Présentez-nous votre travail de recherche.
Nicolas Vanderbiest : Dans le cadre de ma thèse, je m’intéresse aux crises des entreprises et des organisations sur les médias sociaux. J’avais une obsession après mon mémoire de recherche, c’était d’aller au-delà du bruit. Il y a des gens, des organisations qui prennent à parti des marques : qui sont-ils, à quel mouvement appartiennent-ils ?
Que se passe-t-il lors de ce qu’on appelle un « bad buzz » ?
J’ai développé ces techniques qui consistent à faire l’analyse des réseaux, je considère tous les acteurs comme des points : c’est à dire que, sur Twitter, je ne suis plus Nicolas Vanderbiest, Belge, 26 ans, etc. Je deviens un point. Et tous les échanges que je fais avec quelqu’un sont des liens. Il existe des liens sortants et des liens entrants. Sur les réseaux sociaux, les gens qui ont le plus de liens entrants sont les gens les plus influents, parce qu’ils sont les plus suivis ou les plus retweetés. Dans ma typologie, plus il a de mentions internes sur un compte, plus je le représente par un gros point par rapport à d’autres comptes.
À partir de là, je peux mettre une couleur également pour représenter une communauté. Pour cela, j’utilise un algorithme qui détermine avec qui les comptes partagent le plus de liens. Par exemple, je viens de Belgique, je connais des gens en Belgique, vous peut-être aussi, mais moins que moi, il apparaîtra donc que j’ai beaucoup de liens avec les Belges comparativement à vous. Maintenant que j’ai une taille et une couleur déterminée pour mes points, il faut spatialiser. J’utilise donc un algorithme de spatialisation. Il affiche les points les plus communs aux autres au centre. À l’inverse, plus un compte est commun à une seule communauté, plus il apparaît à l’extérieur de ma cartographie. C’est pour cela que, dans les cartographies, vous trouvez souvent les médias au centre. Les médias jouent un rôle de passerelle. Dans les débats politiques par exemple, au centre, on trouve toujours les journalistes qui sont des entités neutres, et sur les côtés chaque politique est plutôt dans sa bulle informationnelle : ils se retweetent l’un l’autre, font des commentaires, critiquent la parole de l’autre…
Maintenant que j’ai représenté les comptes par des points de tailles et de couleurs différentes, que je les ai cartographiés, comment exploiter ces données, comment déterminer qui a parlé avec qui et sous quelles conditions ? Là, j’utilise la sémantique : je sélectionne un certain nombre de tweets sur base de mots-clés. Dans le cas de l’attentat de Nice, « Attentat à Nice », ou « Prise d’otages ». J’extrais tous ces volumes pour savoir quelles sortes d’interactions sont en présence.
Parfois, ça m’offre une clé de lecture. Par exemple, prenons le cas d’un bad buzz de la SNCF : des trains trop grands pour des quais trop étroits. Tout ça paraît monté de toute pièce. J’applique ma méthodologie qui me permet de récupérer plus de 60 000 tweets, je fais ma cartographie, et je remarque une communauté qui n’est pas du tout en relation avec les autres : ce sont des cheminots qui discutent entre eux. Je reprends mes données, cette fois-ci textuellement, sémantiquement, je suis leurs dialogues. Ces comptes de cheminots sont en train de dire qu’en réalité cette affaire des trains trop grands est une manipulation du président des régions de France, qui ne voulait pas payer l'aménagement des quais. Voilà pourquoi il est important de conjuguer analyse cartographique et analyse sémantique. Lors de l'attentat de Nice, mon analyse sémantique sur les rumeurs de prise d’otage comportait 1 343 tweets, ce qui est bien moindre que certaines crises où je peux avoir jusqu'à 40 000 tweets. Avec cette méthodologie, j’essaie de construire un récit sur Twitter autour de l'événement.
Cela vous permet de dégager des tendances, des groupes d’opinions ?
