous avons confiance en Dieu  ». C'est quelque chose qui a commencé à être promu dans les années 1930 mais ça n'est pas arrivé jusqu'aux billets de banque avant les années 1950. Et il y a aussi eu le développement d'organisations comme la Pelerin Society, le département d'économie à l'Université de Chicago qui ont vu la vitalité du capitalisme et la longévité du capitalisme comme étant en danger et qui ont établi des plans, « The Long Game », l'approche à long terme. En d'autres termes, même si on ne vit pas assez longtemps pour voir la fin de ce qu'on a créé, il faut le créer quand même et avoir confiance en le fait que ça va atteindre son but.

 

Pour répondre à votre question plus directement, avait été recruté par l'Association nationale des industriels un jeune acteur de Hollywood du nom de Ronald Reagan, et celui-ci, durant les années 1940, est devenu un porte-parole contre un système de santé national, qui était sur le point d'être voté. Et puis, il a travaillé pour General Electric. Il avait un tuteur, quelqu'un qui le formait pour ses déplacements, et il passait d'usine en usine argumentant contre le syndicalisme. Et General Electric est devenu une des premières grandes entreprises à développer des stratégies pour démanteler les syndicats. Reagan a travaillé à la télévision dans les années 1950, avant General Electric. Il présentait une émission, « The General Electric Theater » dont le slogan était « Chez General Electric, le produit le plus important, c'est le progrès ». Dans les années 1960 et 1970 il a été élu gouverneur de la Californie et en 1980, comme vous le savez tous, il est devenu président des États-Unis, et il utilise la fabrication du consentement. C'était une prémonition de Trump. Il n'avait pas la dureté de Trump, mais il avait la même politique. C'est un exemple d'idées qui percolent dans les années 1930, mais qui arrivent au pouvoir au niveau présidentiel dans les années 1980 et qui, depuis, croissent et grandissent. Comme, par exemple, le Parti démocrate qui s'éloigne de sa tradition des programmes d'aides sociales qui étaient l'héritage du New Deal. Je considère Ronald Reagan et maintenant disons son fantôme idolâtré, comme un exemple de cette approche à long terme.

 

 

Question du public : Où est la limite entre cette idée qu'il y a cette ingénierie à long terme très efficace, et la théorie conspirationniste – si on est véritablement manipulé, alors est-ce qu'on est manipulé pour tout ? Et peut-être que personne n'est allé sur la lune, peut-être que le 11 septembre ne s'est pas produit ? Où est la ligne de séparation, comment la définissez-vous ?

 

Stuart Ewen : L’expression, « théorie conspirationniste » me pose problème, parce que toute personne qui étudie l'histoire sait qu'il y a et qu'il y a eu des conspirations. La papauté a été expulsée de Rome et exilée à Avignon il y a des siècles par une conspiration. L'assassinat d'Abraham Lincoln n'a réussi que grâce à une conspiration des anciens Confédérés pour éliminer le leadership de l'Union. L'expression « théorie conspirationniste » est entrée dans ce monde bourbeux… et en fait on ne peut pas étudier l'histoire sans reconnaitre qu'il y a des gens qui se réunissent dans certaines pièces, certaines sur Madison Avenue.

 

 

Question du public : Comme on le fait aujourd'hui ici, n'est-ce pas ?

 

Stuart Ewen : Tout ça est totalement planifié bien entendu. En fait, aucun d'entre nous n'est ici. Vous voyez, on a une petite clé derrière l'oreille droite et on a été remonté en descendant ici. Et mon ressort commence à fatiguer. Et après l'assassinat de Kennedy, il y a eu toutes sortes de « théories » sur qui l'a assassiné et la position officielle du gouvernement a été en ligne avec l'individualisme américain. C'était un loup solitaire, pas de conspiration, ne regardez pas l'homme qui se trouve derrière le rideau. Non, c'était un loup solitaire qui, comme par hasard, a été tué quelques jours après avoir fonctionné comme tueur solitaire. Donc il ne peut pas divulguer ce qui a pu le motiver. Donc il y a des tas de gens, toutes sortes de gens, souvent dépourvus d'information, qui ont spéculé sur le fait que l'assassinat d'un président n'est pas quelque chose qui se produit sans quelques discussions préalables. Et donc le terme « théorie de la conspiration » est devenu un euphémisme pour dire « idées folles ».

Je pense que la façon dont on peut faire la différence, c'est par l'enquête. Une des choses qui différencie le bon journalisme du journalisme fumeux, c'est que le bon journalisme est basé sur la recherche, on regarde partout, on soulève les pierres. Tout comme la bonne histoire, il faut trier les ordures, regarder tout ça, comme un travail de détective, et les gens devraient être capable de le reconnaître.

 Le bon journalisme est basé sur la recherche, on regarde partout, on soulève les pierres 


Trump est plein de ces théories de la conspiration. Il a dit avoir vu une bande d'Arabes sur le toit d'un bâtiment dans le New Jersey qui se réjouissaient lorsque World Trade Center s'est effondré. Mais il ne l'a pas vu, il n'était pas dans le New Jersey. Et ça peut être démontré. Mais nier cette idée que des groupes de gens puissent fonctionnent en accord les uns avec les autres, en conspirant, je ne pense pas que ce soit sain pour nous d'ignorer la façon dont des intérêts croisés fonctionnent dans le cours de l'histoire.

 

 

Question du public : Je voulais faire un petit retour en arrière sur la psychologie d'Edouard Bernays. Cet homme là était assez intelligent, il avait tout pour lui et il s'est mis au service de causes qu'apparemment il ne pouvait pas partager. Parce que faire la guerre contre l'Autriche et l'Allemagne, qui étaient ses pays d'origine, où il avait de la famille, c'était déjà assez délicat ; faire manger du bacon et des œufs – je ne pense pas qu'il va en manger lui-même pour différentes raisons ; et la promotion de la cigarette, je ne pense pas non plus qu'il fumait. Alors, finalement qu'est-ce qui pousse un homme à se mettre au service du pouvoir ? Est-ce une espèce d'ivresse du pouvoir par procuration ? C'est ça la question que je me pose.

Une autre question est celle du contrôle des populations. En France, contrairement aux États-Unis, on a un État central fort. Donc la population est contrôlée depuis toujours, depuis trois siècles. Ce qui n'est peut-être pas le cas aussi efficacement aux États-Unis. C'est peut-être pour ça que la démocratie américaine est peut-être plus efficace d'une certaine manière que la Française. Mais actuellement, grâce aux GAFA, aux entreprises de la Silicon Valley, nous avons une espèce de contrôle général de la population en temps réel, qui est absolument extraordinaire. Et dernier point, quand vous avez évoqué l'immortalité de l'âme, en vérité c'est déjà fait puisque tous nos faits et gestes, nos moindres pensées, la moindre hésitation sont enregistrés en permanence. Donc il n'y a pas besoin de payer pour ça, on le fait tous les jours, à tout moment.

 

Stuart Ewen : Vous avez posé beaucoup de bonnes questions, dans votre question. Oui, je pense qu'il a été enivré par l'idée de contrôler les gens. Sa fille, Anne Bernays que vous avez vu dans le documentaire et que je connais, était à sa table et il lui disait : « Tout le monde est bête, stupide. Tu stupide ». Il pensait que la minorité intelligente avait une responsabilité envers la démocratie pour s'assurer que les masses stupides se comportent bien. Il y avait beaucoup d'argent impliqué là-dedans, et c'est ce qui fait que les gens promeuvent la guerre contre leur pays d'origine.

 

Bernays n'était pas un des dirigeants de la Commission sur l'information publique. Walter Lippmann et Arthur Bullard étaient des conseillers du président Wilson. Wilson voulait utiliser la force pour faire taire l'opposition et Lippmann et Bullard ont argumenté en faveur de la création d'un bureau de la propagande, et sont devenus les architectes de ce bureau. Ils ont choisi un homme qui s'appelait George Creel pour diriger la commission. George Creel était un journaliste qui faisait des révélations sur le rôle de Rockefeller dans le meurtre des mineurs de Ludlow, dans le Colorado, il était connu comme critique du monde des affaires, et c'était vraiment une décision intelligente de le nommer dans le cadre d'une guerre souvent vue comme étant la guerre des businessmans. Bernays était un fonctionnaire dans cette histoire, il n'était certainement pas un architecte de la guerre contre l'Autriche. Il faisait partie, comme beaucoup d'intellectuels américains, de ce crépuscule des idoles, ces intellectuels qui se sont mis en conformité avec l'effort de guerre.
 

Au sujet de ce que vous avez dit sur l'immortalité, je comprends ce que vous dites. Avant, on était soit mort, soit vivant. Et puis soudain, on a été enregistré, c'est une espèce de lieu intermédiaire. Je le sais, parce que je l'ai mentionné à Pierre [Haski], quand mon père était sur le point de mourir. C’était quelqu'un qui était très visuel et puis il est devenu aveugle. Ma mère lui a acheté un petit enregistreur et il parlait tous les jours dans son enregistreur de son transit intestinal, de son état nauséeux, de ses rêves, du fait qu'il ne voulait pas être morbide, de ses souvenirs avec son père quand ils allaient aux bain-douche en ville dans le Lower East Side. Mon fils, qui est monteur, a mis tout cela sur un CD et tous ces souvenirs sont devenus des pistes sur un CD. Et moi je l'avais sur mon iPod et j'allais rendre visite à un ami, j'écoutais de la musique et soudain j'entends la voix de mon père dans l'oreille. Et c'était incroyable. Je suis allé voir cet homme, qui était un de mes collègues et je lui ai dit : « La chose la plus étrange vient de m'arriver. J'écoutais de la musique et soudain mon père a commencé à me parler et je pouvais entendre sa respiration, je pouvais entendre sa voix. Et c'était tellement différent que de regarder une photo qui est gelée, qui est morte ». Et mon ami m'a dit, « Mon père est mort quand j'avais 13 ans et je donnerais toutes mes photos si je pouvais simplement avoir un enregistrement de lui en train de me parler. ».

Donc, bien sûr il y a ce territoire intermédiaire, mais ce qui est différent au sujet de l'immortalité dont vous parlez et qui sont les données enregistrées, c'est transformer les sujets en objets. L'immortalité, c'est l'immortalité d'un objet, la subjectivité a disparu. Le mythe promu sur le transfert du cerveau vers un disque dur, c'est que la subjectivité subsisterait, que votre esprit, votre conscience perdureraient. Mais dans ce cas, la conscience devient simplement de la donnée brute qui pourrait être exploitée pour des buts poursuivis par d'autres personnes. Donc, je n'appellerais par ça de l'immortalité dans le sens souhaité par certaines personnes.

 

 

Pierre Haski : Merci pour ce témoignage personnel, très significatif pour notre sujet.

 

Stuart Ewen : Je voudrais vous dire que c'est un des grands plaisirs de ma vie d'être ici avec vous. Je suis un septuagénaire et je sais que les idées avec lesquelles je lutte depuis que je suis très jeune sont encore importantes, encore pertinentes. Ça n'a rien à voir avec l'immortalité, c'est sur l'engagement. C'est sur le but de la vie que votre vieil ami Sartre a beaucoup écrit et je vous remercie beaucoup d'être avec nous.
 

 

 

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