Nicolas Vanderbiest : Sur Twitter, vous ne suivez généralement que votre bulle informationnelle
Sur Twitter, on se suit par intérêt. Cet intérêt est très fortement ancré politiquement, vous ne suivez généralement que votre bulle informationnelle. Pour les cas que j'étudie sémantiquement, je prends toutes les listes de comptes qui ont interagi à ce moment-là sur l'affaire qui m'intéresse. C’est comme ça que je peux voir qui a participé à ça et dans quelle mesure.
Pouvez-vous remonter à l’origine des rumeurs pour savoir qui les a lancées ?
Nicolas Vanderbiest : Le journaliste a trop tendance à s’intéresser à la production de l’information et pas assez à la visibilité de celle-ci
Je peux le faire, oui, mais dans le cas de l’attentat de Nice et de la rumeur de la prise d'otage du Buffalo Grill, je n’ai pas pu trouver l'origine depuis Twitter. J’ai dû l’expliquer par un autre phénomène : c'est BFMTV qui annonce la rumeur de la prise d’otage du Buffalo Grill avant sa naissance sur les réseaux sociaux. Elle ne naît pas
online, elle naît des médias, elle se transpose par la suite. Le journaliste a trop tendance à s’intéresser à la production de l’information et pas assez à la visibilité de celle-ci. Il considère qu’à partir du moment où quelque chose est produit, il est vu. Or c’est faux. Le journaliste est hyper-connecté, il suit les flux d’actualité sur Twitter, alors qu’une Niçoise de quatre-vingts ans, non, tout comme la majorité des Français. À Nice, 5 % des habitants suivent Twitter. Pour qu’une information pertinente soit diffusée sur Twitter, il faut que l’émetteur d’information aie Twitter, mais aussi qu’il soit au bon endroit, et encore qu’il sache comment trouver l’information. Finalement, il y a plus de personnes qui ont véritablement vu l’infirmation de la rumeur plutôt que la rumeur elle-même. C’est ça, la valeur ajoutée du journaliste.
Autre exemple, celui de la fausse alerte d’attentat dans l’église à Paris. En étudiant les premiers éléments de la narration de l’histoire, on voit clairement que la rumeur n’est pas du tout née online sur Twitter, c’est l’application du gouvernement qui a affirmé qu’il y avait attentat et tout le monde s’est alarmé…
Dans d’autres cas, celui de l'attaque du Thalys, qui n'est pas une rumeur cette fois, 1h15 avant que le premier média ne fasse ne serait-ce qu’évoquer l’attaque, j’ai tous les éléments sur Twitter : un compte annonce à quel moment le Thalys s’arrête, un autre qu’il y a une bagarre, un autre publie même une photo qu’on retrouvera par la suite dans les médias, le compte du Thalys confirme officiellement, mais en message privé ce qui fait que cela n’était pas public, qu’il y a effectivement un incident.
Il faut donc étudier au cas par cas. Il n’y a qu’une vraie tendance, celle qui fait intervenir témoins primaires (qui constatent l’information) et secondaires (qui l’annoncent sur les réseaux sociaux), et ces schémas narratifs qui sont toujours les mêmes : prise d’otages, fusillade, explosion, le fait qu’il y a beaucoup plus de gens en dehors des lieux où ça se passe, qui discutent, et la place des médias qui est toujours importante.
Les médias nourrissent-ils les rumeurs ?
Nicolas Vanderbiest : Le journaliste est placé dans un paradoxe réactionnel : quelle que soit sa réaction, elle sera mauvaise
La plupart du temps, ils la rendent beaucoup plus visible, par l’affirmation même de l’existence d’une rumeur. Disons qu’il y a toujours cette tendance du journaliste à aller récupérer l’information, même fausse. Le journaliste a compris que maintenant, il doit confirmer l’information et non plus l’annoncer. On a cette idée-là : il y a plus d’attentats parce qu’ils sont largement couverts par les médias. Il faudrait que le journaliste arrête d’en parler ? En fait, le journaliste est tout le temps placé dans une tendance de fond actuelle, un paradoxe réactionnel : quelle que soit sa réaction, elle sera mauvaise. S’il couvre l'attentat, il le rend plus visible, s’il l’ignore, l'information circule sans lui. Quand je demande aux journalistes ce qui est le plus important pour leur profession, ils me répondent : c’est la recherche de l’information. Ils doivent donc la publier même si ça la rend plus visible.
Les médias peuvent-ils nourrir malgré eux des thèses complotistes ?
Nicolas Vanderbiest : Ça, c’est encore différent, parce que le phénomène des complots est quelque chose qui est né à partir du moment des attentats de
Charlie Hebdo, où tout d’un coup, le journaliste voit qu’il y a un terreau fertile. Là, le journaliste trouve sa place. Récupérer des complots, les démonter, ça fait un tabac ! Maintenant, à chaque attentat ressurgit le complot. Est-ce qu’un complot est une information ? Est-ce que cette information circule ? Non, le complot circule à l’intérieur d’une certaine sphère, et on revient à ce que je disais de la production d'information : ce n’est pas parce que quelque chose est produit qu’il est vu. Je prends un exemple : combien de politiques ont décidé qu'il fallait fermer tous les sites djihadistes sous prétexte que c'est de la propagande ? On a fermé la plupart de ces sites, on a même des statistiques sur la proportion des gens qui consultent les sites Pourtant,
les sites djihadistes ne représentent que 1 % des sites bloqués, alors que les sites pédopornographiques, qui ne drainent pas un trafic énorme, représentent 9 % des sites bloqués. Il ne faut pas considérer que tout ce qui est produit est visible par tout le monde. Je trouve qu’on est face à une réaction dangereuse de la part du journaliste qui donne de la visibilité à un complot qui restait jusque-là dans une sphère restreinte. Typiquement, le cas du rétroviseur pendant les attentats de
Charlie Hebdo a été porté sur le débat public, et des gens qui n’avaient pas forcément envie de croire aux attentats ont commencé à creuser et à tomber dans la mécanique du complot, dans un millefeuille argumentatif. Je trouve qu'il y a un vrai danger à répercuter ce type de rumeurs.
Au moment des attentats, les comptes d'extrême droite sont très actifs sur Twitter. Comment exploitent-ils ces événements ?
Nicolas Vanderbiest : Ils ont besoin de les faire monter en épingle, de façon à pouvoir dire qu'il y a un problème par rapport à la religion musulmane. Leur part dans la visibilité des bad buzz sur Twitter est importante mais elle est bien trop surestimée je trouve, parce que quand on creuse un peu, derrière 60 000 tweets, il y a 1 000 comptes, dont des doubles comptes, ils se retweetent entre eux pour créer un effet de masse… Quand je déconstruis les méthodes de la « fachosphère » sur Twitter, il y a toujours un compte d'extrême droite qui m'interpelle pour me demander quand je vais m'attaquer à la « gauchosphère », et quand je l'étudie, je me rends compte que les deux mouvements utilisent les mêmes techniques, et qu’il me faut savoir les analyser.
Vous voulez parler de l'extrême droite et de l'extrême gauche ?
Nicolas Vanderbiest : Quand ces comptes parviennent à placer leurs sujets en trending topics, un journaliste qui y assiste peut écrire un article sur une affaire qui au final n'a pas tant d'importance
. La « fachosphère » parle de « gauchosphère », mais en fait ils visent plutôt la tranche « islamogauchiste ». Si l'on s'intéresse au mouvement antiraciste, on tombe toujours sur trois comptes très actifs : Sihame Assbague, Marwan Muhammad et OneRadex. Ils tweetent vingt fois la même chose, et grâce au fait que beaucoup de personnes les suivent, ils ont des retweets et arrivent à être dans les
trending topics.
Quand ces comptes parviennent à placer leurs sujets en trending topics, un journaliste qui y assiste peut écrire un article sur une affaire qui au final n'a pas tant d'importance. Lors de la polémique à propos de l'événement Tel-Aviv-sur-Seine, un compte a tweeté 4 000 fois. C’est énorme, mais le journaliste peut toujours se poser la question : est-ce que j’en parle pour le fait en lui-même, ou parce que les réseaux sociaux en parlent ? Par exemple, un journaliste avait attaqué la nouvelle chroniqueuse de l'émission On n’est pas couché, Vanessa Burggraf, sous prétexte qu'elle se faisait critiquer sur les réseaux sociaux. En réalité, sur toute l’émission, si on prend tout le volume des mentions de son compte Twitter, ou même de son nom, on a une petite sphère de 200 à 300 personnes. Est-ce qu’on peut dire que tout le monde lui est tombé dessus ? Si un journaliste veut la critiquer, qu'il ne prenne pas les réseaux sociaux comme caution et comme légitimité.
Autre cas, celui de la publicité de la marque de biscuits belges Dandoy, une publicité où une femme pose en mettant en avant son postérieur. Au départ, six comptes Twitter, jugeant la publicité antiféministe, critiquent la publicité. C’est repris par un journaliste de la capitale
qui en fait un article. Le même journal demande ensuite une interview de la ministre à l’Égalité des chances. À partir de ce moment-là, il y a une réaction politique, donc un journaliste TV peut aller en face de la vitrine pour interroger les passants sur la moralité de cette publicité. Comme il y aura des avis positifs et négatifs, vous avez un début de polémique. Et cela a duré comme ça une semaine. Pourquoi partir des réseaux sociaux pour lancer la polémique ? Parce que ceux qui y sont le plus actifs sont évidemment les plus réactionnaires. Pourquoi ? Parce que si cette affaire vous laisse indifférent, vous n’allez certainement pas en parler, alors que si vous êtes contre, vous allez vous manifester. C’est le culte de la minorité puissante. Le chercheur en épistémologie Nassim Taleb a écrit
un texte où il explique comment la minorité peut prendre le pas sur la majorité, parce qu’elle est plus active, plus véhémente…
Sa thèse ne s'applique pas spécifiquement aux réseaux sociaux...
Nicolas Vanderbiest : Non, il parle des minorités actives en général, et je trouve qu'il existe des phénomènes similaires sur les réseaux sociaux, où une majorité indifférente se voit imposer des préoccupations. C'était le cas avec le burkini.
L'affaire du burkini venait d’une minorité sur les réseaux sociaux ?
Trois communautés qui représentaient finalement peu de personnes ?
Nicolas Vanderbiest : Si l'on prend les 1,5 million de tweets, et qu'on filtre en ne conservant que les comptes ayant réalisé trois mentions tout au plus, il n'y a plus que 6 000 personnes environ.
Qu'est-ce qui vous amène à discuter avec les comptes les plus actifs, comme @tprincedelamour, alias Napoléon, qui se qualifie de « patriote » et compte 15 200 abonnés ?
Nicolas Vanderbiest : Je discute toujours. Le but est pédagogique, même pour les comptes que j'étudie, comme cette personne qui croyait que ses tweets avaient de l'audience, et qui s'est rendu compte que non lorsque je lui ai dit qu'il n'était suivi par personne, et que ses tweets n'étaient vus par personne. Je ne peux pas comprendre exactement leurs motivations si je ne discute pas avec eux. Al-Kanz, l'un des principaux médias musulmans, m'a par exemple expliqué que tweeter le plus possible, c'est faire le plus de bruit possible, comme on le ferait dans une manifestation de rue.
En parlant avec eux, on apprend ces petites choses, on comprend aussi leur idéologie sous-jacente, et je trouve ça assez intéressant. Quand @tprincedelamour cherche à me contacter, il est dans un désir de « ré-information » mais aussi dans une stratégie classique de relations publiques, il s'intéresse à ceux qui parlent de lui. C'est une stratégie de lobbying et de communication habituelle.